La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 16

 

 

Depuis l’accident où elle avait failli trouverla mort, Suzanne n’était pas retournée aux ruines ; c’était depréférence dans la vallée des Vaux-de-Cernay qu’elle allaitchercher ses paysages.

Elle aimait le contraste et avait uneprédilection pour ce pays sauvage.

Elle s’y trouvait par une radieuse et chaudeaprès-midi des premiers jours d’octobre ; la nature étaitéclatante de couleur et de lumière ; les feuilles des arbrescommençaient à jaunir.

Elle s’était assise à l’ombre, contre unrocher.

Un engourdissement la prit ; elle laissatomber son pinceau, sa palette ; elle appuya la tête dans unangle de la pierre, et, un sourire sur les lèvres, elles’endormit.

Raymond savait qu’il la trouverait là, elle lelui avait dit la veille, car déjà, malgré sa prudence, elle nepouvait plus dissimuler le plaisir qu’elle éprouvait à revoir lejeune homme ; elle se sentait dans les veines comme un sangplus abondant, plus chaud et plus vivace ; elle avait plus debonheur à vivre et elle s’abandonnait sans y réfléchir encore àcette nouvelle vie, à ce bonheur charmant et nouveau.

Raymond vint et eut de la peine à latrouver.

Quand il comprit qu’elle dormait, ils’approcha doucement. Il était très pâle. Son cœur battait à lefaire souffrir.

Quant à Suzanne, elle souriait toujours,rêvant, sans doute.

Il s’arrêta lorsqu’il fut à deux pas d’elle.Et, pendant longtemps, silencieusement, n’osant plus faire unmouvement, il l’admira, puis il alla, très doucement, avecd’infinies précautions, s’accouder à la roche qui servaitd’oreiller à la jeune fille. Et là, souriant lui-même, il continuade regarder.

Puis, bientôt, le sourire s’effaça, Raymond semit à genoux, très près, regardant, admirant.

Mais son pied avait heurté une pierre et faitun léger bruit.

Suzanne avait remué les doigts ; sespaupières, sans s’ouvrir, s’étaient agitées… et ce qu’il ne vitpas, c’est qu’elles s’entrouvraient légèrement, juste de quoilaisser percer le regard, à travers la longueur des cils.

Elle était réveillée et elle voyait Raymond.Et elle éprouvait une douceur infinie à se laisser admirer ainsi…si chaste qu’elle ne pouvait soupçonner le danger… restée enfantdans le fond de son âme.

Elle l’admirait aussi…

Cette figure honnête, loyale, respirait tantd’amour !… Elle devinait dans ces yeux noirs quil’enveloppaient de leur ardeur, tant de tendresse !… Maisvoilà qu’elle ferme les yeux tout à fait pour ne plus voir, pourfaire la nuit autour d’elle… ce qu’elle voudrait…

Raymond s’est encore rapproché… Et il s’estpenché sur son visage… une seconde, elle a senti sur ses yeux etson front et ses cheveux l’haleine du jeune homme.

Elle a peur… tout son sang reflue vers soncœur… Puis, sans voir, toujours, elle a senti quelque chose debrûlant et de frais qui effleurait les frisures folles de sesblonds cheveux…

N’y tenant plus, Raymond l’avait embrasséefurtivement. Et elle avait entendu ces mots, infiniment pluscaressants que le baiser.

– Oh ! Suzanne, que je vousaime !…

Puis, comme évanouie, elle était restée sansforces. Et elle n’avait plus rien vu, en rouvrant les yeux…

Raymond s’était enfui, éperdu, la tête enfeu…

Cela avait remué son âme.

Elle s’était sentie tout autre… Elle avait vuplus clair en elle-même, et ce baiser la bouleversait.

Elle se leva, agitée par un invincible effroi.Et elle passa lentement, par un geste machinal, la main sur sonfront, comme si ce simple geste eût pu effacer la trace des lèvresdu jeune homme.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! »se disait-elle, ayant envie de prier, comme si elle s’était vue àl’approche d’un danger, ayant laissé venir l’amour, parce qu’ellene se doutait pas de ce que c’était qu’aimer, et épouvantée,maintenant que l’amour était venu.

Toujours sa main essuyait son front, et ellerépétait :

– Non, non, je ne veux pas…

Et sans doute quelque vision douloureuse sedressait devant elle, car elle murmurait encore :

– Il m’aime… mais moi, je ne veux pasl’aimer… non, je ne l’aimerai pas, ni lui ni un autre… Cela estimpossible… cela ne m’est pas permis… Ni lui ni un autre,jamais !…

Elle se mit à marcher dans les roches, presquecourant, essayant de reconquérir son sang-froid et n’y parvenantpas.

Elle voulut se remettre à son tableau, mais,en l’état d’extrême surexcitation nerveuse où elle se trouvait, cefut en vain…

Alors, elle plia son chevalet et revint auhameau, où, en passant, elle avait laissé son cheval. Un quartd’heure de galop effréné – car voulant s’étourdir, elle auraitvoulu ne plus penser – et elle fut à Maison-Blanche.

Son père devina tout de suite que quelquechose s’était passé.

– Qu’as-tu donc, mon enfant ?demanda-t-il.

– Rien, dit-elle d’une voix sourde.

Le lendemain, elle eût bien désiré ne passortir encore, mais elle eût inquiété son père qui l’observait. Ilsfirent ensemble une promenade en voiture.

En rentrant, ils trouvèrent devant la grillela voiture de Méridon. Au château,Mme de Noirville les attendait et venaitrendre à Roger sa visite. Raymond et Pierre l’accompagnaient.

Suzanne fut très froide pour Raymond, presquedédaigneuse. Le jeune homme s’en aperçut bien vite et se troubla.Une douleur aiguë se peignit sur son visage. Sa pâleur ordinaires’était accentuée. Ses yeux, devenus suppliants, interrogeaientSuzanne. Mais celle-ci demeura impénétrable.

Et Raymond se disait :

« Elle s’est réveillée au moment où j’aieffleuré ses cheveux, elle s’est offensée… Elle me méprise… Je suisperdu… »

Profitant d’une seconde où il la voyait seulesur la terrasse, il s’approcha d’elle vivement et, très bas, deslarmes dans la voix :

– Mademoiselle Suzanne, je vous demandepardon, dit-il.

Le cœur de la jeune fille s’effondra, pourainsi dire. Cette voix était si douce !… Un instant, elle eutenvie de relever sur lui ses yeux qu’elle tenait baissés et de luimontrer par un sourire de son regard, qu’elle n’était pointfâchée !… Mais cela, c’était un aveu d’amour !… Et unsecret mystérieux bien puissant, enfoui tout au fond de son cœur,l’empêchait d’aimer, lui défendait l’amour !… Elle dompta soncœur.

– Qu’ai-je donc à vous pardonner ?dit-elle d’un air hautain. Il balbutia, ne sachant plus ce qu’ilfallait penser.

– Je croyais, je craignais… j’ai été sihardi… Pardonnez-moi je vous en supplie, je suis si malheureux dem’être attiré votre colère…

– Je ne vous comprends pas !dit-elle. Et elle passa et alla rejoindre son père, qui descendaitau parc avec Julia et Pierre. De loin, se retournant tout à coup,elle aperçut Raymond sur la terrasse, comme cloué à la même placeet foudroyé.

Son cœur s’attendrit. Et ses yeux reflétèrentcet attendrissement, mais Raymond était trop loin pour voir… Ilresta triste.

– Je l’ai offensée, murmura-t-il… j’aiperdu mon bonheur… et pourtant je l’aime… Oh ! Je l’aimetant !…

Pendant les jours qui suivirent, Suzanne nesortit qu’à pied et n’alla pas plus loin que l’extrême bordure duparc, du côté de la plaine ; elle savait bien que Raymond,après la scène du château, n’oserait s’aventurer jusque-là.

En effet, Raymond resta invisible.

Il n’était pas loin, cependant, il rôdait auxalentours ; il redoutait et désirait tout ensemble larencontre de la jeune fille.

Ils restèrent ainsi, dans la même situation,pendant plusieurs jours.

Si Raymond était triste, Suzanne n’étaitcertes pas plus gaie – ou bien, si elle essayait de rire, parfois,pour donner le change à son père et pour éloigner ses soupçons,c’était d’un rire nerveux et forcé qui faisait mal à entendre.

Raymond avait pris possession de son âme.

Elle avait beau vouloir se défendre, il étaittrop tard.

Laroque remarquait bien sa constantepréoccupation et s’en inquiétait. Il crut qu’elle était malade,s’informa tendrement de sa santé, mais elle le détrompa.

Jamais elle ne s’était mieux portée.

– Tu t’ennuies, alors ? fit le père.Je te vois triste.

– Non, je ne m’ennuie pas du tout,croyez-moi.

– Alors, qu’as-tu ? Car tu es toutechangée.

– Je n’ai rien, père, je vous assure.

– Veux-tu retourner à Paris ?

Elle tressaillit. Cette idée lui était venuedéjà. Retourner à Paris, c’était un moyen presque sûr de ne plusvoir Raymond, tant que celui-ci resterait à la campagne ; maisles vacances étaient terminées. Raymond n’allait point tarder, sansdoute, à rentrer à Paris… À Paris, Raymond, elle en était sûre,trouverait le moyen de la rencontrer dans le monde – tandis qu’à lacampagne elle pouvait le fuir toujours.

Son parti fut bientôt pris. Elleresterait.

– Non, dit-elle, j’aime, vous le savez,la vie très libre que je mène ici. C’est à Paris que jem’ennuierais.

Laroque n’insista pas.

Et la même vie continua.

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