La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 18

 

 

Si singulière que fût leur façon detravailler, M. Tristot et M. Pivolot neperdaient pas leur temps. Ils étaient d’abord allés rendre visite àGuerrier le matin du meurtre.

– C’est en le voyant, c’est en causantavec lui, que nous nous formerons une conviction, avait dit l’und’eux.

Et lorsqu’ils étaient sortis de cet entretien,leur conviction était faite : Guerrier était innocent.

Ils se trouvaient rue de Châteaudun, quand lesagents et le commissaire de police emmenèrent le jeune homme et lefirent monter dans un fiacre.

Chambille ne les aperçut pas.

– À présent, il faut marcher de l’avant,dit Pivolot. En essayant de prouver l’innocence de Jean Guerrier,nous découvrirons le coupable.

– Dans tous les cas, nous pouvons payerd’audace. Si nous faisons fausse route d’abord, personne n’ensouffrira. Nous n’appartenons pas à la préfecture. C’est ce qui atoujours fait notre force !…

Et Tristot ajouta :

– Savez-vous, monsieur Pivolot, queGuerrier est pour nous une vieille connaissance !

– Je le sais, monsieur Tristot.

– Que Guerrier était le caissier de RogerLaroque ?

– Oui, monsieur Tristot.

– Et que…

– Ne concluez pas, monsieur Tristot.Attendons, s’il vous plaît.

Ils combinèrent leur plan.

Béjaud leur paraissait suspect.

Pour eux, Béjaud pouvait bien, s’il n’avaitpas commis lui-même le crime, avoir agi de complicité avec lemeurtrier.

Tristot prit des renseignements sur Béjaudpendant que Pivolot en prenait sur Brignolet.

Béjaud et Brignolet étaient mariés et pères defamille tous les deux.

Le premier demeurait, ou plutôt – comme ilcouchait la plupart du temps à la banque du boulevard Haussmann –sa famille demeurait dans un étroit logement composé de deuxpièces, une chambre et un cabinet, situé rue Saint-Lazare, dans lapartie étroite qui touche à la rue de Maubeuge.

La femme de Béjaud était repasseuse ;tant qu’elle n’avait pas eu d’enfants, elle avait travaillé hors dechez elle ; – maintenant que la famille était venue, d’annéeen année plus nombreuse, elle s’était vue obligée de rester aulogis, pour y soigner et surveiller les marmots.

Tout était réduit au strict nécessaire et à laplus extrême simplicité. Grâce à cette économie, tout était enordre au logis de Béjaud ; la propreté y régnait ; ondevinait là de braves gens vivant de peu et dont l’unique souciétait de faire entrer le moins de dépenses mobiles dans le cerclerestreint de leur petit budget, afin de mettre bout à bout le1er janvier et le 31 décembre.

Pas un sou de dettes dans le quartier, chezl’épicier, le boulanger, le charcutier et le boucher.

Béjaud, du reste, prenait ses repas rueSaint-Lazare, lorsqu’il alternait avec Brignolet pour le service degarde.

Il en était de même de Brignolet.

Mais il arrivait aussi que souvent, comme ilscumulaient le service de garçons de bureau avec celui de gardiens,ils ne trouvaient pas le temps de rentrer chez eux, Brignolet, ruede Laval, Béjaud, rue Saint-Lazare.

Alors, ils allaient manger un morceau de painet du fromage chez un marchand de vin de la rue de LaRochefoucauld.

La vie de Béjaud, c’était la vie deBrignolet.

Cependant, les renseignements sur celui-cidifférèrent sur plusieurs points.

Le ménage de Brignolet était aussi bien tenu,aussi propre que celui de Béjaud.

À peine quelques petites dettes, par-ci,par-là, que le gardien finissait toujours par payer.

Même sobriété chez l’un que chez l’autre.

Mais alors que la femme de Béjaud supportaitvaillamment la misère – riant et dorant de gaieté la vie de sonmari – la femme de Brignolet, une jolie fille rousse avec des yeuxnoirs, frêle comme une Parisienne, délurée et coquette, souffraitimpatiemment la servitude de la pauvreté. Il y avait parfois desscènes dans ce ménage. Les voisins les entendaient.

Mme Brignolet se savait belle– d’une beauté originale et vigoureuse, devant laquelle il étaitimpossible de passer indifférent. On le lui avait dit trop de foispour qu’elle n’en fût pas orgueilleuse.

Cependant, on ne lui connaissait pointd’intrigues ni d’aventures, et, de fait, elle n’avait pas encored’écarts de conduite à se reprocher.

Mais Brignolet adorait sa femme – laquellen’avait guère que vingt-deux ans, alors qu’il en comptait quarante.Il l’adorait et il en était jaloux.

Dans les premiers temps de leur mariage,Juliette – c’était le nom de fille de Mme Brignolet– avait vécu modestement des ressources de son travail et dutravail de son mari.

Le mariage – et surtout la position deBrignolet, qui restait souvent absent, même les nuits – donna à lajeune femme une indépendance à peu près complète.

Elle n’en jouit pas tout d’abord et se tinttranquille, d’autant plus que quelques semaines après son mariageelle se reconnut enceinte.

Quand elle fut délivrée, quand l’enfant futsevré, celui-ci fut déjà une compagnie pour sortir.

Tous les après-midi, après avoir fait sonménage à la hâte, elle s’en allait, vaguant au hasard des rues, dessquares, des promenades, sous prétexte de faire prendre l’air aupetit et de lui faire essayer ses premiers pas.

Cette rousse au teint de lait, aux yeux noirstrès doux, fut remarquée par plus d’un passant, suivie plus d’unefois, accostée malgré elle. Elle entendit des paroles flatteuses,des compliments, des promesses… Elle ne s’était peut-être pasdoutée, jusqu’alors, qu’elle était jolie… Elle le savait àprésent.

Ces adorateurs de grand chemin, à la pisted’une bonne fortune ambulante, qui lui glissaient à l’oreillequelques mots dont elle rougissait de plaisir, n’étaient point tousles premiers venus.

Deux ou trois firent autre chose quepromettre, et lui glissèrent des bijoux d’une réelle valeur, en luidisant – c’était toujours à peu près la même phrase :

– Ceci n’est rien. Si vous vouliezm’écouter, et si vouliez me suivre, vous seriez riche et fêtée…Vous auriez les plus jolies toilettes de Paris… Vous seriezheureuse entre toutes…

Ces paroles lui mettaient de l’ivresse aucerveau. Cependant, elle ne succombait pas aux tentations.

Elle hésitait, tantôt se sentant toute faible,tantôt réconfortée par le souvenir de ses années d’enfance et dejeunesse écoulées sans mauvaises pensées.

Mais ces hésitations n’étaient pas sans avoirune influence sur son caractère, et c’était Brignolet, inconscientde ce drame du cœur, qui en recevait le contrecoup. Juliettes’aigrissait.

Sachant qu’un seul mot d’elle pouvaitbouleverser de fond en comble son existence ; sachant qu’encinq minutes, de par sa volonté seule, elle pouvait passer de lamisère à l’abondance, du manque absolu de tout au luxe le plusraffiné, sachant cela, mais n’ayant pas encore en elle le tristecourage d’une pareille résolution, elle s’en vengeait sur son maripar mille allusions détournées qui d’abord avaient surpris, puismaintenant faisaient pâlir le pauvre homme. Elle devenait mauvaise.Ces allusions avaient toujours le même but, contenaient toujours lemême reproche.

– Ainsi, tu ne peux donc pas gagner unpeu d’argent ?… Tu ne trouves pas, dans ton esprit, pourvivre, pour m’être agréable, un autre moyen que celui d’êtredomestique ?…

Il baissait la tête, la plupart du temps, sansrépondre.

Un jour, pourtant, il hasarda uneobservation :

– Autrefois, tu étais contente, tu nepensais pas à tout cela, tu ne me parlais pas comme tu le fais…Qu’est-ce qui t’a changée. Je ne te reconnais plus.

– Je voudrais être riche !…

Et tout bas elle se disait, mais àelle-même :

– Si je voulais, pourtant !

Cette idée ne l’abandonnait pas, restait enelle constamment, se manifestait dans les détails les plusinfimes.

Elle se coiffait, se décoiffait, s’habillait,se déshabillait toute la journée, c’était là son seul plaisir. Etquand, enfin, à force de coquetteries, d’inventions, elle setrouvait convenablement mise, elle sortait.

Brignolet ne croyait pas le mal aussi grand.Il ne s’en aperçut que lorsque des factures impayées arrivèrent dechez l’épicier et les autres. Où était passé l’argent ?

Il y eut des explications entre le gardien etsa femme, et l’amour de Brignolet pour Juliette n’empêcha pasqu’ils n’en vinssent à des violences. Juliette reçut deux souffletsvigoureux dont il lui demanda, du reste, aussitôt pardon.

Elle parut domptée pendant quelques jours,mais elle gardait à présent une rancune au fond du cœur.

Petit à petit, certaine de dominer cet hommepar le cœur comme par les sens, glorieuse de son pouvoir sur lui,elle perdait toute prudence, jusqu’à lui confier presque lespromesses dont elle continuait d’être l’objet, par les ruesparisiennes.

Depuis leur dernière algarade, il laissaitpasser la tempête, sans faire semblant d’entendre.

Mais ce jour-là, elle alla plus loin,rageuse :

– Tu dors sur tes deux oreilles en tedisant que je t’aime, hein ? et que je n’aimerai jamais quetoi, comme si tu étais le phénix des hommes ?…

– Juliette !

– Eh ! ne vas-tu pas tescandaliser ? Ma foi, je te conseille d’être fier !… J’enai refusé et j’en refuse tous les jours, des occasions !… Sije voulais, j’aurais de l’argent… autant que j’endemanderais !…

Le pauvre diable se leva, un flot de sang auvisage, et il chancela comme s’il allait être pris d’une attaqued’apoplexie.

Il arracha sa cravate, cassa le bouton de sachemise, et, se précipitant à la fenêtre qu’il ouvrit, respira àpleins poumons… Puis, revenant à sa femme :

– Juliette, tu ne m’aimes plus ?

Elle lui rit au nez :

– Je veux de l’argent, j’en veuxbeaucoup, entends-tu ! ou sinon, écoute bien…

– Ou sinon ? demanda-t-ilhébété.

– Je te plante là !

– Mais où veux-tu que j’en trouve, del’argent ?

Et Juliette, avec l’obstination bête etentêtée de certaines femmes :

– Ce n’est pas mon affaire.Cherche !

– Tu ne penses pas à ce que tu dis quandtu me menaces d’en aller voir d’autres qui te promettent monts etmerveilles ?

– Ma foi ! Je ne suis pas loin dedire oui !

– Malheureuse !

– Pourquoi te fâcherais-tu ? Est-ceque tu te mets en quatre pour me faire plaisir ? La premièrechose que je te demande, tu me la refuses !

– Quoi donc ?

– De l’argent !

– Est-ce que j’en ai ? Est-ce que jene te donne pas ce que je gagne ? Est-ce que je dépense un souen dehors du ménage ? De l’argent ? C’est facile àdemander. Est-ce que j’en fais, moi ? Où veux-tu que je legagne ? Est-ce que tu veux que j’en vole ?

– Je ne te dis pas d’être voleur… mais jeveux de l’argent, là… Tu es un homme, tu dois bien savoir ce que tuas à faire !… Si j’étais homme, j’en gagnerais !

Brignolet, pâle, désespéré, s’arrachait lescheveux. Sa femme demeurait devant lui froide et dédaigneuse, l’œilironique et méchant.

Brignolet s’en alla, parce qu’il craignait dela tuer, cette créature sans cœur qui prenait plaisir à letorturer… il s’en alla, mais elle ne le laissa point sortir sanslui crier une dernière fois, comme un défi et une dernièremenace :

– Tu y penseras !

Et le long des trottoirs, tout en marchanttête basse, il bousculait les passants et ne les voyait pas. Lespassants criaient, plaisantaient, le prenaient pour un homme ivre,mais il ne les entendait pas. Dans ses oreilles bourdonnait un mot,un seul mot, celui de sa femme :

– De l’argent !

Et tous les soirs ce fut la même scène,répétée par la jeune femme avec la même obstination, la mêmesottise, la même cruauté.

Brignolet, jadis très gai, devenait triste etsombre. Quand il rentrait chez lui, c’était avec un serrement decœur, car chaque fois il se demandait avec angoisse :

– Vais-je retrouver Juliette ?N’est-elle point partie ?

On comprend qu’il fallut plus d’un jour àTristot et Pivolot pour s’enquérir de tous ces faits.

– Je crois inutile de remarquer, monsieurTristot, dit un jour Pivolot, que ces détails, qui sont eneux-mêmes fort intéressants, perdent une partie de leur importancedu fait qu’ils s’appliquent à Brignolet, c’est-à-dire à la victime.Mme Brignolet est une petite pécore un peu propre àtout faire…

– Quelle a été son attitude depuis lamort de son mari ?

– Bonne, à tout prendre. Elle a pleuré.Elle cherche de l’ouvrage. En attendant qu’elle en trouve, monsieurde Terrenoire lui donne de l’argent qu’elle dépensera bientôt ensottises, je le parierais, car je ne lui laisse pas plus d’un moispour se consoler de son mari.

– Et après ?

– Après ? eh bien ! elle suivrales instincts mauvais que la bêtise et la coquetterie ont faitnaître chez elle. Le premier venu la prendra pour maîtresse et lagardera jusqu’à ce qu’il en ait assez…

– Je ferais volontiers saconnaissance…

– Tiens, tiens !… Auriez-vous, parhasard, l’intention de faire oublier Brignolet ?…

– Non, en tout bien, tout honneur. Maisj’ai comme un pressentiment que cela ne sera pas sans profit pournous… Elle a été courtisée, cette petite femme.

« Ce que nous ne savons pas, c’est le nomde ses courtisans.

– À quoi bon ?

– Rien n’est inutile dans uneenquête.

– En surveillant notre jolie rousse, nousverrons plus clair dans son cœur, et, en filant son amoureux, nousapprendrons comment il se nomme.

– C’est une idée.

La conversation des deux hommes futinterrompue par un coup de sonnette discret.

Avant d’ouvrir, Tristot alla, sur la pointedes pieds, inspecter le visiteur par le judas de la porte d’entrée.Il tira les verrous, et un inconnu, de mise confortable, grand,robuste, aux cheveux blancs, au visage encore jeune, mais ravagé,défiguré par des traces d’horribles brûlures, apparut.

– Messieurs Tristot et Pivolot ?demanda-t-il avec un fort accent yankee.

Tristot continuait son examen, sans laisserparaître le moindre étonnement.

– C’est ici, dit-il. Auquel des deuxdésirez-vous parler ?

– À tous deux.

– Entrez.

Il le fit passer dans le salon où Pivolotattendait, le visage caché derrière un journal.

Pivolot se leva et indiqua un fauteuil àl’inconnu.

– Messieurs, leur dit l’homme défiguré,je viens pour l’affaire Guerrier. Vous vous en occuperez, n’est-cepas ?

Quel rapport cet étranger pouvait-il avoiravec l’assassinat de Brignolet ? Tristot et Pivolot, trèsintrigués, ne purent retenir un mouvement de curiosité.

– Nous nous en occupons, répondirent-ilsd’un commun accord et sur le même ton.

– J’ai le plus grand intérêt, reprit levisiteur, à ce que l’assassin soit découvert.

– Découvert ? observa Pivolot. Maisl’assassin est arrêté, ainsi que son complice. Demandez-le àmonsieur Lacroix et à monsieur de Lignerolles, ils vous diront tousdeux que les coupables ne sont autres que Jean Guerrier et Béjaud,l’ancien collègue de la victime. Vous êtes étranger, Monsieur,peut-être n’avez-vous jamais entendu parler, avant ces dernierstemps, de monsieur de Lignerolles et de monsieur Lacroix.

– Pardon, je les connais depuis 1872, etc’est justement parce que je les connais que je suis venu voustrouver.

Pivolot échangea un regard significatif avecTristot. Évidemment, cet étranger leur apportait du nouveau.

– Je suis riche, Messieurs, très riche,et je viens mettre toute ma fortune à votre disposition pour vousaider dans vos recherches. N’en doutez point, Jean Guerrier n’estpas coupable et cependant, si nous ne trouvons pas la preuve de soninnocence, cet homme sera, comme Roger Laroque, victime d’uneerreur judiciaire.

– Ah ! dit Pivolot, vous connaissezl’affaire Laroque ?

Roger se leva et se mettant devant la fenêtre,en pleine lumière :

– Voyons, Messieurs, dit-il endépouillant l’accent yankee auquel les policiers amateurs s’étaientlaissé prendre, vous ne vous souvenez donc pas de moi ?

Les deux hommes tressautèrent sur leurfauteuil :

– Roger Laroque ! s’écrièrent-ils àl’unisson.

– Eh oui, Roger Laroque, ou plutôtRoger-la-Honte, comme on dit maintenant, comme on dirajusqu’à la fin des siècles dans les annales des causes célèbres, sivous ne nous rendez l’honneur, Messieurs, à moi et à mon fidèleJean Guerrier, le seul qui n’ait jamais douté de l’innocence de sonancien patron.

– Le seul ? répliquèrent Tristot etPivolot en se levant. En êtes-vous bien sûr ?

– Alors, vous aussi, Messieurs, vous avezcru… à mon innocence ?…

Les larmes lui vinrent aux yeux.

– Vous me croyez donc ? répéta-t-il…C’est vrai que vous me croyez ?

– Oui, fit Pivolot, en lui serrant lamain ; comment diable ne pas vous croire après ce que vousvenez de faire ?… Mais cela ne suffit pas, et, si vous voulezque nous vous tirions d’affaire, il faut tout nous dire… vousentendez… absolument tout…

Sa confession fut pénible : elle ravivaittant de douloureux souvenirs ! Laroque ne cacha rien. Ildevait tout dire. Il raconta sa liaison avec Julia et l’amitié quiétait née pendant la guerre entre lui et Lucien de Noirville. Voilàpourquoi il avait dû tout cacher aux juges, ne pouvant dévoiler lavérité sans révéler le déshonneur de sa maîtresse.

Pivolot et Tristot écoutèrent, visiblementimpressionnés.

Il ne leur vint pas même à l’esprit queLaroque pût mentir. Non, tout ce qu’ils entendaient étaitvrai !

Quand il eut terminé sa triste histoire, ilslui serrèrent la main de nouveau, en signe d’amitié et decompassion.

Ils s’y connaissaient en courage, et ilsavaient même un peu d’admiration pour cet homme, qui avait faitpreuve de tant d’énergie…

– Nous écartons tout de suite laculpabilité de Mme de Noirville, fit Tristot,le coup ne vient pas d’elle, bien que nous ayons vu d’étrangeschoses, à propos de vengeances inspirées par des femmes. Nousl’écartons donc, – en théorie, – s’entend, – car, pour ce qui estde la pratique, c’est autre chose, et il demeure entendu qu’aumoindre indice de sa culpabilité nous partons en guerre.

Laroque, persuadé, fit un signe pour indiquerqu’on ne trouverait rien de ce côté-là.

– Reste le cercle, où vous avez joué etgagné. Connaissiez-vous tous les joueurs qui pontaient contrevous ! C’était, je crois, une partie de baccarat ?

– Oui, je connaissais les pontes, aumoins de nom.

– Aucun incident ne vous a frappé là plusparticulièrement ? Parmi ceux qui jouaient, vous neconnaissiez aucun ennemi ? Il y avait peut-être là quelqueamant ancien ou nouveau de madame de Noirville ? Cherchezbien.

– Je ne me connaissais aucun ennemi etpersonne ne m’avait jamais fait de mal – si ce n’est ce malheureuxLarouette, dont la réclamation subite me ruinait et medéshonorait.

– Rappelez bien vos souvenirs.

– Il n’y a rien qui ne soit sérieux dansune affaire aussi malheureuse que la vôtre, monsieur Laroque.

– Voici donc ce que j’ai trouvé, ce dontje me suis souvenu. Alors que je jouais, le baron de Cé est entrédans la salle de jeu, et bien qu’il me connût parfaitement,puisqu’il était alors un de mes amis, il s’est approché d’un desjoueurs, par-derrière, en lui touchant familièrement l’épaule et enl’appelant par mon nom.

Le joueur s’étant retourné, le baron reconnutson erreur et lui fit des excuses en lui disant, confus, qu’ill’avait pris pour moi.

– Cet homme vous ressemblaitdonc ?

– Il le paraît. Le baron de Cé me le diten me racontant l’aventure. Et cependant, je regardai à peine monprétendu sosie.

– Et dans ce regard, avez-vous constatéla ressemblance ?

– Oui, et, chose plus curieuse, la vue decet homme réveilla en moi d’anciens souvenirs que je ne puspréciser. Mais, mon esprit ne s’est pas arrêté plus d’une secondesur un sujet qui n’avait aucun intérêt pour moi, dans un moment oùje luttais contre la faillite.

– Vous exagérez, monsieur Laroque. Vousn’aviez pris dans votre caisse qu’une somme relativement minime etdont la perte n’eût pas entraîné de conséquences fatales pour votreréputation d’honnête homme.

– Ma conscience me condamnait et elle mecondamne encore.

– Et le nom de cet homme ?

– On me le dit, mais j’écoutais à peine.Or, le croiriez-vous, Messieurs, ce nom m’est revenu hier en merappelant deux autres circonstances dont je vous parlerai tout àl’heure. Mon sosie s’appelait Luversan.

– Luversan ? dit Tristot enregardant Pivolot. Nous ne connaissons pas cela… Mais le baron deCé pourrait sans doute nous fournir des renseignements sur cepersonnage.

– Le baron de Cé est mort, répliquaLaroque. J’ai perdu toute une semaine à le rechercher : c’estseulement ce matin que j’ai appris qu’il avait succombé au cercle àune attaque d’apoplexie après y avoir achevé sa ruine dans uneseule et même soirée.

Tristot et Pivolot considérèrent Roger avecattention.

– Ma foi, dit le premier, il est possiblequ’il y ait eu jadis une certaine ressemblance entre vous et ceLuversan, mais aujourd’hui elle ne doit plus exister.

– J’ai tant souffert, fit Laroquesimplement.

– Cet homme n’avait aucune raison de vousdétester et de se venger de vous ?

– Aucune que je sache. Je ne me rappellepas lui avoir jamais adressé la parole.

– C’est un indice assez vague et je douteque cela nous conduise sur une piste, mais enfin c’est unrenseignement, et puisque nous acceptons de vous aider, nous nedevons rien négliger. Mais ne disiez-vous pas tout à l’heure quedeux autres circonstances vous avaient rappelé le nom deLuversan ?

– Oui. Peu de jours après avoir retrouvéGuerrier, j’eus la curiosité de revoir ce monsieur de Terrenoirequi m’avait rendu service avec tant de générosité et je me fisinviter par Jean à une soirée donnée par ce banquier dans son hôtelde la rue de Chanaleilles. Personne ne m’y reconnut. Or, parmi lesvalseurs intrépides qu’on remarquait à cette soirée, je surprisl’un d’eux parlant mystérieusement à la maîtresse de la maison,madame de Terrenoire, qui, je le savais, avait conçu pour Jean unepassion malheureuse et s’opposait à son mariage avec mademoiselleMargival. Elle l’appela « monsieur de Luversan ». Ni lenom de cet homme, ni son visage ne m’étaient inconnus. Néanmoins, àce moment, l’incident du cercle ne me revint pas en tête. Je revisune seconde fois ce Luversan, le jour du mariage de Jean. Il rôdaitautour de l’église, et, l’examinant sans qu’il pût s’en douter, jeme dis encore : « Voilà un homme dont la physionomie m’aimpressionné déjà quelque part. » Où ? Quand ? Je nesaurais le dire. Hier seulement, un peu de lumière se fit dans monesprit et, s’il m’est impossible de préciser à quelle époque etdans quelles circonstances j’ai vu pour la première fois cepersonnage, je puis affirmer que Luversan était bien le nom dont ona appelé au cercle l’homme qui me ressemblait.

– De sorte, conclut Pivolot par Tristot,qu’il se pourrait que Luversan en sût long tant sur l’assassinat deLarouette que sur celui de Brignolet.

– Je ne conclus pas. À vous de chercher,Messieurs. En attendant, voici un carnet de chèques de 50 000francs au nom de William Farney, sur la Société Générale.

Les deux policiers amateurs refusèrent cessubsides.

– Nous vous compterons nos frais, ditTristot, approuvé par Pivolot, quand nous aurons réussi.

Roger eut un sourire bon enfant.

– Oh ! Messieurs, je ne songenullement à vous corrompre, croyez-le bien.

Tous trois se prirent à plaisanter sur cesujet, malgré la gravité de la situation. Puis Laroque remercia denouveau ses dévoués auxiliaires.

– Vous êtes bons de prendre ainsi unetâche aussi ardue…

– Ce qui est humainement possible serafait…

– Merci, Messieurs ; je n’aurai pasassez de ma vie tout entière pour vous remercier, vous bénir etvous aimer, car, ce n’est pas pour moi que je cherche la vérité,mais pour ma fille ; si je veux l’honneur, c’est pour queSuzanne ne soit plus contrainte de porter un nom qui n’est pas lesien. Si je veux la révision de mon procès et la réhabilitation,c’est pour qu’elle soit heureuse – car elle aime. Quant à moi, mavie est finie, et, si j’étais seul, j’accepterais le fait accompli.Quand vous reverrai-je ?

– Nous l’ignorons. Nous nous mettrons encampagne dès aujourd’hui. Si nous avons besoin de vous, un de nousdeux ira vous trouver à Maison-Blanche.

– Non, je craindrais d’exciter lessoupçons – ou seulement la curiosité de ma fille.

– Alors, un télégramme vous avertira.

– C’est cela, et à toute heure du jour oude la nuit, je serai à votre disposition.

Les trois hommes se séparèrent après s’êtrecordialement serré la main.

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