La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 19

 

 

Sitôt Laroque parti, les deux policiersamateurs se dirigèrent vers l’établissement du marchand de vin, ruede La Rochefoucauld, où Béjaud et Brignolet prenaient parfois leursrepas.

Ils entrèrent et appelèrent un gros homme àlarge panse.

– C’est vous qui êtes lepatron ?

– C’est moi, Cornélius dit Lupin, pourvous être agréable, si cela se peut.

– Cela se peut, monsieur Lupin.Asseyez-vous auprès de nous, et, si vous désirez prendre avec nousun verre de bière…

– La bière, ça n’est pas mon fort… maisje prendrai un demi-setier, pour profiter de vos bonnesintentions.

Cornélius s’en alla au comptoir, où il seversa un verre plein, qu’il apporta auprès de ceux de Tristot et dePivolot, et trinquant :

– À la vôtre !

– À la vôtre, monsieur Cornélius.

– Qu’est-ce qu’il y a pour votreservice ?

– Avez-vous entendu parler du crime de labanque Terrenoire ?

– Parbleu ! L’affaire a été tout aulong racontée dans les journaux. Et puis ça me touche un peu, carBrignolet, qui a été assassiné, – et Béjaud, qui est l’assassin, àce qu’on dit, – étaient nos clients.

– Ils ne vous doivent rien ?

– Non. Brignolet, de temps en temps, selaissait mettre en retard, mais il finissait toujours parpayer.

– À quel moment les avez-vous vus pour ladernière fois ?

– À quel moment ? Ma foi, c’est laveille même du meurtre, au soir, vers sept ou huit heures, que jeles ai vus pour la dernière fois.

– Où ?

– Ici où vous êtes, à cette mêmetable.

– Tous les deux ?

– Oui. Ils ne se quittaient presquejamais. C’est une paire d’amis. Ils avaient été soldatsensemble.

– Vous leur avez parlé ?

– Je leur ai dit bonjour en leur donnantune poignée de main, comme je fais à tous mes clients.

– Et vous n’avez rien remarquéd’extraordinaire chez eux, dans leur physionomie, leurallure ?

– Rien du tout.

– Ont-ils bu beaucoup ?

– Un litre à deux. Oh ! ils étaienttrès sobres. Jamais pour ma part, je ne les ai vus se piquer lenez. C’était leur grosse, très grosse ration, un litre, quand ilsmangeaient ensemble.

M. Cornélius, dit Lupin, s’arrêta tout àcoup, en se frappant la tête, comme s’il avait eu l’esprit traverséd’une idée lumineuse.

– Qu’est-ce donc ? demandaPivolot.

– Eh bien, je vous trompe en disant quece soir-là ils n’ont bu qu’un litre. Ils en ont bu… ou plutôt jeleur en ai servi deux.

– Ah ! ah !

– Oui, et voici comment cela s’est fait.En entrant, Béjaud me tape sur le ventre et me dit :« Père Cornélius, un litre, S. V. P. ! » Je sers, etils trinquent. Béjaud et Brignolet avalent leur verre d’un trait…Et Béjaud jette son verre, en criant qu’on l’a empoisonné. Il étaitfurieux et se démenait comme un possédé…

« – Père Lupin, qu’est-ce que vous avezfichu dans votre vin ? disait-il.

« Et il s’essuyait la bouche, encrachant, en toussant, et en faisant des : Pouah ! etdes : Pouah !

« Brignolet regardait Béjaud d’un airétonné :

« – Tiens ! qu’il dit, c’est drôle,je n’ai rien senti…

« – Vrai ? qu’il dit, Béjaud.

« – Ma parole. Je lui ai trouvé le goûtde tous les jours.

« Béjaud nous examinait, ne sachant trops’il fallait rire ou se mettre en colère.

« Il était persuadé que nous lui avionsfait une farce, et à la fin il se mit à rire :

« – Je vous revaudrai celle-là…

« Mais Brignolet se fâcha ; il nevoulait pas être accusé.

« – Tu avais pour sûr un crapaud dans legosier, qu’il dit, et voilà ce que t’auras senti en buvant…

« Il reversa deux verres. Moi-même jegoûtai le vin.

« Cette fois Béjaud ne s’aperçut de rien,pas plus que moi, pas plus que Brignolet… Béjaud s’étaittrompé.

« Le litre était à peu près vide, jel’emportai en déclarant qu’ils ne le payeraient toujours pas, etj’en apportai un autre pour lequel Béjaud ne trouva rien àdire.

« Voilà comme quoi ils ont bu les deuxlitres, ce soir-là contre leur habitude.

Tristot et Pivolot avaient pris quelquesnotes.

– Vous êtes de la police ? demandaCornélius.

– À peu près ! fit Tristot. EtBéjaud et Brignolet sont-ils restés longtemps chez vous ?

– Comme chaque fois, une demi-heure.

– Et c’est tout ce que vous avezremarqué ?

– Tout. Béjaud avait mangé de bon appétitet Brignolet, au contraire, n’avait presque rien pris. Il n’avaitfait que boire.

– Ils sont partis ensemble ?

– Ensemble.

– C’est bien, nous vous remercions,monsieur Cornélius.

Les deux amis payèrent leur consommation,glissèrent un fort pourboire dans la main du patron, qui seconfondit en remerciements, et s’en allèrent. Pivolot rentra chezlui en se remémorant ce qu’il venait d’entendre et en essayant d’endégager quelques éclaircissements.

« Il est bien possible, se disait-il,qu’on ait essayé de verser un narcotique dans le vin deBéjaud… »

Et tout en marchant, tout en réfléchissant,Pivolot se grattait vigoureusement l’occiput, comme s’il avaitvoulu en faire sortir une explication plus sensée.

« Ah ! nom d’un petit bonhomme, sedit-il, cela nous irait comme un gant, cette idée du narcotique…parce qu’elle explique aussi le sommeil étrange de Jean Guerrier.Parbleu ! la voici l’explication : on endort lesgardiens ; on endort le caissier ; on entre ; on ades fausses clés ; on vole ; un gardien seréveille ; on l’assassine ; puis on se sauve. Il y a làquelque chose à trouver, je le sens, mais quoi ? »

Il était arrivé chez lui, s’était déshabillé,avait chaussé des pantoufles et passé un veston de chambre.

Toujours plongé dans ses réflexions, ils’assit, ou plutôt se coucha à demi dans un fauteuil large etcommode, où il avait l’habitude de faire sa sieste, après déjeuner,et il tira un cigare dont il coupa l’extrémité avec soin.

« Assurément, il y a du narcotique sousjeu, se disait-il ; assurément, Jean Guerrier a dû être envahipar un sommeil contre lequel il lui fut impossible de lutter… Et cequi le prouve, pardieu ! ce qui le prouve, c’est qu’il aoublié d’éteindre sa lampe… Je me rappelle encore, en entrant, lematin, dans le cabinet près duquel avait été commis le meurtre, jeme rappelle cette abominable odeur d’une lampe qui avait filé… Etquelle lampe ?… celle de Guerrier. Si ce garçon avait étécoupable, aurait-il eu la présence d’esprit de réfléchir qu’enéteignant la lampe, il se livrait ? Non… Il l’eût éteinte,avant de feindre de s’endormir, naturellement… Tandis que la lampes’est éteinte d’elle-même, parce que personne n’était là pour laremonter… parce que Guerrier était tombé sans force sous lapuissance de ce sommeil maladif… C’est une explication,cela ! »

Il alluma une allumette et, pendant qu’ellecommençait à flamber, il jeta un coup d’œil distrait sur unguéridon placé près de son fauteuil, où il avait mis des notes etdifférents objets relatifs à l’enquête.

Cinq ou six cigares entamés, mais non fumés,étaient sur ce guéridon, épars – les cigares essayés par JeanGuerrier la nuit du meurtre.

Il les regarda machinalement – et sonallumette, flambant toujours, lui brûla le bout des doigts – puistout à coup, poussé par un singulier soupçon, il lança son cigaredans la cheminée, saisit un de ceux de Guerrier et l’alluma.

– La bonne intention excuse lamalpropreté, murmura-t-il avec conviction.

Il tira quelques bouffées et toussa.

– Exécrable ! Quel horribletabac ! Ça ne peut être que des cigares de la Régie !…C’est égal, je veux savoir. J’irai jusqu’au bout.

Et il se remit à fumer consciencieusement.

– Il n’est pas possible que tous cescigares soient aussi mauvais, murmura-t-il.

Et, imitant Jean Guerrier, il jeta le premierpour en allumer un autre.

Et celui-là, il ne le fumait pas depuis cinqminutes que des symptômes étranges se manifestèrent chez lui tout àcoup.

Il fut pris d’un engourdissementgénéral ; des choses de toutes les couleurs dansaient devantses yeux ; sa tête retomba sur sa poitrine lourdement.

Il se souleva sur ses mains ; ses brastremblaient ; il essaya de se mettre debout, n’y parvint pointet retomba. La terre tournait autour de lui.

Et songeant à Guerrier et à ce que le jeunehomme avait dû éprouver en fumant ces mêmes cigares :

– Très bien ! Très bien !faisait-il.

Il fit encore un effort, pour essayer de serendre maître de lui, mais il perdit complètement connaissance ets’endormit.

Il y avait déjà fort longtemps qu’il dormaitainsi, quand Tristot frappa à sa porte.

La bonne de Pivolot, une vieille domestiquefidèle et dévouée qui le servait depuis vingt ans, alla ouvrir.

– Monsieur Pivolot est chezlui ?

– Il est dans son cabinet, en train dedormir…

– À cette heure ?… Il est neufheures du soir.

– Voilà ce qui m’inquiète… Monsieur estrentré vers une heure et s’est enfermé… De toute l’après-midi, jene l’avais pas entendu bouger… Ayant eu besoin de lui parler… carje voulais savoir si Monsieur dînait chez lui, j’entrai… Il dormaitencore… et le bruit que je fis ne le réveilla pas… À sept heures,j’entrai de nouveau dans le cabinet, en criant de toutes mesforces : « Monsieur est servi ! » J’entendis unronflement pour toute réponse.

– Et il dort toujours ?

– Toujours. Entrez, vous le verrez.

Tristot pénétra dans le salon avec unecertaine anxiété. Ce sommeil lui semblait extraordinaire.

Il s’approcha de son ami, le contemplaattentivement et le secoua vigoureusement.

Puis il cria :

– Hé ! monsieur Pivolot,réveillez-vous ! Quelle idée de dormir ! Est-ce que vousêtes malade ?

Le bonhomme ne fit pas un mouvement.

– Si je ne l’entendais pas respirer, jejurerais qu’il est mort ! murmura Tristot.

Et il recommença à le bousculer et àcrier :

– Monsieur Pivolot !… C’est moi,c’est Tristot.

Et comme il ne bougeait pas davantage, Tristotpria la bonne de lui apporter une cuvette d’eau fraîche et unlinge.

Il fit mettre le tout près de lui, sur leguéridon, et bassina les tempes, le visage, le cou, les mains, lespoignets de Pivolot.

Enfin, il fit tant et si bien que Pivolotouvrit un œil, puis l’autre, étendit le bras gauche, puis le brasdroit, bâilla, se détendit, se souleva, promena des regards effarésautour de lui, reconnut la cuisinière, reconnut Tristot et, ahuri,demanda :

– Qu’est-ce qu’il y a donc, monsieurTristot, et pourquoi suis-je tout mouillé ?

– Vous dormez depuis six ou septheures.

– Hein ?

Il passa sa main sur son front.

Il se rappelait :

– Ce sont les cigares ! Sapristi,que j’ai mal à la tête ! Mais je suis bien content !

Tristot le considérait d’un air stupéfait.« Il est fou », pensait-il.

– Oui, je suis rudement content d’avoirsi bien dormi. Maintenant, je vois clair dans tout cela.Parbleu ! un enfant comprendrait !… Eh ! c’est trèsfort !

– Monsieur Pivolot, si vous vouliezm’expliquer ?

Pivolot se hâta de mettre Tristot au courantde ce qu’il avait tenté.

Quand il eut fini :

– Vous voyez, monsieur Tristot, que cettedécouverte est assez importante. Nous sommes sur une bonnepiste.

– Pour cela, il faut que nous voyionsBéjaud et Jean Guerrier. Monsieur de Lignerolles ne nous refuserapas, je l’espère, l’autorisation de causer avec eux.

– Surtout, si nous lui faisons part denos soupçons. Peut-être nous donneront-ils quelquesrenseignements ; mais auparavant, et afin d’agir avec plus desécurité, je veux aller trouver notre ami, le docteur Corpitel. Jele prierai d’analyser deux de ces cigares que Guerrier a allumés etdont il a tiré quelques bouffées. Il nous dira ce qu’ilsrenferment.

Pivolot se mit à table après s’être rafraîchile front à plusieurs reprises.

Il mangea d’assez bon appétit, pendantqu’auprès de lui, tout en causant de l’affaire qui les préoccupait,Tristot prenait un verre de fin et vieux cognac.

Tristot qui était allé au Palais pendantl’après-midi, avait appris là tous les bruits qui couraient surGuerrier, sa femme, Margival et Terrenoire.

Il en fit part à Pivolot.

Et, à son grand étonnement, il vit que soncompère, tout en écoutant avec attention cette histoire, n’avaitpas l’air de s’en soucier.

– Cela ne dérange aucunement mes plans,dit-il. Est-elle vraie, cette histoire ?

– On le dit.

À onze heures, les deux amis seséparaient.

– Je vais dormir sérieusement, cettefois, dit Pivolot.

Et, en effet, il dormit jusqu’au lendemain àhuit heures.

Il se leva, s’habilla, avala son chocolat, etsans perdre plus de temps alla sonner chez Corpitel.

Le docteur Corpitel, consulté, décomposa etanalysa les cigares, ce qui lui prit la journée et, le soir même,il adressait à Pivolot un assez long rapport où il expliquait lerésultat de son analyse. Ce rapport constatait que les cigares quilui avaient été remis par Pivolot avaient été imprégnés d’unecomposition obtenue avec du chanvre indien et de l’extrait dedaturah.

En lisant le rapport du docteur Corpitel,Pivolot pensait que c’était l’amertume très grande du daturah quiavait dû mettre Béjaud en défiance. Béjaud n’avait bu qu’un verrede vin, auquel était mêlé le narcotique. Jean Guerrier n’avaitfait, pour ainsi dire, que toucher du bout des lèvres aux cigares.Enfin, Pivolot, lui-même n’avait pas eu le temps de fumer jusqu’aubout un cigare commencé.

Quand le bonhomme fut bien pénétré desobservations scientifiques sur lesquelles le docteur s’étaitlonguement étendu, il alla trouver Tristot, auquel il rendit comptede ce qu’il savait, et tous deux s’empressèrent de courir auparquet, où ils demandèrent à parler àM. de Lignerolles.

Le juge d’instruction pensait à eux depuisquelques jours ; il savait par M. Lacroix, qu’ilss’occupaient de l’affaire, et il commençait à s’étonner de ne lespoint voir : il les connaissait, en effet, et savait de quelleimportance était leur opinion aussi.

« Où est la vérité ? »s’était-il dit.

On comprend avec quel empressement ilaccueillit Tristot et Pivolot, et avec quelle curiosité il lesinterrogea.

C’était la première entrevue qu’ils avaientavec le juge pour cette affaire : ils ne lui cachèrent rien dece qu’ils avaient fait, rien de ce qu’ils pensaient, rien non plusde ce qu’ils avaient découvert.

Ce n’était ni une explication bien précisequ’ils apportaient, ni la preuve indiscutable de l’innocence deBéjaud et de Guerrier, mais c’était du moins une piste qui mèneraitau coupable, quel qu’il fût.

M. de Lignerolles le comprit, etn’attendit pas, pour signer aux deux compères une permission devoir Jean Guerrier, qu’ils la lui demandassent.

– Tenez, dit-il, voilà ce que vousdésirez, n’est-ce pas ?

– En effet, nous vous remercions,monsieur de Lignerolles.

– C’est bien plutôt moi qui vous dois desremerciements pour le zèle que vous apportez gratuitement auxaffaires de la justice.

– Nous trouvons notre récompense ennous-mêmes, Monsieur.

Et Pivolot, se penchant à l’oreille de soncamarade, ne manqua pas d’ajouter :

– Et aussi dans la satisfaction d’embêterChambille.

Ils se rendirent au dépôt, après avoir priscongé du juge, et ils furent introduits sur-le-champ auprès duprisonnier ; le gardien qui les avait amenés se retira aprèsavoir lu le mot de M. de Lignerolles, et ils restèrentseuls avec Jean Guerrier.

Celui-ci, assis sur un escabeau, la têteappuyée contre le mur, dormait à demi, ou plutôt rêvait, ayant lesyeux fermés.

Pivolot l’appela doucement.

– Monsieur Jean Guerrier ?

Le jeune homme les regarda tour à tour et neles reconnut pas.

– Monsieur Guerrier, reprit Pivolot, nousavons déjà eu, mon ami et moi, le plaisir de nous rencontrer avecvous – le matin même de votre arrestation – et vous avez dû voirque nous n’étions ni l’un ni l’autre animés de mauvaises intentionsà votre égard… Je vous prie donc de nous considérer bien plus commedes amis que comme des ennemis.

Ce langage surprit Guerrier. Il examinaattentivement les deux compères et après un moment d’hésitation,finit par les reconnaître.

– Je vais vous expliquer tout de suite etsans autre préambule, monsieur Guerrier, l’objet de notre visite.Nous croyons, mon ami et moi, que vous êtes innocent.

Le caissier eut un geste attristé.

Pivolot comprit ce que voulait dire cegeste.

– Vous avez tort de vous décourager,Monsieur. À votre place, je me débattrais comme un beau diable, nefût-ce que dans l’espoir de me venger plus tard de ceux qui m’ontfait de la peine.

Les yeux de Guerrier brillèrent tout àcoup.

– Vous avez raison, dit-il, parlez !Que me voulez-vous ?

– Peu de choses. Nous désirons êtrerenseignés sur un point. Le soir du meurtre, en travaillant auxcomptes de votre caisse, vous avez fumé beaucoup ?…

– Oui, beaucoup, comme j’en ai lamauvaise habitude.

– De deux choses l’une : ou vousétiez préoccupé et vous laissiez éteindre vos cigares, que vousjetiez aussitôt pour en allumer d’autres – ou bien vous trouviezvos cigares détestables et en cherchiez un meilleur.

– Votre dernière supposition est exacte.J’allumai quatre ou cinq cigares. Je les trouvai tousinfumables.

– Vous n’avez pas remarqué qu’ils vousportaient à la tête ?

– Si. Je me suis endormi presque aussitôtd’un sommeil de plomb, et malgré moi.

– Eh bien ! vous êtes victime d’uneintrigue fort habile, les cigares avaient subi une préparationsavante dans laquelle entraient, à des doses inégales, le daturah,le chanvre indien et l’opium ordinaire.

– Que dites-vous ?

– La vérité !… Et il est probable –nous l’apprendrons tout à l’heure par Béjaud lui-même – que cegardien a été endormi de semblable façon… Et il est aussi probableque pareille tentative a été faite sur Brignolet, mais n’aura pasréussi. Ce qui explique que Brignolet se soit réveillé et ait étéassassiné !…

Guerrier semblait épouvanté :

– Et vous êtes sûr de ce que vousprétendez ? dit-il.

– Absolument sûr, Monsieur… Nous venons,il n’y a qu’un instant, de déposer entre les mains de monsieur deLignerolles le rapport du médecin-chimiste qui a analysé lescigares.

Les trois hommes gardèrent le silence.

Guerrier réfléchissait profondément.

– Vous connaissez-vous des ennemis ?demanda Tristot à son tour.

Le premier mot que répondit Jean Guerrierfut :

– Non !

Il se reprit :

– Une femme, pourtant – dit-il – avaitjuré de tirer de moi une vengeance…

– Une maîtresse abandonnée ?

– Non, une femme dédaignée…

– Oh ! oh ! ceci est grave.Rancune d’amour ! Les femmes dédaignées ne pardonnent pas…Quelle est-elle ?

Guerrier hésita au moment de prononcer le nomd’Andréa… Qu’allait-il faire ?… Ne se trompait-il pas ?Quelles raisons avait-il de croire Andréa si méchante et siperverse ? Un pressentiment seul le poussait. La colèrel’emporta sur toute autre considération.

– C’est madame de Terrenoire !

Tristot et Pivolot ne parurent nullementétonnés.

– Nous le savions, dirent-ilssimplement.

– Comment ? Par qui ?

– Par l’homme qui vous aime et qui vousestime autant qu’il est possible d’aimer et d’estimer un ami fidèledans le malheur. Vous comprenez ?

– Oui, fit-il tout bas. Ah !gardez-lui son secret, Messieurs. Celui-là fut un martyr.

– Il ne sépare pas votre cause de lasienne et n’aura de repos que lorsque tous deux vous serez lavés dela boue sanglante qu’on vous a jetée. Dites-nous bien tout, monami. Nous avons besoin d’être guidés par les victimes elles-mêmesdans ce labyrinthe inextricable.

Alors il raconta tout, c’est-à-dire sesrelations avec M. de Terrenoire ; il dit comment ilremarqua d’abord la bienveillance d’Andréa, puis comment il s’étaitaperçu, à la fin, que cette bienveillance se changeait en unsentiment plus vif. Il l’avait fuie, alors, pour échapper à latentation, mais elle l’avait recherché, suivi.

Tristot et Pivolot l’avaient écouté avec laplus profonde attention. Les confidences sincères de Jean Guerrierconfirmaient celles de Roger Laroque.

Mme de Terrenoire avaitrêvé de se venger du caissier, mais de quelle façon ? Etavait-elle accompli sa vengeance ? C’était un fait intéressantà connaître, que cette inimitié d’une femme.

– Madame de Terrenoire vous hait, c’estvisible, dit Pivolot, mais cela ne prouve rien, malheureusement,quant à ce que nous cherchons. La haine de cette femme, le meurtrede Brignolet et le vol de cette caisse n’ont rien de commun.Rappelez-vous bien les moindres incidents de votre vie… Vous nevous connaissez pas d’autres ennemis ?

– Non.

– Parmi les employés de la banque, vossupérieurs ou vos inférieurs…

– Je n’ai compté parmi eux que des amisjusqu’au jour de mon mariage. Alors, à peine marié, je n’ai plusrencontré chez eux que mépris et éloignement…

– Ah ! je comprends… Ilsconnaissaient les relations de votre femme et de votre patron.

– Ils les connaissaient, oui.

– Et vous ?

– Pouvez-vous croire que je fussecapable ?…

– Vous ne saviez rien en vousmariant ?

– Je le jure !

– Nous avons besoin de tout savoir.Racontez-nous donc comment vous avez été instruit de ces relationset quelles preuves vous en ont été données.

Guerrier fronça le sourcil. C’était un cruelsupplice que de revenir sur une pareille honte.

– À quoi bon ? dit-il, sombre.

– Il le faut ! dit Pivolot. Croyezque si nous insistons, ce n’est ni par curiosité ni parplaisir.

Le caissier rendit compte aux deux agents desscènes qui s’étaient passées devant le juge d’instruction,rapportant fidèlement les moindres paroles de Margival, deMarie-Louise et de Terrenoire.

Tristot et Pivolot ne l’interrompirent point.Ils hochaient la tête, et de temps en temps, se regardaient.

– Tout cela est singulier, murmuraPivolot…

Le récit qu’il venait de faire avait rejetéGuerrier dans une surexcitation nerveuse. Il s’épongeait le frontfréquemment, et en même temps il grelottait, secoué defrissons.

Tristot et Pivolot avaient sans doute despensées graves, car ils gardaient maintenant le silence et nesongeaient plus à interroger.

– Nous avons besoin de réfléchir à toutce que nous venons d’entendre, monsieur Guerrier, dit Tristot à lafin, c’est pourquoi nous allons vous quitter. En prenant congé devous, nous n’avons qu’à vous souhaiter un peu de patience, carvotre affaire nous passionne mon ami et moi, et nous sommes defichues bêtes, si nous ne parvenons pas à la débrouiller.

Guerrier haussa les épaules. Cela lui étaitindifférent, à la vérité.

– Avant de partir, j’ai une question àvous adresser. D’où teniez-vous les cigares que vous avezfumés ?

– D’un garçon de café qui les reçoitdirectement de La Havane.

– Nous procédons de la même manière,n’est-ce pas, monsieur Tristot ? Mais vous aviez déjà fumé deces cigares, de la même boîte sans ressentir d’effetssoporifiques ?

– Assurément.

– Qu’en concluez-vous ?

– Que, si ce que vous dites est vrai, descigares empoisonnés ont dû être mélangés aux miens, – placéspar-dessus, de façon que je dusse les prendre les premiers.

– Qui s’en occupait d’habitude ?

– Moi-même, quelquefois Brignolet…

– Qui avait apporté ceux-là ?

– Brignolet, justement. Je l’avais envoyédans l’après-midi renouveler ma provision. Et c’est lui qui, surmon ordre, plaça la boîte dans le placard.

– Bien. Cette boîte était-elleouverte ?

– Oui.

– Ah ! ah ! Et Brignolet nevous donna pas une explication de ce fait ?

– Si. Je crois qu’il me dit que la boîteavait été ouverte par erreur… Peu m’importait, du reste, puisquec’étaient les cigares que je voulais.

– Dans l’après-midi, vous n’avez pasfumé ?

– Jamais je ne fume à mon bureau dans lajournée, mais seulement lorsque je suis seul, et obligé deveiller.

– Très bien. Vous aviez confiance enBéjaud et en Brignolet ?

– La plus grande confiance.

– Ni l’un ni l’autre ne vous a jamaisdonné le moindre sujet de soupçon ?

– Jamais !

– Le soir du meurtre, vous n’avezremarqué rien d’anormal chez eux, sur leur visage, dans leurallure ?

– Brignolet était silencieux et distrait.À plusieurs reprises, je lui adressai la parole et il ne réponditpas. Quant à Béjaud, il s’est couché de bonne heure, disant qu’ilavait des coliques violentes et une envie de dormir qui lui coupaitbras et jambes… Tous les deux se sont mis à ma disposition, pour lecas où j’aurais besoin de leur service pendant la nuit. Je n’ai pasremarqué autre chose.

– Un dernier mot, dit Pivolot. Madame deTerrenoire ne s’est-elle pas consolée de vos dédains avec unamant ?

– Je l’ignore. Cela me semblerait peucompatible avec ses idées de vengeance.

– Vous raisonnez en honnête homme. Si,comme nous, vous aviez eu souvent l’occasion d’expérimenter laperversité de certaines femmes chez qui la passion parle ensouveraine, vous auriez remarqué en elles d’étrangesinconséquences, de monstrueuses aberrations. Permettez-moi de vousadresser une question sur laquelle je vous prie de me garder lesecret le plus absolu vis-à-vis de monsieur de Lignerolles.

– Parlez.

– Connaissez-vous bien monsieur deLuversan ?

– Ce boursier qui venait de temps à autreà la banque…

– Et aux soirées de la rue deChanaleilles.

– Oui. Je le connais peu, mais j’avouequ’il m’est antipathique.

– Ne le soupçonnez-vous pas d’avoir reçu,à un titre quelconque, les confidences de madame deTerrenoire ?

– Je ne puis rien vous dire à cet égard.Je vois bien que l’ami dont vous me parliez tout à l’heure a attirévotre attention sur cet homme qui, comme à moi, lui inspire lesplus vives répugnances ; mais je dois vous avouer que je nesaurais vous fournir aucun renseignement utile à son sujet.

Tristot et Pivolot n’avaient pas,provisoirement, d’autres questions à adresser à Jean Guerrier. Ilsle quittèrent donc pour se rendre dans la cellule du gardien decaisse Béjaud.

Béjaud avait été interrogé à plusieursreprises par le juge d’instruction et confronté avec Jean Guerrier.Dans les premiers temps, il avait paru accepter son mauvais sortavec résignation. Il se défendait de son mieux. Mais, quand il vitque toutes ses protestations étaient inutiles, il déclaraénergiquement qu’il serait désormais superflu de l’interroger,attendu qu’il ne répondrait pas – quelles que fussent lesquestions. Et il tint parole, opposant le mutisme le plus absolu àtoutes les habiletés de M. de Lignerolles. Il avaitcommencé par ne point prendre l’accusation au sérieux. Mais, au furet à mesure des interrogatoires, il avait perdu sa confiance et sagaieté. C’est alors qu’il déclara qu’il ne répondrait plus. Ce quilui avait imposé silence, en l’exaspérant, c’était l’impossibilitéoù il était d’expliquer comment il avait pu dormir si lourdement,qu’on avait assassiné un homme tout près de lui sans qu’il entendîtrien.

– Je ne sais pas, moi, avait-il dit, jene peux pas vous donner de renseignements. J’ai le sommeil léger.Faut croire que, cette nuit-là, je dormais comme une souche. PauvreBrignolet, va, pauvre Brignolet ! Mais il n’y a pas que moiqui dormais, puisque monsieur Jean Guerrier lui-même… Enfin, il y ade la gabegie là-dessous, c’est sûr, il y en a…

Cependant sa détention lui paraissait longue.Il était au secret, aussi bien que le caissier, et cette solitudeétait lourde. Dans les premiers jours, il conserva le vague espoird’être remis en liberté ; mais cet espoir diminua vite pourdisparaître tout à fait. Il tomba dans un abattement profond, uneprostration absolue, dont les gardiens qui lui apportaient sanourriture ne purent le tirer. C’était le souvenir de sa femme etde sa famille qui l’obsédait.

– Qu’est-ce que tout ça va devenir, monpauvre bon Dieu, répétait-il vingt fois de suite, machinalement,qu’est-ce que tout ça va devenir, si je ne suis plus là pour donnerla pâtée ?… Ils sont capables de me garder des années sous lesverrous… Et pourquoi, mon pauvre bon Dieu, pourquoi ?

Puis il cessa de pleurer et de se plaindre.Mais ses yeux fiévreux indiquaient qu’il était obsédé par une idéefixe.

… … … … … … … .

Pivolot montra au gardien la permission signéepar M. de Lignerolles.

Le gardien s’inclina et précéda les deuxamis.

Arrivé à la cellule, il tira le verrou, passala clé dans la serrure et ouvrit la porte.

– Tristot et Pivolot voulurent entrer,mais reculèrent en laissant échapper une exclamation…

– Nom de Dieu !… dit le gardien.

Béjaud s’était pendu.

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