La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 22

 

 

Laroque, énervé par cette enquêteinterminable, les craintes qui commençaient à l’envahir pour sasûreté personnelle, se laissait aller à la réaction dudécouragement.

Suzanne en profita pour essayer de ledéterminer à repartir en Amérique.

– Père, lui dit-elle, depuis que je saisdans quel labyrinthe inextricable vous vous êtes engagé, je ne visplus. La nuit, au moindre bruit, je me réveille en sursaut croyantqu’on vient vous arrêter. Quand vous promettez de revenir à telleheure, et que vous me faites attendre, je songe avec effroi àl’idée que vous êtes retombé dans les griffes de la justice et queje ne vous reverrai plus, comme autrefois que devant ces hommes àrobe rouge dont la vue me glaçait d’épouvante, à Versailles. Sicela doit continuer encore plusieurs mois, vous risquerez peut-êtrede retrouver votre honneur, mais vous perdrez votre fille.

– Chère enfant ! Oui… Tu changestous les jours… tu t’étioles dans cette solitude… Je devraispartir, retourner là-bas, où je suis honoré, où je serais heureuxavec toi… si je pouvais oublier ; mais il y a ici, dans cetteFrance que j’aime tant, où je veux finir mes jours, il y a un hommequi compte pour moi, qui est malheureux, injustement accusé,martyr…

– Jean Guerrier… c’est vrai.

– L’abandonner serait une trahison.Luttons jusqu’au bout, mon enfant. Soyons vaillants. Il n’est paspossible que cet inique jugement de Versailles ne soit pas réformé.Éloigne de toi les folles terreurs. Sois ferme dans ta conviction,dans l’ardent désir de voir ton père réhabilité.

Il achevait ces derniers mots quand la portes’ouvrit.

Le père Firmin, vieux jardinier du pays, avaitpassé la journée à Maison-Blanche.

– Que voulez-vous, père Firmin ?demanda-t-elle.

– Pardon, Mademoiselle ; pardon,monsieur Farney. C’est un voisin, un bon voisin, qui demande lapermission de visiter votre serre. Je crois bien qu’il voudraitvous demander quelques boutures qu’on aurait bien de la peine à seprocurer ailleurs qu’ici.

– Vous n’avez pas besoin de mapermission, père Firmin, dit Laroque. Donnez à ce monsieur tout cequ’il désire… du moment que c’est un bon voisin.

– Et un voisin rigolo, saufvot’respect, monsieur Farney, ajouta le père Firmin qui s’arrêtaitdifficilement de parler quand il avait commencé. Cet homme-là, ilen évu de toutes les couleurs. Paraît qu’c’est lui qu’aarrêté Lacenaire, mais vous n’connaissez pas ça, Lacenaire, vous,monsieur Farney. Lacenaire, c’est un assassin qu’en a tué quinze àlui tout seul. Il s’a fait prendre le jour où il aévu un complice.

Laroque écoutait avec intérêt le père Firmin,ce qui ne contribua pas peu à donner au vieux jardinier uneimpulsion nouvelle d’éloquence.

– J’vas vous dire. C’est un… un bon… unvrai… un roussin,quoi ! Il a été d’la boîtependant trente-trois ans, sept années de rabiot, sanscompter les services militaires. On ne voulait pas lui octroyer saretraite, mais il l’a prise. C’est Cuvellier qu’y s’nomme :quand on dit « Cuvellier » à la boîte paraît quetout l’monde se découvre. Y en a pas, y en a jamais eu d’pareil, yen aura jamais plus.

Laroque ne put s’empêcher de rire.

Mais, si le vieux de la boîte étaitréellement aussi malin, peut-être bien qu’on pourrait l’utiliser enfaveur de Guerrier.

Laroque invita le père Firmin à le mettre enrapport avec cet homme extraordinaire.

Le vieux jardinier, enchanté du succès de saharangue, sortit avec son maître et le conduisit à un petitvieillard tout ratatiné et clignotant qui essuyait ses lunettesavec un formidable mouchoir de couleur.

– Vous êtes monsieur Cuvellier ?demanda Laroque au visiteur, en exagérant, par prudence, son accentyankee.

– Oui, Monsieur.

– Et vous désirez visiter notreserre ? Très volontiers, Monsieur. Le père Firmin vousexpliquera nos essais d’acclimatation. Si quelques boutures de nosréserves pouvaient vous agréer, ne vous gênez pas. Je me fais unplaisir d’obliger un voisin qui, paraît-il, a rendu de grandsservices à son pays en le débarrassant de nombreuses bêtes férocesà faces humaines.

– Mon Dieu, oui, Monsieur, de très grandsservices. Mon pays m’a prouvé sa reconnaissance en m’allouant unepetite retraite dont je vis, après avoir élevé cinq enfants quifont leur chemin à Paris. J’aurais peut-être été plus favorisé auxÉtats-Unis, mais je n’aurais pas le plaisir d’être français ;c’est un privilège qui vous console de bien des choses.

William Farney trouva que le petit pèreCuvellier ne manquait pas de finesse. Lui aussi aimait la France,sa patrie, et peut-être bientôt la lui faudrait-il quitter pourtoujours.

– Quand vous aurez fait votre tournée etvos choix, lui dit-il, vous m’obligerez, monsieur Cuvellier, dem’accorder un moment d’entretien pour une affaire sérieuse oùj’aurais besoin de vos lumières.

– Soit, Monsieur ; mais je vouspréviens qu’elles sont bien vacillantes, mes lumières. Tant va lamèche au feu qu’elle brûle toute la chandelle. Encore deux ou troisjets de flamme et la farce sera jouée. Chacun son tour.

– Je vous attends au salon.

Le père Cuvellier revint au bout d’un quartd’heure.

– Je suis à vous, dit-il en acceptantavec plaisir le cigare que lui présentait son hôte, de quois’agit-il ?

– Il s’agit d’un homme qui veut me faireverser cinq cent mille francs dans sa caisse pour le seconder dansune affaire industrielle.

– Cinq cent mille francs ! répétal’agent retraité. C’est un joli denier.

– C’est peu pour moi. Néanmoins, je netiendrais pas à les perdre.

– Je comprends ça.

– De quels moyens dispose-t-on à Parispour vérifier l’honorabilité d’un homme ?

– Il y a des agences ; mais quand ils’agit d’une aussi forte somme, il faut se garder des agences. Sivous avez affaire à un coquin, croyez qu’il aura graissé la patteaux gens chargés de vous renseigner. Il peut lui en coûter dixmille francs, mais qu’importe, puisqu’il lui en restera quatre centquatre-vingt-dix mille.

– Vraiment ! Mais alors, commentfaire ?

– Vérifier par soi-même. Ah ! cen’est pas commode, surtout pour un étranger. Connaissez-vous leshabitudes du bonhomme ? C’est un débauché ? Il court lesfilles ?

– C’est bien pis, m’assure-t-on ;mais je n’ai pu en avoir la preuve. Il serait joueur.

– Joueur ? Et il vous demande cinqcent mille francs ? C’est pour les jouer, Monsieur !C’est pour avoir la jouissance d’éclabousser de vos billets debanque une galerie émerveillée ! Savez-vous en combien detemps il peut vous les perdre, vos cinq cent mille francs ? Enune nuit, en une demi-nuit !

Roger admirait ce petit vieux qui, aprèsquarante années de services militaires et civils, avait encore tantde vigueur dans l’expression de sa pensée.

– Je vois, dit-il, que vous connaissez àfond les joueurs.

– Je vous crois ; j’ai été pendantdix ans brigadier au service des garnis à la préfecture de police,où nous avions entre autres surveillances de nuit, celle destripots.

– Vraiment ! s’écria Laroque. Alors,vous allez peut-être pouvoir me renseigner.

– J’en doute ; car ce personnel serenouvelle en moyenne tous les cinq ans. Les pigeons disparaissent,se suicident ou vont en prison pour abus de confiance.

Laroque alla droit au but.

– Dans votre collection de voleurs ou devolés n’auriez-vous pas un certain Luversan ?

– Parfaitement, je tiens cet article.

Roger rayonna.

– C’est un homme entre deux âges, beaugarçon, brun, l’œil perçant, un accent indéfinissable, un bellâtre,une sorte de rastaquouère,comme on dit de nos jours.

– Parfait, et il ne saurait y avoir deuxLuversan de cet accabit.

– C’était de mon temps un boursier, unesorte de banquier marron.

– Ah !

– Il n’a pas toujours fait que de labanque et je l’ai connu dans les bas tripots du Quartier latin.Seulement, il ne s’appelait pas Luversan à l’époque dont je veuxparler. Il s’appelait… attendez !… Ah ! diable, c’estqu’il y a bigrement longtemps de cela. Ma foi, je ne m’en souviensplus.

– Je vous en prie, Monsieur, tâchez devous rappeler ce nom. Faites un effort.

– À quoi bon. Luversan est un coquin àqui je ne prêterais pas quarante sous. Je vous sauve cinq centmille francs et je ne vous demande pas de remise.

Il se levait pour se retirer quand soudain sonvisage s’illumina, Cuvellier, triomphalement, s’écria :

– Le nom de votre homme, je le tiens,c’est… c’est Mathias Zo… non ! Zu… Zubé… MathiasZuberi !

À ce nom de Mathias Zuberi, Roger Laroqueavait fait un brusque mouvement. Son cœur avait battu plus vite. Illui semblait se souvenir, lui, aussi ! Il lui semblait qu’ilconnaissait ce nom ! Mathias Zuberi avait été mêlé à savie.

Le vieux de la boîte s’étaitremis.

– Un joli coco, dit-il. Je revois sondossier comme si je l’avais là, sous la main. On ne connaît pas sanationalité, mais on a la conviction qu’il a fait de l’espionnagependant la guerre de 1870, pour le compte des Allemands. Il estgros joueur et c’est ce qui le perd. Vous êtes renseigné, Monsieur.Encore une fois merci, et bonsoir. Mon petit-fils m’attend.

Il se retira en saluant sans obséquiosité.

Laroque était très agité et très nerveux.C’est que lui aussi se souvenait.

Il se souvenait de ce Mathias Zuberi.

– N’avait-il pas été soldat ? Nes’était-il pas battu autour d’Orléans ? N’avait-il pas, alorsqu’il était sous-officier, surpris ce Mathias Zuberi en flagrantdélit d’espionnage et ne l’avait-il pas fait arrêter ?

Mathias Zuberi s’était échappé de sa prison,quelques heures avant d’être conduit devant le peloton d’exécution,et dans la prison, sur les murs, il avait écrit quelques mots àl’adresse de Laroque, par lesquels il le menaçait de savengeance…

Tout un monde d’idées et de conjectures sedéveloppait devant Laroque. Était-ce donc vrai que ce MathiasZuberi fût le même que Luversan ? Alors que de chosescompliquées se simplifiaient !

Le hasard avait servi le misérable d’une façonbien singulière, mais le hasard est un dieu aveugle qui tend lesmains et se laisse prendre par le premier venu.

Zuberi connaissait sa ressemblance avecLaroque, il l’avait augmentée, cette ressemblance, en choisissantdes vêtements pareils à ceux que portait le mécanicien, d’une coupeparticulière, de la même couleur, sans oublier cette pèlerine –mode assez rare – dont Laroque se couvrait les épaules, car ilavait gagné des rhumatismes pendant les terribles froids de laguerre de 1870.

Voilà à quoi il pensait. Mais, tout cela,après tout, n’était que conjectures.

Rien, peut-être, n’était vrai ! Zuberiavait donc calculé qu’il serait vu par la femme et la fille deLaroque ? Impossible. Que des témoins le prendraient pourRoger ? Impossible. Qu’il rencontrerait le mécanicien lelendemain au cercle, perdrait contre lui, et ferait ainsi passerdans sa caisse les billets volés à Larouette, billetsaccusateurs ? Impossible, encore, toujours !

Toutes ces hésitations, toutes cesincertitudes, Laroque était décidé à ne les confier à personne, pasmême à Suzanne.

Le lendemain, il rendait visite au pèreCuvellier qu’il trouva en train d’apprendre à lire à un bambin desix ans.

– C’est mon petit-fils, dit le retraité.Il a la tête bien dure, mais il a bon cœur, ce qui faitcompensation. La tête s’amollira chez lui et je suis convaincu quele cœur ne s’endurcira pas. Je parie que vous venez pour notrehomme ? J’y ai pensé toute la nuit. Si vous voulez savoir cequ’il vaut, adressez-vous à une sorte de coulissier marron, nomméd’Andrimaud, rue de Rivoli, 104. Il ne vous en dira que du bien,mais l’un vaut l’autre. D’Andrimaud en a eu pour deux ans de Poissyet dernièrement, étant allé à la boîte, j’ai appris que cecoquin recommençait sur une grande échelle. C’est peut-être pourlui que Mathias Zuberi voulait vous faire verser cinq cent millefrancs ?

– Non ; mais je vous remercie,Monsieur, de vos bons renseignements. Si votre petit-fils veutvenir de temps en temps faire des bouquets chez moi, il sera lebienvenu.

L’enfant sauta de joie, et Cuvellier,reconnaissant, fit à son tour visiter à M. Farney son jardinetet sa basse-cour.

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