La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 23

 

 

Le lendemain matin, Roger Laroque se rendaitchez d’Andrimaud.

Cet incorrigible « banquier » tenaitau premier étage une agence financière dénommée : LeSauveteur des Capitalistes.

À la vue d’un gentleman aussi cossu quel’arrivant, d’Andrimaud se leva et, d’un geste noble, lui indiquaun siège.

Laroque n’y alla point par quatre chemins.

– Voulez-vous gagner cinq mille francs àne rien faire ?

Très étonné, le Sauveteur des capitalistes sedemanda s’il n’avait pas devant lui un aliéné ; mais Laroquetira de son portefeuille les cinq billets de mille, ce qui rassurale banquier en lui mettant l’eau à la bouche.

– Que faut-il faire ?demanda-t-il.

– Rien, vous dis-je.

– Je ne comprends pas.

– Connaissez-vous monsieurLuversan ?

– Parbleu !

– Le voyez-vous souvent ?

– Presque tous les jours.

– Pouvez-vous me mettre en rapport aveclui ?

– Pourquoi ?

– Ça, c’est mon secret. Aussi bien nevous offrirais-je pas cinq mille francs si je n’avais besoin toutau moins de votre discrétion.

– Parlez et je vous réponds que pas unmot de ce que vous m’aurez dit ne sortira de ma bouche.

– Je ne parlerai pas. Je désire seulementque vous me mettiez en rapport avec monsieur Luversan et qu’ilignore ma démarche.

– Quand ?

– Demain.

– Soit ! J’inviterai Luversan àdîner ; je suis garçon. Vous arriverez comme par hasard à sixheures et demie, et je vous forcerai à être des nôtres. Cela vousva-t-il ?

– Cela me va. Voici deux mille francsd’arrhes. Vous toucherez les trois autres mille francs fin du mois,à mon domicile.

Roger lui tendit sa carte au nom de WilliamFarney.

– C’est à deux pas de Paris, lui dit-il.La course vaut bien trois mille francs.

Laroque se retira avec la conviction qued’Andrimaud était beaucoup trop fort pour avertir son anciencomplice de filouteries. Les heures lui semblèrent interminablesjusqu’au lendemain.

Vingt fois il s’était dit :

« Pourvu que Luversan accepte !Pourvu que je ne reçoive pas de d’Andrimaud une dépêchecontremandant ce rendez-vous ! »

Pas de télégramme… Laroque prit le train deParis.

À six heures, il sonnait au Sauveteur desCapitalistes.

Cinq personnes dînaient ce soir-là avecd’Andrimaud ; tous « banquiers », à l’exception deLaroque. D’Andrimaud fit les présentations d’usage. Il termina parLuversan.

Celui-ci s’était approché de Laroque et lesaluait courtoisement. Laroque répondit à son salut avec la mêmepolitesse, mais il n’y eut rien de plus entre eux ; pas un motne fut échangé.

À table, Laroque l’observa attentivement.Luversan était grand et robuste, large d’épaules, la même taille etla même carrure que Laroque. Mais pendant que celui-ci avaitblanchi, Luversan était resté noir.

« Est-ce celui-là l’assassin deLarouette ? » se disait le condamné, en l’examinant à ladérobée.

Après le dîner, ils lièrent conversation.

Laroque s’était donné un air bonhommeadmirablement joué, et très bien servi par son horrible accent etle peu de connaissance qu’il semblait avoir des choses parisiennes.Il amena la conversation sur le monde des affaires et de lafinance, qu’il disait peu connaître, ayant passé la plus grande etla meilleure partie de sa vie à chercher quelques inventions demécanique et ne jouissant guère de l’existence que depuis quelquesannées.

Il ne fit pas un secret de sa fortune. Dureste, d’Andrimaud, en trois ou quatre mots, avait prévenu Luversanque William Farney était l’associé richissime d’une très grossemaison de New York.

Il eut l’air de ne point paraître intéresséaux confidences que lui faisait William Farney. Mais il pensaitpourtant, en l’écoutant :

« Cet homme est riche et naïf. Il neconnaît rien de Paris. Comme tous les savants et inventeurs, c’estun grand enfant. Il pourra me rendre service si je me sershabilement de lui. Qui sait ?… C’est peut-être cet imbécilequi m’aidera à rétablir ma fortune !… »

William Farney avait-il lu dans les yeux dumisérable ?

Un pâle sourire éclaira un moment son visageet, dans ses yeux éteints, passa comme le rayonnement fugitif d’unéclair. Laroque donna rendez-vous à Luversan dans un café duboulevard des Italiens. Ils se virent tous les jours. Au bout d’unesemaine ils étaient intimes.

Ils étaient intimes et si bien entrés dans leshabitudes de leur vie, à tous deux, qu’ils n’avaient plus guère desecrets l’un pour l’autre, du moins en apparence, car si Laroquejouait une comédie vis-à-vis de Luversan, celui-ci rendait lapareille et ne lui faisait connaître de ce qui l’intéressait, quejuste ce qu’il voulait qu’on sût.

C’est ainsi qu’il se donna comme très riche,alors que Laroque savait très bien à quoi s’en tenir sur ce sujet.Des deux, celui qui gardait sur l’autre une supériorité était doncRoger.

Il arriva ce que Roger avait prévu. Luversanlui offrit de l’associer à différentes affaires qu’il se proposaitde lancer et pour lesquelles il lui fallait une mise de fondsconsidérable.

Roger, pour la forme, hésita quelque temps, sefit donner le plus de renseignements possible, afin d’écarter lessoupçons de Luversan, en paraissant s’entourer de toutes lesprécautions imaginables. Après quoi, il consentit.

Il s’agissait encore d’une vaste agence devente à tempérament d’obligations.

Ainsi donc, Luversan avait l’aplomb de parlerphilanthropie, lui ! voleur, espion, escroc,assassin !

Et Laroque ne sourcilla pas.

– Quelle somme vousfaudrait-il ?

– Un million est nécessaire, dit-il.

– C’est beaucoup, fit le faux Américainavec le plus grand flegme, mais enfin je m’attendais à quelquechose de plus excessif. Je vais réfléchir… Dans combien de joursvous faudrait-il cet argent ?

– Quatre jours au plus tard.

– Dans quatre jours, vous aurez maréponse… Un million, vous pensez bien, ne se réunit pas en quelquesheures…

Il se tut un instant, puis, soudain, commeayant une autre idée :

– Mieux que cela, dit-il, je puis être enmesure de vous rendre réponse dans deux jours, et de vous fournirl’argent, si je m’y décide…

– Oh ! vous vous déciderez… il nepeut en être autrement…

– Je ne dis ni oui ni non… Dans deuxjours donc… c’est-à-dire samedi, venez me trouver chez moi…

– À Paris, rue d’Amsterdam ?

– Non.

Le boursier ne connaissait que l’appartementde la rue d’Amsterdam où il était allé la veille. Laroque avaitloué en outre à Ville-d’Avray la maison où s’était commis lemeurtre de Larouette, et qui, en raison de ce meurtre même, n’avaitpas été habitée depuis lors.

Luversan demanda :

– Où donc vous verrai-je ?

– À la campagne…, fit William Farney.

Et il n’osait achever… dans une agitationvisible qu’il aurait voulu surmonter en vain… Et l’œil toujoursfixé sur Luversan :

– Je vis très simplement, vous le savez,mon cher monsieur. Comme je vis seul, sans famille, sans besoins,sans rien, je me contente de peu. Eh bien, j’ai trouvé à louer àVille-d’Avray une gentille maisonnette où je vais aller m’installerpendant l’été. Ville-d’Avray me plaît. Il y a de l’eau, il y a desarbres… Et la maison est isolée…

Malgré sa puissance sur lui-même, dans lepremier moment de surprise, Luversan s’était troublé. Il dit,péniblement, d’une voix altérée :

– Votre adresse exacte ?Ville-d’Avray est grand !

– C’est juste. La maison ne porte pas denuméro, mais elle est bien facile à trouver. Connaissez-vous levillage ?

– Non, dit-il, cherchant à reprendre sonsang-froid, je n’y suis jamais passé qu’en voiture… il y a trèslongtemps…

– Le premier venu vous renseignera. Vousdemanderez la rue de Paris. Quand vous arriverez tout au bout, prèsdu bois, la dernière maison, à droite, c’est la mienne…

Luversan était horriblement pâle. Les yeuxétaient agrandis par une épouvante atroce. Laroque leregardait.

– Du reste, fit le faux Américain, lamaison est connue… Il paraît qu’il y a dix ou quinze ans, ou vingtans, même, je ne sais plus, un crime a été commis là… on aassassiné un vieux bonhomme… et le nom de la victime est resté àl’habitation qu’on n’appelle que la Maison Larouette.Toutle monde vous la montrera…

Les jambes de Luversan chancelaient. Ils’assit lourdement. Pour la seconde fois, son front était mouilléd’une grosse sueur. Et il l’essuyait machinalement du plat de lamain.

– Qu’avez-vous ? fit Roger quil’observait.

– Rien, dit-il. Je suis un peu énervé partout ce qui arrive… Je ne me suis, je l’avoue, jamais trouvé dansune situation aussi critique, et cela m’émeut profondément…Pardonnez-moi si je vous fais répéter… Ainsi, vous dites, n’est-cepas : Ville-d’Avray, rue de Paris… la dernière à droite, prèsdu bois… la maison… la maison Larouette…

– C’est cela. Avec ces indications, vousne vous tromperez pas.

– Donc, à samedi ?…

– À samedi.

– Et j’aurai une réponsecertaine ?

– Je serai en mesure de vous ladonner.

– Favorable ?

– Cela, c’est moins sûr. Je réfléchirai…Je verrai…

– Monsieur Farney, croyez que l’affaireest superbe !…

– Un million, c’est beaucoup…

– Si peu pour vous !… Je me chargede doubler le capital en moins de dix ans. Je vous enverrai demainun mémoire détaillé.

– Bien !… je verrai, vousdis-je…

Et, sur ce mot, il quitta le misérable.

Celui-ci le reconduisit, puis, se retrouvantseul, resta debout un instant, sombre, les yeux baissés.

– Ville-d’Avray, murmura-t-il… La rue deParis ! La maison Larouette !… Qu’est-ce donc que cettefatalité qui m’y ramène, après douze ans !…

Roger Laroque ne retourna pas ce soir-là àMaison-Blanche ; sur-le-champ, il partit pour Ville-d’Avray.Cette maison qu’il avait louée, il ne l’avait pas habitée encore etil voulait s’y trouver au moins deux jours avant le moment oùLuversan y viendrait.

Les héritiers de Larouette avaient faitenlever les meubles, mais l’ameublement de la chambre où avait eulieu le crime, et où Laroque avait été confronté avec le cadavreétait resté dans sa mémoire comme un souvenir impérissable, commesi vraiment la scène s’était passée la veille.

Il lui avait été bien facile de reconstituerle mobilier, au moins de cette chambre, car il n’avait vu quecelle-là. Et il y avait fait porter, depuis qu’il était entré enrelations avec Luversan, suivant en cela, pas à pas, le planmystérieux qu’il s’était tracé, un bureau secrétaire d’acajou, unetable ronde, quelques chaises recouvertes en velours d’Utrech(pareilles à celles de Larouette) et des chandeliers de cuivre.

Il donna à la chambre une apparence de vie, unair habité, en jetant, par-ci par-là, des journaux, en laissanttraîner sur la cheminée des cigares, des allumettes. Sur lacheminée, la pendule marchait. Aux fenêtres, des rideaux blancs etdes doubles rideaux d’Utrech. Dans le bureau d’acajou, du papier,des plumes, de l’encre, des lettres, des enveloppes, des pains àcacheter, des épingles, de la cire à cacheter, un cachet.

La mère Dondaine, qui faisait toujours desménages à Ville-d’Avray, celle-là même qui avait trouvé un matin,douze ans auparavant, le cadavre de Larouette, avait ciré etépousseté partout. Elle ne s’était pas fait faute, la bonne femme,de raconter à Laroque l’histoire de Larouette, et si Laroque enavait oublié les détails, elle se serait chargée de les luirappeler…

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