La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 2

 

 

Lorsque Roger avait quitté pour la secondefois la France, emportant le précieux fardeau de Suzanne presqueendormie dans ses bras, il n’avait fait qu’un court séjour enBelgique : le temps d’acheter un peu de linge pour sa fille etpour lui.

Après quoi il avait pris passage avec Suzanneà bord d’un paquebot à destination de New York.

Il resta quelques mois seulement dans cetteville ; une occasion s’offrant à lui de diriger une usineimportante à Québec, il alla s’installer au Canada.

Il s’était remis au travail avec une sorted’âpreté, rêvant de reconstituer sa fortune et de revenir en Francela consacrer tout entière, s’il le fallait, à la découverte dumystère qui enveloppait le drame de Ville-d’Avray.

Il usait ses forces à des labeurs acharnés,passant ses nuits à des recherches scientifiques, essayant detrouver, le premier, quelques nouvelles formes d’exploitation etqui, remplaçant les procédés vieillis, lui donneraient à bref délaila richesse.

Il avait repris, comme s’il n’avait pas quittéla France, ses travaux d’autrefois, faisant, comme autrefoisencore, deux parts de sa vie, l’une à sa fille Suzanne, l’autre àses travaux de chimie et de mécanique.

Un travail aussi énergique, soutenu par uneintelligence très alerte et très développée, devait lui porterbonheur.

Coup sur coup, Roger fit deux ou troisdécouvertes importantes qui devaient transformer la fabrication del’acier.

Les Américains sont audacieux et intelligents.Roger trouva auprès d’eux l’appui qu’il lui fallait, et, comme ilétait lui-même intelligent et audacieux, on ne s’enquit point deson passé ni des raisons qui lui avaient fait quitter laFrance.

Il revint à New York, où on lui facilita lamise en œuvre de ses procédés de fabrication. Ils réussirent,au-delà même de ses espérances.

Dès lors, ce fut fini.

En quelques années, il eut une des plusimportantes aciéries de New York, qui rivalisa avec les plusconnues d’Europe puis d’autres maisons s’élevèrent sous sadirection.

Laroque n’eut bientôt plus à s’occuper del’avenir de sa fille.

Associé toujours, – avec de gros intérêts, –il ne fut jamais en nom. Il se souvenait du passé et ne voulait pasattirer trop près l’attention de l’opinion.

Il craignait, non pour lui, mais pourSuzanne.

Lorsqu’il était au Canada, alors que Suzannen’avait encore que huit ou neuf ans, il avait pu changer son nom deRoger Laroque contre celui de William Farney.

Il avait trouvé à Québec un employé de l’usinedont il était directeur et dont la douceur, la grande intelligenceet la droiture l’avaient tout de suite attiré.

Une amitié avait commencé entre eux, – ellen’était qu’à l’état d’ébauche, – quand un événement dramatique laresserra tout à coup pour la dénouer presque aussitôt.

Un incendie, – un de ces terribles sinistrescomme seule l’Amérique nous en montre parfois, – éclata àQuébec.

La maison où demeurait Laroque fut une despremières atteintes. Laroque se sauva, mit sa fille en sûreté etcourut chez son ami, lequel portait ce nom de William Farney.

La maison de Farney était en flammes. Farney,à une fenêtre, tendait désespérément ses bras, montrant auxspectateurs affolés sa fille, une enfant de dix ans, pour laquelleil implorait la pitié et le courage.

Des flammes les environnaient, lesatteignaient, brûlaient leurs cheveux, leurs vêtements. Des poutresse détachaient du plafond, les escaliers étaient crevés, la morthideuse, épouvantable, approchait pour le père et la fille.

Roger Laroque vit le danger et ne réfléchitpas.

Il fit planter des échelles contre le mur et,les échelles n’arrivant pas jusqu’à la fenêtre, il accrocha unecorde d’incendie munie d’un solide crochet, à l’une de sesextrémités, à la fenêtre où se trouvaient le père et la fille.

Il grimpa à cette corde jusqu’enhaut :

– Donnez-moi votre fille, William,dit-il.

Le pauvre homme tendit l’enfant évanouie, queRoger retint dans ses bras, en se laissant dégringoler jusqu’àl’échelle.

Puis il descendit. L’enfant était sauvée. Ilvoulut remonter. Il n’était plus temps.

Voyant sa fille hors de danger et ne craignantrien pour lui-même, William avait profité de la corde pourdescendre, mais le mur s’était effondré, la corde s’était détachéeet l’homme était tombé en bas, avec des décombres enflammés.

Il avait les deux jambes brisées.

Roger Laroque lui-même avait eu le visageéraflé par une poutrelle qui n’était qu’un brasier rouge ; ilétait à jamais défiguré. Par bonheur, les yeux avaient étépréservés.

Du reste, son héroïque dévouement devait êtreinutile.

La petite fille avait été si épouvantée parl’horrible danger qu’elle avait couru, qu’elle fut prise, cinq ousix jours après, par une grosse fièvre qui l’emporta.

William Farney adorait sa fille.

Il fut plongé, après cette mort, dans unsombre désespoir.

Quand il guérit, la tristesse demeura, la joiene revint pas.

L’amitié était devenue plus étroite entre lesdeux hommes, si étroite même que Roger, un jour, n’hésita pas à luifaire la confidence de ce qu’il était, de ce qu’il avait été, nelui cachant rien.

William Farney le crut.

Un jour, Farney disparut de l’usine.

Il avait écrit à plusieurs de ses amis que,s’ennuyant depuis la mort de sa fille, il voulait chercheraventure, et, avec les ressources dont il disposait, gagner le norddu Canada pour y faire du trafic.

À Laroque seulement, il avait écrit qu’ilétait résolu à mourir et qu’il voulait qu’on ignorât sonsuicide ; non point qu’il eût honte de mourir ainsi et d’enfinir avec une vie qui lui était insupportable depuis la mort de safille, mais il avait résolu de mourir ignoré et de laisser planerune éternelle incertitude sur sa mort.

Il envoya à Roger tous les papiers pouvantprouver l’identité d’un William Farney et de sa fille, et ilachevait la lettre en disant :

« Gardez ces papiers, mon cher ami, jeveux qu’ils deviennent les vôtres, afin qu’ils vous donnent lasécurité, si jamais, comme vous en avez le secret espoir, vousretournez en France. Personne ne prouvera que Farney est mort.Substituez-vous à moi, substituez votre fille à ma pauvre enfant.Vous êtes désormais William Farney et non plus Roger Laroque et lehasard devait bien faire les choses puisque nos deux filless’appelaient Suzanne… Adieu, William, soyez heureux dans votreenfant ! »

À la lettre – lettre étrange – étaient joints,en effet, tous les papiers du mort, tous les papiers de safille.

– Eh bien, j’accepte, murmura Roger, celame servira sans doute.

Et effectivement, lorsque Roger revint à NewYork, il se fit appeler du nom de son ami.

Il savait l’anglais avant sa condamnation. Ilse perfectionna dans cette langue et en vint bientôt à la parlertrès purement, à l’écrire correctement.

C’est ainsi que s’étaient écoulées les annéeset Suzanne, au fur et à mesure que l’enfant devenait jeune fille,oubliait qu’elle s’était appelée Laroque, pour ne plus répondrequ’à son nom de Suzanne Farney.

Oubliait-elle vraiment ?

Quand Roger quitta définitivement le Canada,pour s’établir à New York, il mit sa fille dans une excellentepension de cette ville. Elle y resta jusqu’à l’âge de seize ans, yfit de fortes études, et en sortit sachant parfaitement, outre lefrançais qu’elle avait continué de parler, l’anglais et l’italien.Elle était devenue également excellente musicienne et lesprofesseurs de dessin lui avaient prédit de vrais succès si ellevoulait travailler sérieusement la peinture.

Quand elle n’eut plus rien à apprendre enpension, elle revint chez son père. Elle était simple de goûts,très modeste, d’un caractère timide, – restée française malgrél’éducation et les mœurs américaines, elle témoigna tout de suitede la plus grande répulsion pour le monde.

Si elle s’était écoutée, elle ne fût jamaissortie de la jolie villa que son père habitait à une demi-heure deNew York, tout près des aciéries, et sa santé en eût souffert.

Heureusement, Laroque veillait.

Il lui apprit à monter à cheval,l’accompagnant dans de longues promenades matinales, sous lafraîche et fortifiante brise de mer, l’habituant aux intempéries,au froid, à la pluie, à la chaleur, en l’obligeant à sortir partous les temps.

Suzanne était donc devenue vigoureuse, sansrien perdre de sa grâce féminine, de sa sveltesse, de sadistinction.

Cette question : « Avait-elleoublié ? » que de fois Roger se l’était faite à lui-même,dans le calme lourd des nuits sans sommeil, quand revenaient à sonesprit, trop surexcité de travail, les cauchemars du passé.

Avait-elle oublié ? Il croyait en êtresûr… Jamais, depuis dix ans, la moindre allusion, la moindrehésitation, un regard, une phrase inachevée, un geste qui pût luifaire soupçonner une arrière-pensée chez sa fille.

Lorsque, riche désormais, laissant à New Yorkdes affaires en pleine prospérité, il songea à revenir en France,il l’avait dit à sa fille en essayant de surprendre chez ellequelque rapide épouvante, suscitée par les souvenirsd’autrefois…

– Mon enfant, nous allons quitter NewYork pour aller habiter Paris que tu ne connais pas, où je ne t’aijamais conduite. Cela t’ennuie-t-il et préfères-tu que nousrestions où nous sommes ?

– Partout où vous irez, mon père, je voussuivrai.

Elle avait dit cela avec calme, et rien, danssa physionomie, ne pouvait faire croire à Roger qu’elle avait unearrière-pensée.

Cependant, quand Laroque fut parti, quand ilne fut plus là pour la surveiller, quelque chose changea soudaindans son visage, qui s’assombrit ; elle eut un pli aufront ; un souci était né en cette âme ; une tristessepeut-être. Elle s’assit lentement sur une chaise, près d’unefenêtre entrouverte ; elle leva ses beaux yeux limpides versle ciel où roulaient, dans un bleu intense, quelques nuages blancsque le vent, justement, poussait vers la France, et ellesoupira.

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