La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 12

 

 

Quand Jean Guerrier lui fut amené,M. de Lignerolles l’examina curieusement, et, le jeunehomme l’ayant salué avec politesse, il répondit d’un signe detête.

Le juge était assis à son bureau.

Jean Guerrier resta debout.

Il pouvait voir, étalés sur le bureau, marquésde coups de crayon rouge et bleu, les papiers trouvés chez lui parLacroix.

Ces papiers, le juge les étudiait.

Il resta longtemps sans prendre la parole,comme s’il eût cherché par où il commencerait soninterrogatoire ; à la fin, il se décida à parler.

– Ainsi, dit-il, vous prétendez n’avoirrien entendu ?

– Absolument rien, je le jure.

– À quoi attribuez-vous donc la lourdeurde votre sommeil ?… Ne craignez pas de tout me dire ;l’accusation qui pèse sur vous est grave et repose sur des preuvesmorales qui ne sont pas à votre honneur.

Jean Guerrier fit un brusque mouvement.

– Vous pouvez m’accuser, Monsieur, monhonneur n’en restera pas moins sauf. Je n’ai rien à me reprocher,ni une imprudence, ni une négligence, pas même l’ombre d’unemauvaise pensée.

– Je crois cependant que vous aurezbeaucoup de peine à répondre à ce que je vais vous demander.

– Je suis impatient de voussatisfaire.

– Eh bien, écoutez. Il résulte del’enquête rapide à laquelle nous nous sommes livrés depuis hier survotre compte que vous avez dix mille francs d’appointements, maisque votre train de vie dépasse de beaucoup vos appointements. Voushabitez un appartement luxueux, plein d’objets d’art, de bibelotsde prix, votre femme a des diamants, des bijoux d’une grande valeurdont quelques-uns valent assurément la moitié, deux ou trois, même,la totalité de la somme qui vous est fixée pour vos appointements.Pourriez-vous me dire où vous prenez l’argent nécessaire à cesdépenses ?

– Mais, Monsieur, fit Guerrier, un peuinterdit, vous vous trompez beaucoup sur la valeur des objets quisont chez moi. Beaucoup de ces bibelots et de ces œuvres d’art ontété achetés d’occasion. Ce sont des trouvailles qu’on fait à Paris,sinon souvent, au moins quelquefois. Je ne m’y connais pasbeaucoup, je l’avoue, et j’aurais pu être trompé. Heureusement,j’étais conseillé par monsieur de Terrenoire. C’est lui qui, engénéral, m’indiquait ces bonnes fortunes de chercheur. Quant auxbijoux de ma femme, vous n’ignorez pas, sans doute, puisque votreenquête semble si complète, vous n’ignorez pas quel tendre intérêtmonsieur de Terrenoire…

Il s’arrêta. Que disait-il ? Ah, sessoupçons ! Ce qu’on lui avait laissé entendre !… Leslettres anonymes !… Tout cela lui revenait à l’esprit…

Et le juge, qui le regardait d’un œil curieux,devait tout savoir comme les autres.

Et voilà pourquoi tout à l’heure, ilprétendait que Guerrier ne trouverait rien à répondre.

– Je n’ignore rien, en effet, ditM. de Lignerolles sur un ton singulier, monsieur deTerrenoire avait une affection toute particulière pour votre femmeet lui prouvait cette affection par des cadeaux princiers. C’estainsi que vous avez enrichi votre ménage. C’était une excellentespéculation !

– Monsieur, dit Guerrier, effaré, sentantquelque chose d’énorme s’écrouler sur lui, et s’attendant –d’instinct – à comprendre enfin des faits abominables que tout lemonde savait, sans doute, et que lui seul ne connaissait pas.

– Dans la perquisition opérée chez vousce matin, M. Lacroix a mis la main sur des papiers quiseraient une preuve de plus des relations de monsieur de Terrenoireavec votre femme – s’il y avait encore besoin de preuves et si cesrelations n’étaient pas de notoriété publique.

– Taisez-vous, taisez-vous,taisez-vous ! fit Guerrier d’une voix rauque.

Et de grosses gouttes de sueur lui tombaientdu front.

Et c’était comme en un rêve qu’il entendaitles paroles du juge.

– Voici, repritM. de Lignerolles, des passages de certaines de ceslettres. Le plus incrédule, après cette lecture, ne douteraitplus :

« Ma chère mignonne, voici huit jours queje ne vous ai vue et ces huit jours m’ont paru longs comme desannées. Je me suis habitué à cette vie si douce que je passe entrevous et Margival, à cette nouvelle famille où je retrouve toutesles joies et les tendresses de mon autre famille et, quand unvoyage comme celui que je fais me tient absent de Paris, c’estsurtout vers vous, Marie-Louise, que se tendent mes bras. J’ai hâted’entendre votre douce voix et de voir votre jolisourire. »

Dans une autre :

« Vous avez pris possession de mon cœur,ma jolie voleuse. Quelle conquête vous avez faite, et combien peuvous devez en être fière ! »

Dans une autre encore :

« Je voudrais vous voir la plus richementmise et la mieux parée de tout Paris. Vous n’écoutez pas mesconseils et vous avez raison. Je vous aime tant, ma jolie fillette,que si vous n’étiez pas si modeste, si vous attiriez les regards,j’aurais peur qu’on ne vous volât à moi. J’en serai trèsmalheureux. Vous vous êtes rendue nécessaire à ma vie. Je mourrais,bien certainement, si je venais à vous perdre, si vous veniez àm’oublier. »

– Il y a vingt autres lettres de cettenature, reprit le magistrat, écrites sur le même ton. Ces relationsd’amour existent entre votre femme et monsieur de Terrenoire depuisdeux ans déjà, si l’on en juge par les dates les plus anciennes.Vous viviez dans l’intimité de monsieur de Terrenoire, de monsieurMargival et de sa fille, avant votre mariage. Ces relations vousétaient donc connues.

– Ah ! les misérables ! lesmisérables ! murmurait Guerrier. Et je ne savais rien !…Je croyais que l’affection de monsieur de Terrenoire pour mafiancée était chaste et sans aucun autre sentiment que celui del’amitié ! Je croyais aussi à l’amitié du banquier pourmoi ! Je m’étais imaginé que c’était mon travail et monintelligence et non d’aussi coupables services !… Ah !comme j’ai été niais et qu’ils ont dû rire de moi !…Misérables ! Misérables !…

Le juge haussa les épaules.

– Prétendriez-vous que c’est aujourd’huiseulement que cette honte vous est révélée ?

– Je vous le jure, Monsieur, fit lepauvre garçon avec véhémence… avant mon mariage, je n’ai rien vu.Depuis, je me suis aperçu que mes amis du bureau me fuyaient. Deslettres anonymes ont fait naître chez moi des soupçons. J’aiobservé. Je n’ai rien découvert. Et j’ai cru à des calomnies.J’étais heureux parce que je croyais en l’amitié de monsieur deTerrenoire, en l’amour de Marie-Louise ; j’étais heureux parceque je m’imaginais que mon avancement était la récompense de marégularité, de mon entente des affaires. J’étais heureux. Onm’enviait.

– Vous mentez, Guerrier. Il estimpossible que vous souteniez votre ignorance.

– Me croyez-vous capable de pareillesinfamies ?

– J’en suis sûr. Votre aveuglement eûtété bien étrange, avouez-le. Il ne se passait point de jour, avantvotre mariage sans que monsieur de Terrenoire vînt chez Margival.Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi votre patron semblaitporter tant d’affection à un employé ? L’intimité était grandeentre votre fiancée et monsieur de Terrenoire, vous avez dû leremarquer. Monsieur de Terrenoire envoyait souvent des cadeaux àMarie-Louise. Comment ne vous en êtes-vous pas étonné ? Cescadeaux se renouvelaient sans cesse. Ils étaient très riches.Quelques-uns étaient autant de petites fortunes. Avant votremariage, encore, il était rare de vous rencontrer, n’importe où,sans que monsieur de Terrenoire fût en tiers. Et, pour ceux quivous voyaient, aucun doute n’existait sur l’entente de Marie-Louiseet du banquier.

– C’est abominable ce que j’entendslà ! murmura Guerrier, qui se sentait devenir fou.

Et ses ongles, déchirant sa chair, faisaientsaigner son front.

– Et vous n’avez rien vu ? demandale juge, ironique.

– Rien, Monsieur, je n’ai rien vu…Oh ! je vous en prie, croyez-moi ! C’est horrible,entendez-vous, d’apprendre tout à coup que l’on est couvert d’unepareille honte !… Je vous jure, Monsieur, que si pareillecertitude m’avait été donnée, ce matin ou hier, avant monarrestation, j’aurais tué monsieur de Terrenoire… j’aurais tué mafemme !

Il avait dit cela avec tant d’énergie, et ilétait si pâle, si défait, son angoisse était si visible queM. de Lignerolles en fut un moment impressionné.

Mais il lui paraissait invraisemblable queGuerrier ignorât ce qui se disait, qu’il chassa cette impression,et observa plus attentivement le jeune homme, persuadé qu’il avaitdevant lui un habile comédien – un criminel très fort.

Il reprit :

– Pourriez-vous expliquer autrement queje le fais, l’affection étrange de monsieur de Terrenoire, etl’intimité qui régnait entre lui et votre femme ?

– Hélas ! non !…

– À plusieurs reprises, avant votremariage, et quand votre présence chez Margival, devenant tropfréquente, le gênait, monsieur de Terrenoire, pour profiter desderniers moments de liberté avec sa maîtresse, vous a donnécertaines missions qui vous appelaient hors de France. Cela auraitdû si vous aviez été de bonne foi, vous inspirer dessoupçons ?

– Je n’y ai vu que mon intérêt et l’enviequ’avait monsieur de Terrenoire de m’initier le plus vite possibleaux affaires.

– Eh bien, pendant ces absences, les deuxamants, accompagnés du père, sur la complaisance duquel ilssavaient pouvoir compter, faisaient des parties de campagne àMeudon, à Chaville, à Saint-Cloud comme des étudiants et desgrisettes. Ces parties de campagne étaient suivies de petits dînersfins, après lesquels on rentrait très tard. Ignoriez-vous celaaussi ?

– Non, je le savais, Marie-Louise m’araconté elle-même ces parties ; je n’y ai vu aucun mal.

– Vous étiez sourd et aveugle. Vous nevoyiez pas non plus monsieur de Terrenoire, redevenu jeune, riant,devant vous, ayant votre fiancée à son bras ; et vous ne lesentendiez pas se chuchoter à l’oreille mille phrasesmystérieuses ?

– Quel abîme d’infamie ! dit-il.

Et comme s’il avait voulu provoquer uneespérance comme si espérereût été possible encore, ildemanda :

– Cependant, si tout cela était faux, sivous vous trompiez, Monsieur, si vous étiez abusé ?

M. de Lignerolles se mit à rire.

– Pour vous parler de la sorte, dit-il, àmoins de risquer de vous offenser gravement – et j’en garderais leregret toute ma vie – il me fallait des preuves, je lespossède.

– Oh ! Monsieur, ne me les cachezpas, apprenez-moi tout… Je veux savoir ! Je veuxsavoir !…

– Mon devoir est de vous les faireconnaître, car cette histoire intime de votre ménage se rattache aucrime dont je m’occupe, et ce n’est pas m’écarter de mon enquête,comme on pourrait le croire au premier abord, que de dévoiler ceshonteux calculs…

– Je n’ai à me reprocher ni ce crime nicette honte.

– Vous n’avez jamais trouvé étonnantecette multiplicité de cadeaux de monsieur de Terrenoire à votrefemme ?…

– Je vous ai répondu à ce sujet en vousdisant que je croyais de la part de monsieur de Terrenoire, à unesorte d’affection paternelle.

– Vous ne vous êtes jamais demandé nonplus comment, avec vos faibles ressources, étaient entrés chezvous, aussitôt votre mariage, des meubles et des tapis précieux quieussent absorbé plusieurs années de vos appointements, si vousaviez été obligé de les payer…

Le visage de Jean Guerrier manifesta le plusgrand étonnement.

– J’ai devant moi les factures de vosfournisseurs. Elles s’élèvent à sept ou huit mille francs, chiffreabordable, ainsi que vous le dites, et qui ne dépasse pas un budgetcomme le vôtre ; mais deux experts sont allés visiter votreappartement, quelques minutes après votre arrestation – sur la foide renseignements particuliers qui nous avaient été communiqués –,et leur rapport, très détaillé, constate que vous possédez unmobilier d’une valeur marchande de plus de trente mille francs.

– Trente mille francs !… ditGuerrier, impatienté. Et où diable voulez-vous que je les aipris ? Vos experts me semblent avoir poussé la plaisanterie unpeu loin. J’ai payé mon mobilier comptant – sept ou huit millefrancs – mes factures le prouvent.

– Pourquoi mentir, Guerrier ? Nevous ai-je pas dit que j’avais des preuves de ce quej’avançais ?

– Des preuves ? encore despreuves ? murmura Jean, passant la main sur son front.

Il commençait à ne plus bien comprendre cequ’on lui voulait.

– J’ai fait venir, et j’ai entendu chacundes tapissiers, des orfèvres, des fournisseurs avec lesquels vousavez eu affaire, soit avant, soit depuis votre mariage. Je leur aiprésenté les factures saisies chez vous par monsieur Lacroix et jeleur ai fait lire le rapport de mes experts.

– Eh bien ? ils ont ri,parbleu ! Qu’ont-ils répondu ?

– Vous allez le savoir.

M. de Lignerolles appuya sur untimbre.

La porte s’ouvrit et un garde apparut.

– Monsieur Bontemps, monsieur Letelliezet monsieur Cormatin sont toujours là ?

– Ils attendent le bon plaisir demonsieur le juge d’instruction.

– Priez-les d’entrer dans moncabinet.

Un instant après, les trois hommesapparurent.

M. de Lignerolles leur indiqua dessièges.

Ils s’assirent sans adresser un regard àGuerrier, qu’ils firent semblant de ne pas apercevoir.

– Monsieur Bontemps, dit le juge, vousavez fourni à plusieurs reprises des bijoux à madameGuerrier ?

– En effet, Monsieur, non pas à madameGuerrier directement, mais à monsieur de Terrenoire, qui les luidestinait.

– Ces bijoux étaient faux, n’est-cepas ? Bontemps fit un soubresaut.

– Monsieur le juge voudrait-ilplaisanter ? Il connaît ma maison. Les Bontemps sont orfèvresdepuis plus de deux cents ans, de père en fils, et il y a aussilongtemps que les de Lignerolles, de père en fils, se fournissentchez eux. Les bijoux, diamants, colliers, payés par monsieur deTerrenoire et fournis par moi à mademoiselle Margival représententune valeur de quarante mille francs !

– Vous entendez, monsieurGuerrier ?

Le caissier fermait les yeux et murmuraitcomme une prière, dans l’effondrement de son âme, de ses croyances,de ses affections, de son bonheur :

– Mon Dieu ! Mon Dieu !

– Le dernier achat de monsieur deTerrenoire, continuait le marchand, a été un collier de perles.J’ignore, par exemple, à qui mon client le destinait.

Ce collier de perles, Jean le connaissait.

Il avait surpris Marie-Louise et Terrenoireles mains entrelacées, au moment où le banquier venait de lui fairece riche cadeau.

Et il n’avait osé rien dire !

Ah ! s’il avait parlé, à cetinstant-là ! quelles catastrophes, il eût évitées !

– Ce collier, reprit le marchand avecindifférence, était d’une valeur de dix mille francs…

– Dix mille francs ! Ah ! niaisque je suis ! Est-ce que je savais moi ? J’ai toujoursvécu dans le travail et la pauvreté. Est-ce que je connaissais lavaleur de ces objets ?… Et comment leconnaîtrais-je ?

Personne ne répondit à cette exclamation.

Il baissa la tête.

Hélas ! il comprenait bien qu’il auraitbeau se défendre. On ne le croirait pas.

Aussi, c’était sa faute, après tout.Fallait-il être aussi naïf et aussi confiant ?

Le juge compulsait certaines notes.

– Monsieur Jean Guerrier a acheté deuxpendules chez monsieur Letelliez. Les factures portent deux centsfrancs pour la première, trois cents pour la seconde. Les expertsont estimé celle-ci quinze cents francs et l’autre millefrancs.

– C’est bien leur prix, en effet !dit M. Letelliez.

– C’est moi qui les ai achetées etpayées, cria Guerrier, d’où vient cette différenced’estimation ?

– De ceci, que monsieur de Terrenoire,par lequel j’avais été prévenu, payait la différence…

Guerrier, blême, râla :

– Vous ne mentez pas ?

– Ai-je intérêt à mentir ? Meslivres feront foi.

M. de Lignerolles, fit un signe àM. Cormatin, le riche tapissier de l’avenue de l’Opéra, etCormatin, sans autres explications, prit la parole.

– Ce qui arrive pour monsieur Letelliezest arrivé pour moi. Lorsque monsieur Jean Guerrier s’est mis enménage, il m’a été adressé par mon client, monsieur de Terrenoire,qui m’a prié de lui fournir un mobilier en abaissant les prix,promettant de tenir compte de la différence. Je n’avais pas à mepréoccuper des motifs qui faisaient agir mon client. Lorsquemonsieur Guerrier se présenta chez moi, je guidai son choix… Pourne rien cacher, je dois dire à monsieur de Lignerolles que monsieurGuerrier paraissait ne pas se douter le moins du monde de la grandevaleur de certains meubles artistiques qui attiraient son regard.Il s’étonnait bien un peu du prix dérisoire que j’en exigeais, maisil paraissait de bonne foi. Les achats qu’il me fit se montèrent,comme vous pouvez vous en assurer, à quatre ou cinq mille francs,je ne me rappelle plus au juste. Il me les paya comptant. Quant àla différence, c’est-à-dire vingt-cinq mille francs environ ce futmonsieur de Terrenoire, selon sa promesse, qui me la remboursa.

Cette déclaration, qui semblait faite avecquelque sympathie, rendit un peu de forces à Guerrier.

Quand Bontemps, Cormatin et Letelliez furentsortis, il y eut une minute de silence entre le juge et le pauvregarçon.

M. de Lignerolles voulait luilaisser le temps de reprendre son sang-froid.

– Remettez-vous, Guerrier, dit-il avecdouceur. Calmez votre émotion et songez, avant de répondre, quevous avez un grand intérêt à ne plus me cacher la vérité…

– Mais, Monsieur, je suis sous le coupd’une abominable machination ! Ce que ces hommes viennent devous dire devant moi, n’est-il pas la preuve que je suis innocentde ce que vous me reprochez ? Si j’avais été le maricomplaisant que vous croyez, monsieur de Terrenoire n’eût pas eu lebesoin de se cacher de moi. Ces meubles et le reste, il les eûtpayés seul. Cette comédie était faite pour me tromper… Et simonsieur de Terrenoire cherchait à me tromper en escomptant manaïveté, c’est donc que j’ignorais qu’il fût l’amant de ma fiancée,c’est donc que je ne suis pas coupable.

Guerrier avait espéré dans cet argument.

Mais son observation ne parut pas frapper lemagistrat.

– C’était une comédie concertée entrevous, dit-il. Ne fallait-il pas sauver les apparences ?

Guerrier soupira, hocha tristement latête.

– Vos antécédents sont déplorables,continua monsieur de Lignerolles. Il n’y a chez vous ni honneur nidignité. Il n’est donc pas étonnant que vous ayez songé à fairefortune d’un seul coup, en profitant de la somme énorme renferméedans votre caisse.

– Vous dites que je n’ai ni honnêteté nifierté, vous me représentez capable de tout. Dès lors, commentexpliquez-vous que monsieur de Terrenoire, qui devait bien meconnaître, puisqu’il profitait de ma honte et de mon infamie, m’aitconfié des fonctions aussi importantes et délicates que celles decaissier de sa banque ?

– Votre raisonnement est logique enapparence. Mais le banquier a convenu lui-même qu’il arrivaitrarement que des sommes restassent à la banque. En outre, il yavait là deux gardiens, et il était bien difficile – comme vousl’avez essayé sans doute – de les séduire tous les deux. Enfin,monsieur de Terrenoire, qui s’occupait beaucoup par lui-même de sesaffaires, exerçait un contrôle quotidien qui devait vousdérouter.

Le juge s’arrêta, puis, d’un tonincisif :

– Depuis quelque temps, les affaires demonsieur de Terrenoire, étaient en assez mauvais état. Sans avoirsubi de grosses pertes, le banquier traversait une périodedifficile… Ce n’était plus un mystère dans les bureaux qu’unmouvement de Bourse pouvait vous renverser… La situation était donctrès tendue… Monsieur Le Charrier, en avait averti monsieur deTerrenoire, mais celui-ci n’avait voulu rien entendre… Et cependantil ne m’est pas prouvé que monsieur de Terrenoire ne prévoyaitpoint la débâcle de la Bourse. Dès lors, pour éviter une partie desresponsabilités, monsieur de Terrenoire a pu rêver ce vol dont ilse prétend aujourd’hui victime…

– Quoi ! vous pensez…

– Je ne crois rien, pour le moment.J’examine. Voulant enlever le million contenu dans sa caisse, votrecomplicité était nécessaire à monsieur de Terrenoire et, comme ellelui était acquise, de par les secrets honteux qui vous attachaientl’un à l’autre, rien n’était plus aisé que de perpétrer ce vol.Remarquez que je parle sans données certaines, et que, si votreculpabilité me paraît admise, il n’en est pas encore de même pourmonsieur de Terrenoire. La certitude ne tardera pas à venir. Vousseul et le banquier possédiez les clés des bureaux. Or, c’est avecces clés que les portes ont été ouvertes. Il n’y a nulle part detraces d’effraction. Brignolet et Béjaud se sont réveillés. L’und’eux, Béjaud, s’est laissé gagner sans doute par despromesses ; l’autre, plus honnête, a menacé de tout dire. Ilfallait choisir : ou remettre dans la caisse le million quevous teniez déjà – et le silence de Brignolet n’était acheté qu’àce prix – ou tuer le gardien pour empêcher ses révélations. Vousl’avez tué… Monsieur de Terrenoire est sorti, emportant cettefortune. Il a une clé de la porte cochère. Il a pu s’enfuir sanséveiller le concierge et mettre en sûreté le million. Quant à vous,il était nécessaire que vous trouviez quelque histoire pourexpliquer le vol et l’assassinat. Fuir, c’était vous déclarercoupable. Vous êtes resté, vous et Béjaud, auprès du cadavre de lavictime. Vous avez inventé tous les deux ce conte invraisemblablede sommeil, et le matin, à l’heure que vous avez vous-même choisie,vous avez donné l’éveil. Telle nous semble avoir été la combinaisonde ce crime. C’est alors que nous pourrons attribuer à chacun saresponsabilité. Mon greffier n’a pas tenu compte de vosdénégations. Je vous ai expliqué la situation telle qu’elle nousapparaît, afin de vous permettre de vous défendre. Contre monsieurde Terrenoire, nous n’avons pas assez de preuves :j’attends.

M. de Lignerolles appuya sur letimbre. Les gardes de Paris qui avaient amené Guerrierreparurent.

Le juge leur fit signe. Ils se placèrent dechaque côté du jeune homme. Et Jean fut réintégré au dépôt.

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