La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 10

 

 

Lacroix frappa à la porte du logement. Unebonne vint ouvrir et introduisit les trois hommes.

– Monsieur Jean Guerrier ?

– Que faut-il que j’annonce àMonsieur ?

M. Lacroix déclina ses nom etqualité.

Un instant après, Guerrier arrivait, et,saluant :

– Vous avez besoin de moi, Monsieur, sansdoute pour un supplément d’enquête ? Je suis à votredisposition.

– Monsieur, dit le commissaire de police,je me vois dans l’obligation de vous arrêter.

Guerrier devint pâle, mais ne se troublapoint.

– M’arrêter ? Moi ? Quelleplaisanterie ?

– Ai-je l’air de plaisanter ? ditfroidement Lacroix.

– Songez, Monsieur, que c’est ledéshonneur pour moi qu’une arrestation, dût-elle être reconnueinjuste. On n’attente pas à la liberté d’un homme sans un motifgrave.

– Vos appréciations ne me touchent pas,dit le magistrat, avec un sourire. J’agis contre vous de parl’ordre du parquet. C’est monsieur de Lignerolles qui a signé lemandat d’arrêt.

– Nous ne vivons pas, heureusement, à uneépoque où il soit défendu de s’élever contre un pareil abusd’autorité. Pour m’arrêter, il faut un motif. Et si je suis lecaissier de monsieur de Terrenoire, si l’on a volé un million dansla caisse, ce n’est pas une raison pour me croire coupable.

– Les raisons existent, Monsieur.

– Puis-je les connaître ?

– Certes. Il ne m’appartient pas de vousles apprendre. Du reste, vous comparaîtrez aujourd’hui devantmonsieur de Lignerolles, qui vous éclairera.

Guerrier haussa les épaules d’un airimpatienté. Il paraissait fort triste et non surpris.

Lacroix le remarqua.

– Je connais trop les hommes pour ne pasêtre sûr que vous vous attendiez à cette arrestation, dit-il.

– Et vous ne vous trompez pas. Je m’yattendais.

– Vous le voyez bien !

– J’ai été prévenu, il y a deux heures,par deux personnes qui s’occupent de cette affaire que, trèsprobablement, le parquet m’arrêterait.

– Deux hommes ?

– Tristot et Pivolot. Bizarres êtres,mais très intelligents et très fins.

Chambille n’avait pas dissimulé un geste decolère. Sa figure rouge était devenue blanche.

– J’ai entendu parler de ces personnages,fit Lacroix avec dédain. En vous prévenant, ils vous ont tendu unpiège grossier, dans lequel vous n’êtes pas tombé… Si vous aviezessayé de fuir, n’était-ce pas vous déclarer coupable ?… Vousn’auriez pas été au chemin de fer que l’on vous eût arrêté…n’est-ce pas Chambille ?

– Assurément, monsieur Lacroix, dit legros agent, c’est moi qui vous le dis…

– Cependant, on pouvait entrer ici et ensortir sans que vous le remarquassiez, témoin Tristot et Pivolot,que vous semblez connaître et que vous n’avez pas vus.

Chambille se mordit les lèvres.

– Êtes-vous prêt à me suivre ?demanda M. Lacroix.

– Je suis prêt.

– Bien. Avant de partir, cependant, jesuis obligé de faire une perquisition dans votre appartement.Veuillez me précéder et me conduire dans toutes les pièces.

– Laissez-moi prévenir ma femme et monbeau-père, qui ne s’attendent pas, eux, à une aussi fâcheusenouvelle.

Le commissaire de police hésita.

Jean Guerrier le regardait avec unmélancolique sourire, et il dit avec une nuance dedédain :

– Je vois que vos ordres sont très préciset que je passe à vos yeux pour un dangereux malfaiteur, puisquevous tremblez de me laisser seul. Je vous prie donc soit dem’accompagner, soit de me faire suivre par un de vos agents.

Mais, au moment où il allait sortir, suivi deChambille, Marie-Louise et Margival, prévenus par la bonne de laprésence de la police, entrèrent.

Marie-Louise se précipita vers Guerrier, muepar le pressentiment d’un malheur.

– Que se passe-t-il ?… Que teveut-on ?

– Ma chère enfant, dit le jeune homme, jesuis forcé de me rendre à l’instant même au parquet, où l’on abesoin de moi… Ne te désole pas, ma chérie, je reviendrai bientôt.Toute cette affaire se présentant comme très mystérieuse, lajustice va un peu à tort et à travers, et ne sait trop où donner dela tête.

– Monsieur ! voulut interrompre lecommissaire…

– C’est mon opinion, dit froidementGuerrier.

Et, se tournant vers Marie-Louise :

– Le parquet s’imagine que je suiscoupable ou complice, et a ordonné mon arrestation.

– On t’arrête ? dit Marie-Louise, ense jetant à son cou, comme pour le défendre.

– C’est une folie ! dit Margivalavec violence. Le parquet a perdu la tête.

– Restez calmes, reprit Guerrier,imitez-moi.

« Ma chère enfant, aie l’obligeanced’aller prévenir M. de Terrenoire de ce qui arrive.Monsieur Margival, accompagnez-la, s’il vous plaît.

Ils se préparaient à sortir : Guerrierles retint d’un geste.

– Tout à l’heure, quand la perquisitionsera faite.

– Une perquisition ?… Ici ?…chez moi ?…

Et Marie-Louise, anéantie, se laissa tombersur une chaise… prise de faiblesse.

Margival la soutint dans ses bras, essaya dela réconforter ; mais elle éclata en sanglots.

La perquisition fut à peu près inutile.

Et ils allaient s’en aller, Chambille assezdéconfit et mécontent, lorsque M. Lacroix, qui se trouvaitalors dans la chambre particulière de Marie-Louise, voulut se faireouvrir un petit meuble précieux incrusté de laque et d’ivoire,cadeau du banquier, où la jeune femme mettait sacorrespondance.

Il y avait deux ou trois tiroirs fermés àclé.

Marie-Louise avait les clés sur elle.

Jean Guerrier fronça le sourcil.

– Monsieur, dit-il, je souffre beaucoupde tout ce que je vois depuis un quart d’heure. Vos recherchesrestent infructueuses, et ce n’est pas dans ces petits tiroirs quevous trouverez le million que vous cherchez. Tout ce qui est iciappartient à ma femme. Veuillez respecter ces choses comme je lesrespecte moi-même. C’est souiller certaines intimités que d’yadmettre un tiers.

– Je regrette de ne pouvoir vous êtreagréable.

Et M. Lacroix, s’adressant àChambille :

– Allez prier madame Guerrier de vousdonner les clés de ce petit meuble.

– Monsieur, dit le caissier, très pâle,quand l’agent fut parti, il n’y a là que des lettres…

– Je dois tout voir…

– Des lettres, des souvenirs… toutel’histoire de notre mariage..

– Si je ne trouve que cela, jen’emporterai rien… Mais il pourrait se faire qu’il y eût autrechose !

Chambille revint, apportant les clés.

Il finit, après avoir compulsé des paperasses,par rencontrer une liasse de lettres pliées ensemble par uncordonnet, et, dans le même tiroir, d’autres lettres, plusrécentes, de la même écriture.

M. Lacroix courut à la signature tout desuite.

Ces lettres étaient signées :Terrenoire.

Il dénoua le cordon et en lutquelques-unes ; il y avait là une correspondance très intime,échangée entre la jeune femme et le banquier.

La plupart étaient datées d’avant lemariage ; cinq ou six, cependant, portaient une dateultérieure ; mais c’étaient, celles-ci, des billets assezlaconiques, annonçant une absence momentanée, s’excusant, oucontenant des invitations.

– C’est très bien ! murmura-t-il, onne m’a pas trompé, et monsieur de Lignerolles aussi n’avait pastort.

Il n’avait plus rien à chercher sans doute,car il referma les tiroirs.

Seulement, chose étrange, et qui arracha ungeste de surprise à Jean Guerrier, ayant rencontré une liasse defactures acquittées de divers tapissiers, marchands de bibelots,d’objets d’art ou bijoutiers, Lacroix s’en empara.

– Ces factures sont payées, ne puts’empêcher de faire observer Guerrier ; elles portent toutesle timbre de quittance. Je ne vois pas de quel intérêt ellespeuvent être pour vous ?

– D’un grand intérêt, Monsieur ;vous devez me comprendre à demi-mot…

– Non, je l’avoue.

– Patience, vous comprendrez. Mais jen’ai plus rien à faire ici. Descendons.

– Je vous suis.

Guerrier attira sa femme dans ses bras, luimit un baiser sur le front, essayant de paraître gai, bien qu’ilfût assailli de tristes pressentiments.

Marie-Louise pleurait.

Un instant, le caissier se rappela sessoupçons, qui l’avaient tant fait souffrir, et, devant ce désespoirprofond, il doutait.

– Est-il possible qu’elle dissimule à cepoint ? Si elle me trompait, mon arrestation, en lui rendantla liberté, devrait la combler de joie ; aurait-elle la forcede la cacher ?

Et, brusquement – comme s’il eût rougi, dansle fond de son cœur, de l’avoir soupçonnée – il l’embrassaderechef, longuement et passionnément.

Il serra la main de Margival et partit.

En bas, Lacroix arrêta un fiacre. Il y prenaitplace avec Chambille et Guerrier, lorsqu’un homme s’arrêta devanteux.

Cet homme n’était autre que William Farney,qui, inquiet de Guerrier, arrivait de Maison-Blanche.

Du premier coup d’œil, Roger avait reconnu lemagistrat bourreau de Suzanne, l’instrument de sa perte. Lacroix,qui, pourtant, observait les allures mystérieuses de l’arrivant,n’avait pas reconnu sa victime.

– Quoi ? Qu’y a-t-il ? demandaRoger à Guerrier, sur un ton qui signifiait : « Toiaussi, te voilà la proie de ce sinistre policier qui m’a faitenvoyer au bagne, a causé la mort de ma femme et a failli rendrefolle ma Suzanne ! »

– Il y a, s’écria Jean, que je suisaccusé d’un assassinat.

Roger faillit tomber à la renverse.

L’idée lui vint un instant de sauter à lagorge de Lacroix. Mais à quoi bon ? Il se fût perdu lui-mêmesans réussir à sauver Guerrier.

Lacroix dévisageait l’étranger.

– Quel est ce monsieur ? dit-il àl’inculpé.

– Ce monsieur, répondit Jean, est unAméricain du nom de William Farney, cinq fois millionnaire. En saqualité d’étranger, il ne lit jamais nos journaux. Aussiignore-t-il l’assassinat de ce pauvre Brignolet.

– Où avez-vous connu ce monsieur ?demanda Lacroix.

– J’ai connu ce monsieur chez monsieur deTerrenoire, mon patron. Je vous en prie, monsieur Farney, ne vousattardez pas à gémir sur mon sort. Le juge me relâchera tout àl’heure, ou bien il n’y a plus de justice à Paris.

Guerrier monta dans le fiacre, où il pritplace en face de Chambille, à côté de M. Lacroix.

Roger eut assez de force de caractère pour nepas se trahir. Il salua de la main cet ami que la fatalité faisaittomber comme lui sous les griffes de la justice, et entra dans lamaison, où, un instant après, il apprenait, de la bouche deMargival, devant Marie-Louise abîmée dans sa douleur, toutel’horrible vérité.

Quant à Guerrier, en apprenant qu’on leconduisait au dépôt, il ne put s’empêcher de dire :

– J’avais espéré qu’on me feraitcomparaître immédiatement devant monsieur de Lignerolles. De cettefaçon, et sans passer par le dépôt, j’aurais pu être remis enliberté, après les explications que je donnerai ?

M. Lacroix ne répondit pas.

Dans le courant de la journée, deux gardesconduisirent Guerrier au Palais, par d’étroits couloirs.

Il fut introduit dans le cabinet du juge.

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