La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 3

 

 

Le mariage de Jean Guerrier n’était pas passéinaperçu dans le cercle des amis de M. de Terrenoire, deMargival et dans les bureaux de la banque. On en parlabeaucoup.

Que se passa-t-il pendant les quinze jours oùles jeunes mariés furent absents ? Pourquoi Guerrier neretrouva-t-il plus les mêmes visages à son retour ?

Lorsqu’il reprit possession de la caisse etfit le tour dans les bureaux pour serrer les mains à ceux qu’ilcroyait ses amis, il trouva partout froide mine.

On lui répondit à peine. Ses effusionsn’amenèrent que des paroles glacées, embarrassées.

Guerrier laissa passer quelques jours. Mais ileut beau observer, il n’apprit rien. On se cachait de lui. C’étaitévident.

Les conversations commencées s’interrompaientsoudain à son arrivée dans les bureaux. Il n’y avait plus, tantqu’il était là, que des demi-sourires, des coups d’œil en dessouset des chuchotements.

Ce qui lui fit le plus de peine, ce futl’éloignement d’un jeune employé nommé Martellier, qu’il aimaitbeaucoup et avec lequel il était très lié.

Jean le prit à part, un soir, à la sortie desbureaux.

– Veux-tu m’expliquer ce qui s’est passéici et pourquoi je ne vous ai pas retrouvés, ni toi ni les autres,ainsi que je vous avais connus ?

Martellier parut hésiter.

Puis, tout à coup, sèchement, se débarrassantde l’étreinte de Guerrier :

– Je n’ai rien à te dire, Jean, consulteton cœur, consulte ta conscience, et tu trouveras là l’explicationque tu cherches.

Et il s’éloigna, laissant le pauvre garçonpâle et stupéfait.

Son cœur, sa conscience ? Il avait beaules interroger, ils ne lui reprochaient rien !

Le lendemain dans son courrier, il trouva àson adresse une lettre ainsi conçue :

« Si vous voulez savoir pourquoi l’onvous méprise, interrogez le père de votre femme ! »

Avant de déjeuner, il montra cette lettre àMargival. Le vieux mit ses lunettes, lut attentivement.

– On vous méprise ? Et quidonc ? Et pourquoi ?

– N’est-ce pas vous, d’après cettelettre, qui devez me l’apprendre ?

– Est-ce que je sais ce que celasignifie ? Est-ce qu’il faut s’occuper de ce que contient unelettre anonyme ?

– C’est vrai ! Quelque calomnie,sans doute.

Deux jours après, il recevait une secondelettre.

Cette fois, elle était signée : « Unancien ami », mais l’écriture était déguisée.

La lettre portait :

« Si votre beau-père ne vous a rienappris de ce que vous désirez savoir, interrogez votrefemme ! »

– Ma femme, murmura-t-il avec angoisse…Et que pourrait-elle me dire ?… Telle je la vois aujourd’hui,telle je l’ai toujours connue…

Il se prit le front dans les mains et perditson temps à chercher.

Il se heurtait partout à cet inconnu et sonangoisse augmentait de ses réflexions mêmes et de sasurexcitation.

C’était le soir, rue de Châteaudun, dans leurlogement, où la beauté de Marie-Louise, si joliment encadrée par celuxe délicat, éclatait comme une fleur superbe, pleine de vie et deparfum…

– À quoi penses-tu ? dit-elle en luirelevant doucement la tête et en l’embrassant sur le front.

Il lui raconta tout et lui tendit lalettre.

Il n’avait aucun soupçon sur elle ;pourtant, il observait son visage, pendant cette lecture.

Elle resta calme et pensive.

– Évidemment, il y a quelque chose,dit-elle, mais je ne sais pas quoi…

Une troisième lettre arriva, la suite et lecomplément des autres.

« Si votre femme, pas plus que votrebeau-père, ne veut vous renseigner – Je dis : neveut et non point : ne peut – adressez-vous, endésespoir de cause, à M. de Terrenoire. »

Et toujours la même signature mystérieuse.

« Cette fois, l’énigme vas’éclaircir », pensa Guerrier.

Et il alla aussitôt trouverM. de Terrenoire. À lui, ainsi qu’il avait fait àMargival et à Marie-Louise, il raconta cette conspiration du méprisqui se faisait dans les bureaux et jusque dans le monde, autour desa personne. M. de Terrenoire l’écouta attentivement, lutles trois lettres anonymes, réfléchit.

– Ma foi, mon pauvre garçon, dit-il à lafin, je n’y comprends pas plus que vous. Ce que je peux faire parexemple, c’est prier monsieur Martellier, avec lequel vous étiez,je crois, très lié, de se rendre ici et de lui parler.

Quelques minutes après, l’employé était dansle cabinet du banquier, saluait froidement Jean Guerrier etattendait, debout, qu’on l’interrogeât.

– Monsieur Martellier, dit Terrenoire,vous vous doutez bien un peu du motif pour lequel je vous ai faitvenir ?

– Aucunement, Monsieur.

– Ah ! Eh bien, je vais vous ledire. Monsieur Guerrier est très attristé de la froideur que vouslui témoignez et de l’éloignement dans lequel le tiennent, depuisson mariage, tous ses anciens camarades. Monsieur Guerrier n’a rienà se reprocher, et cette froideur et cet éloignement sont d’autantplus pénibles qu’il ne les mérite et ne les comprend pas. Nousavons, lui et moi, compté sur vous pour nous expliquer les raisonsd’un pareil revirement.

Martellier garda le silence.

– Répondez, Monsieur ! ditTerrenoire avec fermeté. Vous le devez à votre ami. Au besoin, jevous l’ordonne.

Martellier regardait le banquier avec unefixité singulière – et tournait le dos à Guerrier.

Il semblait vouloir s’obstiner dans sonsilence.

Alors Jean intervint.

– Mon ami, dit-il, songez que votre refusde me répondre est presque une insulte. Parlez. Je ne sais pas dequoi l’on m’accuse. Donnez-moi donc les moyens de medéfendre !

– Je n’ai rien à dire ! murmuraMartellier.

– Puisqu’il y a complot, dit Terrenoireimpatienté, je renverrai tous les employés de la banque, jusqu’à ceque l’on décide à parler…

– Je partirai, Monsieur, bien que jen’aie que ma place pour vivre, et pour faire vivre mamère !

– Étrange entêtement ! ditGuerrier

Il n’en put rien tirer. Il fallut le laisserpartir.

Deux ou trois jours passèrent encoreainsi.

Après quoi, Jean reçut une quatrièmelettre :

« Enfin, si M. de Terrenoire setait, comme on le croit, l’ancien ami de Guerrier lui apprendraqu’il est bien difficile de conserver son estime à un homme quipour se pousser et se faire une situation, épouse lamaîtresse d’un autre ! »

Jean froissa la lettre avec indignation.

– Infamie ! dit-il. Qui a purépandre une pareille calomnie sur moi ?… Marie-Louise, lamaîtresse d’un autre ? Et de qui ? de monsieur deTerrenoire !…

Il se tordit les mains, pris d’une impuissanterage et cherchant autour de lui quelque chose à briser ou àdéchirer.

Il dormit peu.

Peu à peu, l’incertitude, honteusement,pénétrait dans son âme.

Ce n’était pas encore le soupçon.

Il se disait :

– Tous ceux que je connaissais me fuient.Tout le monde ne peut se tromper. Qu’y a-t-il donc de vrai danscette horrible calomnie ?

Et, l’esprit prévenu, il observa.

Comment était née l’intimité de Terrenoire etde Margival ?

Et une foule de détails lui revenaientmaintenant à la mémoire, auxquels jamais il n’avait songé !Une foule de questions aussi – terribles ! – auxquelles il netrouvait pas de réponses.

Avant le mariage, le banquier allait tous lesjours chez Margival.

Maintenant il trouvait toujours quelqueoccasion de se rencontrer avec Marie-Louise.

Il envoyait des billets de théâtre, et lapremière personne qu’on apercevait au théâtre, c’était lui !…Tout lui était prétexte à cadeaux pour Marie-Louise…

Pourquoi tant de choses ?…

La protection du patron s’étendant sur unemployé, si intéressant qu’il soit, ne se manifeste pas de cettefaçon !…

Cela en était venu au point que Terrenoireavait négligé sa femme, tant il se plaisait avecMarie-Louise !… Souvent préoccupé, d’ailleurs, ou ennuyé oumaussade, il n’était gai que chez Margival ; et – voilà queGuerrier, s’en souvenait à présent – si quelque chose retenait,quand Terrenoire était là, Marie-Louise absente, le banquier s’enallait.

Il venait donc pour elle !… c’étaitévident ! Alors, il l’aimait ! Il l’avait séduite !Il y avait entre eux des relations d’amant et de maîtresse – àl’insu de Margival – ou même Margival les connaissait, cesrelations, et fermait les yeux, parce que cette honte était le prixde l’aisance qu’on lui apportait ?…

– N’ai-je été qu’une dupe imbécile etnaïve !… Ah ! si cela est vrai, malheur à eux tous,malheur !…

Ce n’était pas ce que l’on prétendait autourde lui. Une dupe, non. Un complice, oui. Mari complaisant !Marie-Louise passait pour être la maîtresse de Terrenoire. Etlorsqu’on avait entendu parler du mariage de la jeune fille avecJean Guerrier quelqu’un résuma comme suit laconversation :

– Le caissier arrive là pour cacher unscandale qui ferait tort à Terrenoire. Si le banquier marie samaîtresse et si elle y consent, c’est qu’elle est enceinte !Le pavillon couvrira la marchandise !…

L’avancement rapide de Guerrier, dans lesbureaux de la banque s’expliquait ainsi : Terrenoire savaitpouvoir compter sur son dévouement honteux. Et le mariagen’empêcherait pas les relations du financier avec la jeunefille !

Il n’y avait pas jusqu’au père Margival qui nefût complice, lui aussi.

C’était sous ses yeux, avec son consentement,presque son aide, que s’était nouée cette intrigue !… Que defois n’avait-on pas surpris le banquier sortant, fort tard, de chezMargival !

On avait su, également, par le menu, toutesles dépenses que Terrenoire avait faites.

Il n’apportait pas, n’envoyait pas un cadeau àla jeune fille par un domestique ou un garçon de la banque, sansque le lendemain tous les employés en parlassent et en fissentgorges chaudes.

Quand on apprit que Guerrier allait chezMargival, les plaisanteries redoublèrent. On disait touthaut :

– Tiens ! le caissier qui vasouffler la maîtresse du patron ?

Lorsqu’on sut qu’il s’agissait d’un mariage,ce fut un effarement, puis un éclat de rire général.

Ce que faisait Terrenoire et ce que voulaitGuerrier, était visible à tout le monde.

Jean Guerrier apprenait cela, jour parjour.

Tantôt, c’était une découverte qu’il faisaitde lui-même, et tantôt des lettres anonymes le mettaient aucourant. Plus d’une fois, il eut envie de tout dire à Margival, àMarie-Louise, à Terrenoire ; il recula toujours. Cela eût étési abominable d’être sûr qu’il ne s’était pas trompé, qu’il aimaitmieux douter encore.

Il pensa un jour, que peut-être la main deMme de Terrenoire était dans tout cela.

Il chercha à la rencontrer seule, et eut uneexplication avec elle.

Mais aux premiers mots, il s’aperçut qu’ellene comprenait pas.

Il ne voulut pas lui donner l’occasion de seréjouir de ses tortures et se retira.

Ce fut le lendemain que Roger Laroque vint lesvoir. Resté seul après le départ de Marie-Louise et de Margivalpour l’Opéra, Guerrier commença par annoncer à Roger la ruineimminente de Terrenoire, puis pressé de questions, il n’hésita pasà lui faire part des affreux soupçons qui l’obsédaient. Laroquel’écouta jusqu’au bout sans manifester d’indignation. Il ne pouvaitcroire à de telles perfidies.

– Voilà bien l’effet de la calomnie,dit-il. Du reste, il te sera facile de les surveiller. C’estl’affaire de quatre ou cinq jours tout au plus. En attendant, nelaisse rien percer de tes soupçons, que je trouve très peujustifiés. Je n’ai jamais vu de visage plus candide que celui de tafemme ; quant à monsieur de Terrenoire, il n’a rien d’unmalhonnête homme dans la physionomie.

« Je ne vois autour de vous qu’unepersonne dont le silence glacial et l’air sombre me donneraient àpenser bien des choses. Je veux parler de monsieur de Mussidan.Pourquoi donc mademoiselle Diane n’est-elle pas encore mariée avecmonsieur Robert de Vaunoise ? La faute en est sans doute à ceMussidan, dont la grande fortune serait le principal appui de sonassocié si la banque était sur le point de sauter. N’attendrait-ilpas la catastrophe pour faire de son mariage avec Diane deTerrenoire la condition du sauvetage de la banque ? D’autantplus que, si je ne me trompe, ce n’est pas la mère de la pauvreenfant qui s’y opposera. Cette femme me paraît chercher lesaventures. Elle ne te menace plus, n’est-ce pas ?

– Son attitude à mon égard est devenuetout à fait correcte.

Laroque hasarda une question qu’il n’avait pasencore trouvé l’occasion de poser.

– Quel est ce Luversan qui tourne autourde madame de Terrenoire ?

– Un boursier… une sorte d’intrigant. Jesoupçonne cette femme de jouer à la Bourse à l’insu de son mari. LeLuversan doit lui servir d’intermédiaire.

– D’où sort-il ? Qu’a-t-il faitdepuis qu’il est au monde ?

– Personne n’en sait rien. Peu nousimporte, d’ailleurs ! J’ai bien d’autres soucis en tête.

– Ta Marie-Louise… Elle est innocente,mon expérience, mon instinct me le disent.

– Puissiez-vous ne pas voustromper ! C’est que, voyez-vous, monsieur Laroque, si jen’aimais pas Marie-Louise autant que le premier jour, si je ne merattachais pas à l’idée que ma femme est incapable d’une telledissimulation, je n’hésiterais pas à en finir avec la vie. J’aipeur de moi-même. Ah ! si c’était vrai ; si le père et lafille avaient été d’accord pour me faire l’instrument de leurfortune, je ne répondrais plus de moi-même. Il y a des moments oùje vois rouge !

Laroque réussit enfin à calmer son jeune ami,à qui il fit promettre de lui envoyer une dépêche à Maison-Blanchedans trois jours.

Puis ils se séparèrent.

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