La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 9

 

 

Il y avait à peine une heure queMM. Lacroix et Chambille avaient quitté la banque Terrenoire,quand deux hommes se présentèrent à la porte d’entrée des bureauxet frappèrent vigoureusement, pour se faire ouvrir.

L’un des gardiens de la paix se présenta.

– On n’entre pas. Les bureaux sontfermés, dit-il. Que désirez-vous ?

L’un des deux hommes déplia une lettre sansprononcer une parole, et la fit passer sous le nez du sergent deville, lequel s’inclina, après avoir reconnu le timbre de lapréfecture et la signature du chef de la police de sûreté.

Ces deux personnages étaient Tristot etPivolot. Ils n’étaient point parents, et cependant, par unebizarrerie de la nature, ils se ressemblaient comme s’ils eussentété frères. Grands, maigres, dégingandés, osseux, les jambesdémesurées, la figure pointue et sans barbe, les cheveuxgrisonnants coupés ras, tels ils étaient.

Ils avaient l’air de deux employés jaunis surles paperasses et ankylosés sur les ronds de cuir. Ils avaient àpeu près le même âge, c’est-à-dire une quarantaine d’annéesenviron.

Depuis longtemps la conformité de goûts,d’humeur, les mêmes bizarreries ; peut-être cetteressemblance, cet air de famille, les avaient rapprochés et avaientfait d’eux des amis inséparables.

Rentiers tous les deux, presque riches,indépendants, garçons, sans famille ni liaison, ils vivaient à leurguise, mais la vie leur eût paru sans doute monotone et lourde sansune étrange passion qui leur travaillait l’esprit à tous deux.

Ils avaient voulu faire la police, enamateurs, par goût. Peu à peu, cette idée était entrée profondémentdans leur cervelle inactive. Ils désiraient travailler,mais pour eux, en amateurs, tout en essayant d’être utiles.

Les difficultés mêmes qu’ils rencontrèrent audébut, chaque fois qu’ils se heurtèrent dans leurs enquêtes, à lapolice, au lieu de les arrêter, ne firent que les surexciter.

Les agents du quai des Orfèvres ne tardèrentpas à entendre parler d’eux et à les connaître.

Après avoir reçu de fortes admonestations, duchef de la sûreté, Tristot et Pivolot, en plusieurs circonstances,finirent par rendre de si réels services qu’on les écouta.

Ces deux étranges bonshommes étaient douésd’une pénétration singulière, d’un flair étonnant, d’un espritd’observation très développé.

Par trois fois la police s’était égarée surdes fausses pistes, dans des affaires très graves et qui attiraientl’attention du public, et par trois fois c’étaient Tristot etPivolot qui l’avaient sauvée d’un humiliant insuccès.

Depuis lors, libres de s’adonner à leur manie,ne craignant plus d’être arrêtés, en pleine enquête, par un ordrepéremptoire de la préfecture, Tristot et Pivolot vivaient heureux.Seulement, ils s’étaient fait des jalousies et des inimitiésnombreuses à la préfecture.

Parmi ces jaloux et ces ennemis, le plusardent, le plus implacable, certes, était le gros Chambille.

Tristot, un jour, l’avait dit àPivolot :

– Chambille est capable de faire couperle cou à un innocent pour nous donner tort et nous jouer un mauvaistour !

Aussi, chaque fois qu’ils savaient Chambilleoccupé d’une enquête – et, étant connue son habileté, on ne lechargeait guère que des affaires les plus graves – les deuxcompères redoublaient de prudence.

C’était entre eux et l’agent, une luttesourde, où personne ne comptait les coups, à la vérité, mais quin’en était pas moins redoutable, puisqu’elle se livrait sur unterrain dangereux et qu’elle avait pour enjeu la vie ou la libertéd’un homme, souvent d’un coupable, parfois d’un innocent.

…… … … … … … .

Le gardien de la paix ayant lu la lettre, quiétait un laissez-passer de la préfecture, s’effaça.

Tristot et Pivolot entrèrent, clignant lesyeux, comme pour concentrer les rayons visuels sur tout ce qui lesentourait, et ayant un léger et singulier mouvement de narines,comme s’ils avaient voulu aspirer une odeur de crime.

Les deux sergents de ville laissés auprès ducadavre par M. Lacroix avaient suffisamment vu et entendu,pendant la première enquête, pour mettre les compères au courant.Et, les prenant pour des agents secrets de la préfecture, ils nerefusèrent point de leur donner tous les renseignementspossibles.

Tristot et Pivolot surent donc vite lesprincipaux détails – l’attitude singulière de Guerrier – sonirritation à certaines allusions du commissaire – l’arrestation deBéjaud et les indices qui avaient amené cette arrestation.

Alors, sans se dire un mot, comme s’ils ne sefussent pas connus, ou plutôt pareils à des visiteurs qui, serencontrant dans un monument ou dans un musée, entreprennent unepromenade chacun de leur côté, Tristot et Pivolot, peu soucieux dela stupéfaction des sergents de ville, se séparèrent, se tournantle dos. Ils allaient à leur guise, ici où là, flairant et furetantsuivant leurs inspirations.

Pendant qu’ils étaient là, le médecin commispar le commissaire de police arriva et fit l’examen du cadavre – seréservant de pratiquer plus tard l’autopsie, s’il y avait lieu.

Le médecin constatait la mort, arrivée d’unefaçon foudroyante, à la suite de la section de la carotide. Il yavait eu une courte lutte ; des ecchymoses se voyaient auxavant-bras de la victime. La mort remontait à deux heures du matinenviron.

Il signa, parapha, plia le rapport, demandad’un ton indifférent si l’on savait qui avait fait le coup et s’enalla sans même attendre la réponse.

Après avoir examiné les serrures, la caisse,les malles de Béjaud et de Brignolet, les papiers, le toit, lasituation des bureaux, de la maison, des chambres des domestiques,enfin après avoir tout vu, Tristot et Pivolot, prirent congé desagents, demandèrent au concierge l’adresse de Jean Guerrier, deM. de Terrenoire, de la femme de Brignolet et de celle deBéjaud ainsi que quelques renseignements sur les habitudes de vivrede Béjaud et de Brignolet.

…… … … … … … .

Quand ils s’arrêtèrent au premier étage,occupé par Tristot, d’une maison de la rue de Douai leurappartenant et, quand ils furent installés confortablement devantdeux tasses de chocolat qu’on leur servit aussitôt, il parut àcertains signes qu’ils allaient enfin se décider à parler.

– Quelle est votre opinion, monsieurPivolot ?

Ces deux bizarres originaux ne se tutoyaientjamais et ne se parlaient qu’avec la plus extrême politesse, commes’ils n’avaient pas mis à l’épreuve, de longue date, leur caractèredébonnaire, et s’ils avaient craint qu’un froissement quelconquen’altérât leur amitié.

Pivolot mit quelque temps à répondre.

– Mon cher monsieur Tristot, le coup estfait par un bonhomme qui nous donnera du fil à retordre. Et si nousne le pinçons pas, ça ne sera pas Chambille qui le pincera. Jeregrette, monsieur Tristot, de ne pouvoir vous exprimer une autreopinion. Puis-je connaître la vôtre ?

– Exactement pareille, Monsieur.Impossible de me prononcer avant quelques heures ; Chambille aune chance contre nous : l’arrestation de Béjaud…

– Béjaud est-il complice ? Celan’est pas certain.

– Nous le saurons peut-être avant la finde la journée.

– Qu’avez-vous observé, boulevardHaussmann ?

– Voici. Je passe sur les détails quevous connaissez qui sautaient à nos yeux et qui ont dû faire lajoie de ce pauvre Chambille. Guerrier a prétendu qu’il s’étaitendormi brusquement, en laissant la caisse ouverte.

« Cela est vrai ! Autrement, ensupposant même qu’il fût le voleur, pour écarter les soupçons, ilaurait marqué la caisse de traces d’effraction. L’histoire de sonsommeil est si invraisemblable, si incroyable qu’elle doit êtrevéridique. Supposons qu’il soit coupable, comme l’en soupçonnemonsieur Lacroix, comme beaucoup de choses le font croire. Quedevait-il faire ? D’abord, rien ne lui était plus facile quede voler sans assassiner. Puis, le vol commis, la caisse referméeet sillonnée d’éraflures, rien ne lui était plus facile que departir, comme il l’eût fait s’il ne s’était point endormi. Il esttellement incroyable qu’un assassin attende ainsi la justice, sansavoir une histoire toute prête, que je ne comprends pas monsieurLacroix de s’être arrêté un instant à croire cette chosepossible.

– Et Béjaud ?

– Béjaud, je le réserve. Je verrai plustard. Que pensez-vous de ce que je viens de vous dire,Monsieur ?

– Sans être aussi affirmatif, je crois,comme vous, Monsieur, que le coup a été fait en dehors… Etcependant rien ne le prouve. Toutefois, quelques indices m’ontfrappé, qui me semblent se contredire entre eux. Par exemple, j’airemarqué que le caissier devait être très agité, car il s’estpromené dans son bureau de long en large assez souvent – on voitdes traces de pas, qui sont récentes, puisqu’il a plu seulementhier, vers neuf heures du soir et, que Guerrier est venu à lacaisse vers dix heures. Pensait-il aux affaires de son patron, àses affaires particulières ou à autre chose ? Je l’ignore.Mais l’agitation est évidente. Guerrier a voulu fumer. Il a allumédes cigares, il les a laissés s’éteindre, tant sa préoccupationl’obsédait, et les a jetés pour en rallumer d’autres. J’ai ramasséles cigares que monsieur Chambille a oubliés. Les voici.

– J’ai fait la même observation, et j’airemarqué, comme vous, la contradiction qui existe entre cettefièvre apparente et le calme d’esprit que dénote le faitsuivant : monsieur Guerrier était venu à son bureau pours’occuper, à la veille des versements importants, d’un travail decontrôle et de révision très aride qui nécessitait la concentrationde son esprit et une entière liberté de son jugement. J’ai examinéles papiers épars sur son bureau. Ces papiers représentent labesogne accomplie la nuit par le caissier. Tout est en règle.

« Je n’y ai point vu d’erreurs. Il y a làun effort d’intelligence réel. Je ne crois pas un homme capabled’un pareil effort, cinq minutes avant de commettre le crime dontnous parlons. Donc, du côté des cigares, agitation, fièvre ;du côté du travail, des papiers et des chiffres, calme d’esprit,tranquillité, sang-froid. Donc, contradiction.

– Après tout, s’il a allumé tant decigares, c’est peut-être qu’il les trouvait mauvais !…

Et, cela dit avec philosophie, M. Pivolotchoisit dans une boîte un de ces petits havanes délicieux de ceuxqu’on nomme : Veni, vidi, vici…

– Allons voir Guerrier, dit-il,nous le jugerons mieux.

Cependant, M. Lacroix avait transmis unrapport détaillé au parquet en même temps qu’il envoyait Béjaud audépôt.

Puis, sans perdre une minute, il avait essayéde compléter son enquête. Dans la soirée, alors que sesrenseignements étaient très complets, il fut appelé au parquet, oùil eut une longue conférence avec le juge d’instruction,M. de Lignerolles, commis à cette affaire.

M. de Lignerolles ! Cemagistrat qui avait recommencé, à Versailles, pour Roger Laroque etSuzanne, la torture morale inaugurée par le policier Lacroix.

Toute la nuit qui suivit, deux hommesstationnèrent dans la rue de Châteaudun, devant les fenêtres del’appartement habité par Jean Guerrier.

De ces deux hommes, l’un était Chambille.

Au matin, Chambille seul entra. L’agent quil’accompagnait s’en alla au commissariat de police et revintpresque aussitôt avec M. Lacroix, qui, sous son paletot, avaitpassé son écharpe tricolore.

Magistrats et agents montèrent.

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