La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 4

 

 

Suzanne sortait tous les jours de longuesheures. Pas une seule fois, Raymond ne se trouva sur son chemin.Elle avait repris toute sa sécurité.

Catherine était venue à la villa deux fois desuite, mais Suzanne ne l’avait pas reçue.

Maintenant, elle dirigeait ses promenadesquotidiennes du côté qui l’éloignait le plus des Vaux-de-Cernay,comme si elle avait voulu fuir ces ruines et ces jolis paysages oùelle avait commencé à aimer et où elle avait souffert.

Suzanne avait entrepris des études sur lesruines assez importantes et très pittoresques du château deChevreuse.

Souvent, elle abandonnait son travail et, lesyeux perdus sur cet horizon très lointain, s’étageant à perte devue, elle rêvait.

À quoi ? Qui eût pu le dire ?

Au vide de sa vie, peut-être ?… Ou bien àquelque fatalité attachée à cette vie et qui lui défendait lebonheur ?…

Un jour qu’elle pleurait ainsi sur elle-même,sur sa jeunesse qui se flétrissait dans l’abandon, un jour que,plus triste encore que les autres jours, elle avait appuyé les deuxmains sur ses yeux, et silencieusement sanglotait, son gracieuxcorps secoué de soubresauts nerveux, un peu de bruit lui fit leverle front.

Elle avait cru entendre marcher derrière elle.Elle tressaillit violemment.

– Suzanne, avait-on dit, Suzanne, parpitié !…

Alors elle se leva et regarda, toute blanche,ses larmes séchées.

C’était Raymond… Raymond qui était là etl’implorait.

– Vous ! dit-elle, vousici !…

– Je vous en prie, Suzanne,écoutez-moi.

– Non.

– Suzanne, je ne suis pas coupable, jen’ai rien à me reprocher… je vous le jure, Suzanne.

– Je ne vous crois pas.

– Suzanne, vous m’aimez et il estimpossible que vous me repoussiez ainsi sans m’entendre…

– Allez-vous-en… je le veux…

– Non, cette vie est intolérable… jesouffre trop… et c’est injuste… je veux que vous m’entendiez…

– Puisque vous ne voulez pas me céder laplace, c’est moi qui partirai.

Elle voulut passer devant lui, fière etméprisante.

Il lui barra le chemin résolument.

– Ah ! Suzanne, Suzanne, vous avezdit que vous m’aimiez… je l’ai entendu… votre cœur doit donc êtreaccessible à la pitié – et même sans amour, vous seriez toujoursfemme, et regardez-moi, Suzanne, je pleure…

– Que m’importent vos larmes !… Jetrouve votre comédie odieuse et ridicule. Finissons-la, si vousm’en croyez…

Et elle voulut passer encore ; lui,toujours résolu :

– Vous ne partirez pas…

Machinalement, elle se recula, presque tout aubord de la muraille. Derrière elle, c’était le vide… c’étaitl’abîme… elle n’avait plus qu’un pas à faire pour tomber… ets’écraser au bas sur les roches… C’était la mort…

– Si vous faites un pas vers moi,dit-elle, ou si vous dites un mot que je ne puisse entendre, je mejette là…

Il recula, effaré, dans un désordreinexprimable et passa la main sur son front, comme s’il sentait saraison s’en aller et eût essayé vainement de la retenir.

Il avait le visage défait d’un homme qu’ungrand malheur a abattu… les yeux étaient fatigués et rouges…

Les dernières paroles de la jeune fille luiavaient causé une douleur poignante.

– Ah ! vous me croyez, en effet,bien lâche, dit-il très bas, si vous craignez que je ne vousinsulte et ne vous violente… Vous avez peur de moi, sans doute,parce que je vous parais très animé… C’est ma vie que je joue en cemoment, et j’ai bien le droit d’être ému…

Ces paroles ne la touchèrent pas.

– Qu’avez-vous à me dire ?… fit-elleen haussant les épaules.

– J’ai à vous parler de mon amour.

– Votre amour n’est qu’une spéculationsur ma fortune.

Il sourit amèrement.

– C’est à mon tour de vous plaindre,Suzanne et je vous plains sincèrement si vous avez de moi cetteopinion !…

– Vous me plaignez !…

– Parce que vous devez beaucoup souffrir…de mépriser à ce point un homme que vous aimez…

– Oh ! je ne vous aime plus, lemépris a tué l’amour…

– Alors, pourquoi doncpleuriez-vous ? Car tout à l’heure, je vous ai surprisesanglotant, le visage dans vos mains.

Il l’avait surprise ! Elle eut un gestede colère. Ses lèvres pâlirent. Une lueur mauvaise passa dans sesyeux…

– Ah ! dit-elle, je vous hais, jevous hais bien ! Votre amour m’offense. Je le considère commeune insulte.

Elle regardait avidement cette physionomiebouleversée du jeune homme, ses traits animés et fiévreux, etcherchait à démêler ce qu’il y avait de vrai derrière ses parolesardentes, ce que pouvait cacher d’amour et d’honneur ce désespoirsi noblement exprimé.

Raymond reprit :

– Suzanne, imposez vous-même vosconditions… Si dures qu’elles soient, je les accepte.

Elle garda le silence, cruelle jusqu’aubout.

– Vous ne voulez pas ! dit-il,désolé. Je n’ai plus qu’à me tuer, car je ne peux pas vivre avec lapensée que vous me prenez pour un lâche. Mort, vous me croirezmieux… Et ce sera vite fait, allez !…

Il alla prendre son fusil, resté armé des deuxcoups.

Il appuya la crosse contre une pierre et mitles canons contre sa poitrine, au milieu.

Alors, se retournant, l’œil ardent, maisextrêmement pâle :

– Suzanne, je vous aime… je vous auraiaimée plus que tout au monde… plus que la vie, plus que mon père etma mère… Suzanne, je vous aime et je vous pardonne ma mort…

La pointe de son brodequin de chasse allachercher les gâchettes sous la sous-garde, mais, au moment où, lesdétentes pressées, les chiens s’abattaient, une main tiraitviolemment le fusil…

Les deux coups partirent en même temps…

Et aux détonations répondit un cri d’épouvanteet d’angoisse poussé par Raymond…

C’était Suzanne qui s’était précipitée sur luiet avait écarté le fusil…

Le coup avait traversé sa robe et la poudreavait mis le feu à l’étoffe.

– Mon Dieu, dit-il, Suzanne, vous êtesblessée…

Elle fit signe que non. Elle n’avait pas laforce de parler. Elle chancela. Il la soutint dans ses bras pourl’empêcher de tomber.

Il éteignit le feu de la robe en étreignantcelle-ci à pleines poignées.

Il redisait, avec une inquiétudemortelle :

– Vous n’êtes pas blessée,Suzanne ?

– Non…

Tout à coup, ses nerfs se détendirent. Elleéclata en sanglots.

– Suzanne, vous pleurez !… vous avezété effrayée… C’est ma faute… Me pardonnerez-vous cela aussi,Suzanne ?…

Le cœur de la jeune fille éclatait.

– Raymond, dit-elle d’une voix faiblecomme un soupir, je vous ai méconnu… je vous ai fait une graveoffense… Me pardonnerez-vous jamais ?…

– Oui, dit-il, je vous pardonne… sanscondition…

– Oui, Raymond, je n’éprouve aucune honteà vous le dire… Je vous aime beaucoup… encore plus peut-être quevous ne m’aimez !…

– Oh ! cela n’est pas possible,Suzanne !

– Je vous aime, Raymond, et j’ai biensouffert… et tout à l’heure, quand vous êtes venu et que vousm’avez surprise, je pleurais, cela est vrai, je pleurais en pensantà vous…

– Toute ma vie vous rendra-t-elle lebonheur que vous me donnez ?

Suzanne secoua la tête avec un geste d’unetristesse navrante. Elle était devenue subitement très grave et sedétacha de l’étreinte du jeune homme.

– Raymond, dit-elle, soyez courageux.

– Puisque je suis aimé de vous, commentn’aurais-je pas tous les courages ?

– Hélas, dit-elle.

Et elle fondit en larmes. Il s’effraya. Soncœur se serrait.

– Il ne faut plus nous voir, dit-elle, ilne faut plus que vous pensiez à moi !…

– Pourquoi ?… Quel obstacle noussépare-t-il donc ?…

– Je ne puis vous le dire !…

– La fortune ?… C’est vrai, je suispauvre, et l’on dit que vous êtes riche… Mais riche, je ledeviendrai certainement, et je vous aime trop pour me sentirhumilié d’une disproportion de nos fortunes…

– Ce n’est pas cela.

– Alors, qu’est-ce donc ?

– Ne me le demandez pas, mon ami, je nevous le dirai jamais.

– Mais cet obstacle, ne peut-on lesurmonter ?

– Non ! Et voilà pourquoi notreamour est un malheur… Voilà pourquoi, Raymond, j’ai tout fait pourl’empêcher… Et je ne l’ai pu… Ce n’est pas ma faute… Pardonnez-moi,mon ami…

Raymond avait pris les deux mains de Suzannedans les siennes ; il les serrait tendrement, et de temps entemps il lui embrassait le bout des doigts, sur les ongles rose etblanc.

– Suzanne, vous me désespérez. Ayezconfiance en moi et dites-moi ce qui nous sépare… Peut-être n’ya-t-il là qu’une difficulté créée par votre imagination ?Serait-ce la volonté de votre père ?

Elle secoua la tête.

– Mon père m’aime beaucoup. Et plusieursfois, il m’a pressée de me marier… Il craint pour moi la solitudeet l’ennui…

– Alors, je ne vois que la disproportionde fortune…

– Mon père n’y songerait même pas…

– Monsieur Farney a sans doute choisi,lui-même… un gendre… et vous ne voulez pas désobéir à votrepère ?…

– Il ne m’a proposé aucun prétendant.

– Si vous m’aimez vraiment, il ne peut yavoir entre nous d’obstacles que nous ne surmontions quelquejour…

– Renoncez à moi, Raymond, renoncez àtoute espérance…

– Mais cela est impossible, vous dis-je…cela est au-dessus de mes forces.

– Mon Dieu, murmura-t-elle, comment lepersuader ?

Elle le regarda, les yeux pleins delarmes.

– Raymond, vous ne doutez pas de monamour ?

– Oh ! Suzanne, que dites-vouslà ?

– Mon plus grand bonheur, mon plus grandorgueil serait de porter votre nom… d’être votre femme… etcependant, cela ne sera pas, cela ne sera jamais.

– Serait-ce donc de mon côté, du côté dema famille, que viendrait l’obstacle ? Que savez-vous ?…Parlez !…

Elle lui mit la main sur les lèvres.

– Taisez-vous, Raymond. Je serais fièred’entrer dans votre famille.

– Alors, je ne comprends plus, fit-ilbrisé par l’émotion.

– Oui, dit-elle très bas, il aurait mieuxvalu ne pas nous rencontrer et ne pas nous aimer… Dieu aurait étéplus clément en ne le permettant pas, car vous allez souffrir…Quant à moi, je suis habituée à la souffrance… Je ne me souvienspas d’avoir jamais été heureuse… d’un bonheur qu’une arrière-penséen’empoisonnait pas… Et je vous demande pardon pour tout ce que voussouffrirez à cause de moi, Raymond, car c’est ma faute… vousm’aimez parce que je suis belle, et vous serez malheureux parce quevous m’aimez…

Elle ne retint plus ses larmes.

– Et vous ne me laissez pas même l’espoirqu’un jour, si lointain qu’il soit, vous m’appartiendrez,Suzanne ?

– Pas même l’espoir !

Raymond se laissa tomber sur une pierre, etmit sa tête dans ses mains. Ses doigts voilaient ses yeux. Il restalà, ainsi, longtemps, comme endormi.

Suzanne, debout, le regardait, essuyant sesyeux du coin de son mouchoir, pendant que son cœur était soulevépar des sanglots.

Alors, elle fit ce qu’il avait fait, lui,quand il l’avait surprise dans son sommeil…

Ses lèvres effleurèrent le front du jeunehomme.

Et celui-ci entendit une voix – c’était sansdoute une voix d’ange, car elle semblait venir du ciel –, qui luidisait :

– Je vous aime, Raymond… Et je ne seraijamais à un autre qu’à vous !…

Et comme il restait immobile, ses larmesredoublant, elle s’éloigna très vite, parce qu’elle se sentaittroublée, parce qu’elle se sentait faible devant ce désespoird’enfant… parce qu’elle sentait qu’elle n’aurait plus de force pourrésister…

Elle disparut et Raymond, assis sur la pierre,pleura.

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