La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 6

 

 

À peu près situé à égale distance de Chevreuseet de Maison-Blanche, Méridon est une ferme assez importante,traversée par l’Yvette ; les bâtiments sont de constructionmoderne et n’offrent rien de remarquable, si ce n’est pourtant, aumilieu de la vaste cour ménagée au milieu des bâtiments, une sortede pigeonnier à toit en éteignoir, qui prouve qu’il y avait là,autrefois quelque castel.

Il n’y a point de fermier ; Pierre deNoirville fait lui-même valoir ses terres, avec cinq ou sixdomestiques et une sorte de chef de culture qui prend pour lui lagrosse besogne.

C’est là que, depuis dix ans, habite Julia deNoirville.

Lucien de Noirville, en mourant, n’avaitpresque rien laissé à sa veuve, qui se trouva, pendant les deuxannées qui suivirent cette mort, dans une situation très proche dela misère.

Heureusement pour elle, un oncle de l’avocat,qui vint à mourir subitement, laissa aux deux fils de Lucien –Raymond et Pierre – la ferme de Méridon.

Julia était bien changée depuis lacondamnation de Laroque, et depuis la triste fin de son mari. Leremords l’avait vieillie vite et, quoique à peine âgée de quaranteans, courbée et cassée, elle avait l’air d’une vieille femme.

Sa vie s’était écoulée dans les larmes, depuislors.

Elle avait bien pensé à se livrer, às’accuser, à accuser aussi son complice, pour réhabiliter lamémoire de Laroque mais ce qui l’avait retenue, c’était la penséede Raymond et de Pierre, au nom desquels elle attacherait ledéshonneur d’une infamie !…

Mathias Zuberi avait disparu, elle ne l’avaitpas revu depuis la condamnation. Qu’était-il devenu ? Elle nele savait.

Ce fut bien difficilement qu’elle put faireinstruire ses enfants. Si tous les deux avaient voulu suivre unecarrière libérale, elle n’aurait pu suffire à leurs dépenses ;Raymond avait fait son droit ; il avait voulu suivre lacarrière de son père, du grand talent et de la mort dramatiqueduquel il avait bien des fois entendu parler.

Quant à Pierre, l’aîné, plus calme, plusrobuste aussi, il lui fallait pour vivre le vaste horizon de lacampagne qui emplissait d’air ses larges poumons. Il était restéprès de sa mère, à Méridon, une fois ses études achevées.

Raymond avait vingt-deux ans ; Pierrevingt-quatre.

Ils ne se ressemblaient pas, et quiconque leseût vus l’un auprès de l’autre, sans les connaître, n’eût pasdeviné qu’ils étaient frères.

Raymond était plus petit, plus nerveux ;son visage était plus pâle aussi, et ses yeux en étaient plusnoirs.

Pierre était grand et robuste. Son visage trèsrégulier, éclairé par des yeux noirs aussi – les yeux de la mère –,était hâlé par le soleil et le grand air. Il y avait dans sadémarche, dans les moindres de ses mouvements, je ne sais quoi desolide, de mâle et d’assuré.

Bien qu’habitant Paris, Raymond revenait trèssouvent à Méridon, tous les samedis jusqu’au lundi, d’une façonrégulière, et parfois dans la semaine, lorsque ses affaires ne leretenaient pas au Palais. Quant aux vacances, il les passait àMéridon tout entières.

Les deux frères aimaient Julia de tout leurcœur. Ils l’aimaient, non point tant seulement parce qu’elle étaitleur mère que parce que rarement ils l’avaient vue sourire. Ilsdevinaient chez elle une tristesse intime plus forte que savolonté, réagissant sur toutes ses actions, une de ces tristesses,incurables et profondes auxquelles il n’y a point de remèdes, etqui, pour ainsi dire, font corps avec la vie même.

Lorsque Pierre de Noirville, après sarencontre avec Suzanne, revint dans la soirée à Méridon, il trouvasa mère et son frère qui se promenaient dans la grande allée dechâtaigniers, en avant de la ferme, venant à sa rencontre. C’étaitl’heure où il rentrait de la chasse, d’ordinaire.

Tous les matins, il était debout au soleillevant ; il eût voulu retourner à la fontaine le lendemain,mais le temps avait changé ; il pleuvait ; Pierre futnerveux ; le soir, Raymond lui dit :

– S’il fait beau demain, jet’accompagnerai à la chasse.

Pierre ne répondit pas. Si Raymond l’avaitregardé, il eût observé un léger tressaillement, comme une secondede gêne.

Le lendemain le soleil brillait ; toutemenace de pluie avait disparu.

Ils partirent assez tard, le fusil àl’épaule.

Comme ils n’avaient qu’un chien pour eux deux,en général, ils chassaient l’un à côté de l’autre, ne s’éloignantguère. Ce jour-là, pourtant, Pierre poussa ses pointes, seul, dansla campagne, laissant Black à Raymond, jusqu’à ce qu’il disparûtvers les Vaux de Cernay. Raymond ne s’en aperçut pas tout d’abord…Quand il le remarqua :

« Pierre a quelque chose qu’il ne ditpas », pensa-t-il.

Il n’en continua pas moins de chasser jusqu’àce qu’il arrivât près des ruines. Il entra chez le garde.Mme Petit-Louis était là.

– Ah ! ah ! dit-elle, vouscourez l’un après l’autre ?

– Comment cela ?

– Monsieur Pierre est ici depuis uneheure ! Vous l’ignoriez ?…

– Absolument… Nous nous sommesperdus…

Mme Petit-Louis baissa lavoix :

– M’est avis, voyez-vous, monsieurRaymond, que ce n’est pas le faisan que monsieur Pierre est venuchercher ici aujourd’hui…

– Eh ! qui donc ?

– C’est bien plutôt la… faisane.

Et elle se mit à rire.

– C’est du côté des ruines que je l’ai vus’en aller tout à l’heure, c’est là que vous le rencontrerez, biensûr, si vous y tenez.

Raymond avait fort bien compris laplaisanterie de Mme Louis. Il y avait une femmesous roche.

– Parbleu ! murmura-t-il… en voilàle motif !

Et lui aussi s’en alla vers les ruines.

Au moment où il arriva, Black, qui n’avaitcessé de chasser tout le temps, tomba en arrêt. Un faisan partitque Raymond abattit d’un coup de fusil.

Fut-ce la vibration soudaine qui ébranla toutà coup les ruines, ou bien celles-ci, minées depuis longtemps parles crevasses où poussaient les ronces et les arbustes,n’attendaient-elles que les dernières pluies pours’effondrer ?

Toujours est-il que la moitié de la hautemuraille s’écroula avec un éclat pareil à celui de la foudre.

Raymond était trop loin pour courir undanger ; mais, de l’autre côté de la muraille, vers lafontaine de Saint-Thibaut, sans doute, il y avait du monde, car, àla détonation, à l’écroulement succédaient coup sur coup deux cris,un cri de femme, aigu… puis un cri d’homme.

Et Raymond, très pâle, s’élançait dans lesruines, en appelant :

– Mon frère, monfrère ! ! !

Il franchit en deux bonds l’écroulement quivenait de se produire.

De l’autre côté, comme lui, un hommeaccourait ; mais là-bas, dans les herbes blanches, une femmequ’il ne connaissait pas était étendue immobile et semblaitmorte.

Suzanne était revenue travailler cejour-là.

Et, depuis deux heures, elle peignait, trèsattentive, ne voyant rien de ce qui se passait autour d’elle, et neremarquant pas que, derrière un tas de décombres ensevelis sous lesbroussailles, Pierre de Noirville la regardait avec une persistancesingulière.

Tout à coup, la détonation du fusil de Raymondla fit tressauter.

Puis le mur s’écroule et une pierre quirebondit sur d’autres pierres la frappe au front et l’étendfoudroyée.

Alors devant Suzanne arrivent en même tempsles deux frères aussi pâles l’un que l’autre, consternés, emplisd’une inexprimable émotion.

– Morte ! dit Pierre, mon Dieu elleest peut-être morte ! ! !

– Tu la connais ?

– Je l’ai vue avant-hier pour la premièrefois.

Suzanne était étendue sur le dos, les bras encroix ; le sang coulait de son front le long de sa joue ;sa bouche était entrouverte ; ses yeux fermés ; une deses mains, dans cette effroyable chute, avait rencontré une touffed’orties et comme pour se retenir la serrait convulsivement.

Pierre la prit dans ses bras, doucement, avecun infini respect, avec une tendresse de mère et la porta jusqu’àla fontaine.

Là il la déposa et appuya la tête contre unarbre.

Pendant cela, Raymond trempait son mouchoirdans l’eau très fraîche de la fontaine et lui tamponnait le front,lavait la blessure, baignait les yeux, la bouche, les mains.

– Qu’elle est belle ! murmura-t-ilen frissonnant.

Pierre disait, étendant les mains :

– Prends bien garde de lui fairemal !…

Mais Suzanne ne revenait pas à elle. Le sangcoulait toujours du crâne ouvert, et les cheveux, – les beauxcheveux blonds, – se souillaient.

– Il faut aller chez un médecin, ditRaymond. Elle perd tout son sang, et sa blessure a l’air d’êtregrave.

– Si elle reprenait connaissance, monDieu !

– Cours, dit Raymond, va chercher madameLouis et dis à Petit-Louis d’atteler un cheval à sa carriole.Madame Louis donnera à cette jeune fille des soins que nous nepouvons lui rendre.

Pierre prit sa course vers la maison dugarde.

Il fallait un bon quart d’heure pour yarriver, même en courant.

Raymond, à genoux près de Suzanne, dontl’immobilité l’effrayait, ne cessait d’étancher le sang de lablessure.

Il appuya doucement, chastement, comme il eûtfait à sa sœur, la main sur le corsage de la jeune fille, du côtédu cœur.

– Il bat, fit-il, on dirait qu’elle seranime !

Et, penché sur elle, il la contemplaitavidement.

Et, il répétait comme une sorte deprière :

– Mon Dieu, qu’elle est belle… etpâle !… Qui donc est-elle ?…

Tout à coup, Suzanne fit un mouvement. Uneplainte sortit de ses lèvres, une plainte d’enfant, comme un crid’oiseau.

– Elle étouffe, dit Raymond… quefaire ? La dégrafer ?… le n’oserai jamais…

Il défit les trois ou quatre premiers boutonsde l’amazone qui serrait la jeune fille à la gorge, mettant à nuson cou blanc et fin – d’un blanc presque transparent.

Cela lui fit du bien, car elle ouvrit lesyeux.

Raymond se recula, craignant del’effrayer.

Tout d’abord, elle ne le vit pas. Elle sentaitsur son front une terrible pesanteur ; elle avait beaucoup depeine à ouvrir les yeux et, même ouverts, elle ne distinguait pastrès bien. Elle essaya de se soulever sur les mains, mais elleretomba en laissant échapper une exclamation de souffrance.

Elle resta un moment immobile, puis, denouveau, elle fit un effort sans plus de résultat.

Raymond s’approcha d’elle. Alors, ellel’aperçut :

– Monsieur, dit-elle, qu’ai-jedonc ? Que s’est-il passé ?

– Ne remuez pas, Mademoiselle, ne faitespas un mouvement, vous vous fatigueriez inutilement et celaredoublerait vos souffrances.

Elle porta machinalement les deux mains à satempe, où elle venait de sentir, avec l’impression d’une chaleurbrûlante, une douleur aiguë.

Elle retira sa main pleine de sang.

– Ah ! je suis blessée !

Ses cheveux s’étaient dénoués. Sur son épaule,le sang avait coulé, tachant son amazone. Elle sentait aussi lesang qui, doucement, coulait dans son cou. Et la fontaine limpide,d’une pureté de cristal, était là, près d’elle. Suzanne tendit lamain pour puiser de l’eau.

Sans doute la douleur devint plus vive, carelle pâlit.

Raymond se précipita.

– Mademoiselle, je vous en supplie, nefaites aucune imprudence. J’ai envoyé mon frère chercher la voituredu garde. Dans quelques minutes, il sera ici. Alors nous voustransporterons chez Petit-Louis, où nous vous panserons.

Et, avec une sorte de timidité :

– Tout à l’heure, Mademoiselle, lorsquevous étiez évanouie et que vous ne pouviez ni sentir, ni voir, nicomprendre, j’ai lavé votre front, votre blessure, avec de l’eaufraîche… Voulez-vous me donner votre mouchoir… pour que je voussoulage un peu ?… Le mien, regardez, est rouge de sang…

Elle tira son mouchoir ; il le prit, letrempa dans l’eau. Elle avait appuyé la tête contre l’arbre. Elleferma les yeux, essayant de sourire pour rassurer le jeune homme,dont elle voyait le trouble.

Lui, doucement, avec des précautionstouchantes, refit ce qu’il avait fait tout à l’heure ; ilhumectait la plaie incessamment.

Entre ses cils, sans qu’il la vît, Suzanne leregardait, point inquiète.

Ce visage délicat et pâle, ces yeux doux,exprimaient si bien la distinction et l’honnêteté, qu’elle était àl’aise auprès de Raymond, comme elle l’eût été auprès de sonpère.

– Que vous êtes bon, Monsieur !murmura-t-elle… Vous êtes adroit comme un médecin et vos mains sontdouces comme celles d’une femme… Dites-moi votre nom, Monsieur,afin que je le répète à mon père.

– Je m’appelle Raymond de Noirville…N’ayez aucune reconnaissance envers moi, Mademoiselle… ce que jefais n’est-il pas naturel et tout autre ne l’eût-il pas fait à maplace ?…

– C’est étrange, dit-elle d’une voix quis’affaiblit tout à coup, je ne souffre plus, mais je ne voispresque plus clair.

Sa tête glissa le long du tronc de l’arbrejusque sur l’herbe.

– Mademoiselle…, Mademoiselle…, fitRaymond effrayé. Elle était de nouveau évanouie.

En cet instant, il entendit un bruit de voixet le roulement d’une voiture sur les cailloux.

C’était Pierre qui arrivait avecMme Louis.

Petit-Louis était allé, sur le cheval deSuzanne, qu’il avait sellé, jusqu’à Chevreuse prévenir le médecinavec mission de le ramener en toute hâte. Pierre avait attelé lecheval du garde à la carriole et était venu aux ruines chercherSuzanne.

– Eh bien ! dit-il à Raymond…Toujours évanouie ?

– Elle est revenue à elle tout à l’heure,m’a remercié, puis elle a perdu connaissance presque aussitôt.

– Pauvre demoiselle ! murmuraCatherine. Est-ce que c’est grave ?

– Elle a perdu beaucoup de sang, fitRaymond.

Les deux frères avaient les yeux fixés sur levisage de la jeune fille.

Tout à coup, ils les relevèrent, leurs regardsse rencontrèrent et, pendant deux ou trois secondes, fouillèrentjusqu’au plus profond de leur âme.

Puis, ils baissèrent les yeux tous les deux,comme s’ils s’étaient compris.

Ils étaient devenus plus pâles et leurs lèvrestremblaient un peu.

Mme Louis avait arrangé lescheveux de Suzanne et noué des linges autour de sa tête, pourarrêter le sang.

Puis, aidée par les jeunes gens, elle latransporta dans la voiture. Comme il n’y avait que deux places,Catherine monta. Pierre et Raymond marchèrent derrière.

Les cahots firent ouvrir les yeux à Suzanne.Elle souffrait beaucoup. Cependant elle ne se plaignit pas. À lamaison, elle voulut descendre sans aide, ce ne fut pas possible… lebras de Pierre la soutint… mais, instinctivement, des yeux, ellecherchait Raymond, resté en arrière, et qui la regardait.

Elle fut étendue sur un lit.

Pierre et Raymond la laissèrent seule avecCatherine.

Du reste, le médecin de Chevreuse arrivapresque aussitôt.

Il visita la blessure, la pansa.

– Est-ce grave ?

– Non. Rassurez-vous. Elle est faibleparce qu’elle a perdu beaucoup de sang, mais elle est vigoureuse.Dans quinze jours, il n’y paraîtra plus. Seulement, il ne faut pastarder à la faire reconduire, car la fièvre va la prendre… Il fautdes soins…

Le soleil était encore très haut. Il faisaitchaud. On installa commodément Suzanne dans la carriole, toujoursavec Catherine auprès d’elle. Le cheval de la jeune fille futreconduit à la main par Petit-Louis. Pierre et Raymond prirentcongé de Suzanne, qui leur tendit le bout de ses doigts.

Et l’on partit pour Maison-Blanche.

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