La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 9

 

 

Laroque était obligé d’aller à Méridonremercier Pierre et Raymond des soins qu’ils avaient donnés àSuzanne.

Le pauvre homme comprenait cette obligation,et, pourtant, il la reculait autant qu’il pouvait.

Il craignait de voir ses soupçons prendrecorps… Il tremblait de retrouver dans les deux jeunes gens les filsde Lucien… Il était épouvanté aussi à la pensée de se retrouverdevant leur mère… Non point qu’il craignît d’être reconnu parelle ; non, tel qu’il était, avec les changements survenusdans sa figure, dans toute sa personne, il était sûr de lui.

Mais Julia, c’était le passé qui se dressaitdevant lui, le passé avec lequel il aurait si bien voulu rompre,avec lequel il croyait si bien en avoir fini !…

Certes, Roger avait expié chèrement cettefaute d’un instant… Il l’avait payée de sa fortune, de la mort desa femme, de sa liberté, de son honneur… et pourtant, malgré cetteexpiation, Julia, c’était toujours le remords !

Cependant Suzanne était complètement guérie etparlait de reprendre ses promenades à cheval.

Déjà, par quelques discrètes allusions, elles’était informée si son père avait rendu visite aux Noirville.

Laroque comprit que le moment était venu des’exécuter.

Il fit atteler. Suzanne l’accompagna.

Les deux frères se trouvaient à la ferme quandla voiture s’y arrêta. On les prévint.

Ils sortirent dans la cour, saluèrent Laroqueet sa fille ; celle-ci leur tendit ses mains.

Pierre alla avertir Julia, qui descendit ausalon, malgré sa répugnance ; elle connaissait l’aventure, queses fils lui avaient racontée, et s’attendait à cette visite.

Julia, toute vêtue de noir, le visage maigri,et pourtant sans rides, mais les cheveux aussi blancs que lescheveux de Laroque, Julia était assise dans un grand fauteuil, toutprès du foyer.

Quand Suzanne et Laroque entrèrent – Laroqueannoncé sous le nom de William Farney par Raymond à sa mère – Juliase leva lentement, avec effort, et salua d’un léger signe detête.

Ses yeux étrangement noirs d’un noir opaque etsans rayons, se fixèrent un instant sur Laroque, puis se portèrentsur Suzanne.

Elle n’avait pas tressailli à la vue de Roger.Quant à celui-ci, depuis qu’il était entré, il contenait sonémotion et son trouble avec beaucoup de peine. Julia était bienchangée, malgré cela il l’avait reconnue, tout de suite et sanshésitation.

C’était elle !… Et, vaguement, avec unfrisson dans les épaules, il regarda autour de lui, comme s’ilavait craint de voir entrer Lucien, le mari !…

– Madame, dit le pauvre homme, vos filsvous ont appris, sans doute, l’accident arrivé à ma fille, et il metardait de les remercier des soins qu’ils lui ont donnés – et sanslesquels, peut-être, à l’heure qu’il est, Suzanne ne vivraitplus…

Raymond intervint, avec un geste :

– Vous grandissez le service outremesure, monsieur Farney, dit-il. Ce que nous avons fait est peu dechose et il y a longtemps qu’un sourire de mademoiselle Farney nousa remerciés…

Pierre se taisait. Il dévorait Suzanne desyeux. Quant à celle-ci, elle avait rougi, sans savoir pourquoi, auxparoles de Raymond.

Julia était retombée dans son fauteuil, commeune masse, aux premiers mots prononcés par Laroque… et il y avait,sur son visage, une si visible expression d’épouvante que, si lespersonnages de cette scène n’avaient pas été tous, eux-mêmes, sousle coup d’une forte émotion – diverse pour chacun d’eux –, ils s’enfussent aperçus certainement.

Pourquoi son regard, ardemment, dévisageait-ilLaroque… pendant que son cœur battait à rompre le corsage de sasévère robe noire…, pendant que ses lèvres s’étaient desséchéestout à coup ?

C’est que si Roger avait vieilli, s’il avaitla figure méconnaissable, si la cicatrice laissée par l’incendie deQuébec changeait complètement le caractère de sa physionomie, cequ’il n’avait pu changer, c’était le son de sa voix, c’était aussile regard profond et doux de ses yeux !… Et Julia venaitd’être frappée par le son de cette voix, comme par un écho lointainde son amour et de ses remords… Soit imagination, soit réalité,elle croyait reconnaître dans ce regard la douceur spirituelle desyeux de l’homme qu’elle avait aimé…

De même que, en voyant Julia, le fantôme deLucien venait d’apparaître à l’esprit de Roger, de même le fantômede Roger apparut à l’esprit surexcité et malade de Julia.

Il avait fini de parler qu’elle l’écoutaitencore et le considérait avec une anxiété indicible…

C’était bien la voix de Roger, mais le douten’était pas permis, l’homme qu’elle avait en face d’elle n’étaitpas Roger.

Après quelques mots échangés de part etd’autre, la conversation s’engagea sur des banalités : onparla de l’Amérique et de la France ; puis tous sortirent,comme il faisait très beau, pour visiter les environs de la ferme,dont Pierre voulait faire les honneurs.

Suzanne marchait en avant avec eux, causantavec gaieté, vive, alerte et dans sa gaieté pourtant toujourssérieuse.

Laroque avait en tremblant offert son bras àMme de Noirville, qui, en tremblant aussi,l’avait accepté.

D’abord, il y eut un silence entre eux, sansque l’un se doutât des préoccupations de l’autre, trop de souvenirsles obsédaient pour qu’ils gardassent l’esprit libre.

– Vous êtes né en Amérique,Monsieur ? dit Julia.

– Oui, Madame, au Canada.

– Vous n’avez pas, ou presque pas,l’accent anglais ?

– Beaucoup de Canadiens sont français –mon père était anglais, mais ma mère était née en France. Jeconnais les deux langues à fond, les ayant parlées très jeune.

– Vous avez, à ce que je vois, uneprédilection pour la France ?…

– C’est vrai, je ne le cache pas…

– Pourquoi ?

– Affaire de tempérament… Et puis, jevous l’ai dit, je suis né au Canada, parmi des Français…

La conversation tomba. Ils avançaient sansrien dire, dans l’avenue des châtaigniers. Toujours, devant eux,était Suzanne avec les deux jeunes gens.

Julia admirait, malgré elle, malgré sadistraction, la taille gracieuse et souple de la jeune fille, sadémarche élégante, et de temps en temps on entendait le timbrecristallin de sa voix ; elle avait conservé un peu la notechantante de sa jolie voix de fillette.

– Vous avez une bien aimable fille,monsieur Farney, dit Julia, et je comprends quelle a dû être votreépouvante lorsqu’on vous l’a ramenée l’autre jour ensanglantée,évanouie.

Ce fut la porte ouverte aux confidences dupère et de la mère.

Roger parla de Suzanne, Julia de Pierre et deRaymond.

Bientôt Roger se tut.

Mme de Noirville, seule,parla. Elle ne tarissait pas sur ses fils. Elle les adorait.

C’était, disait-elle, sa seule joie, sa seuleconsolation depuis la mort de son mari ; le seul bonheur enfinqui la retînt à la vie et l’empêchât de mourir…

Cependant le soleil baissait ; on revintà la ferme.

Quelques minutes après, Suzanne et Laroqueprenaient congé et la légère voiture filait comme une flèche dansl’avenue.

Sur le seuil de Méridon, deux regards d’hommela suivirent au loin, jusqu’à ce qu’elle disparût ; deuxpoitrines d’homme se gonflèrent d’un soupir, quand elle ne fut plusvisible, et deux fronts s’abaissèrent lentement vers la terre,comme accablés, tous les deux, par la même pensée.

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