La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 3

 

 

Deux mois après, ils étaient à Paris etdescendaient à l’hôtel Scribe, au-dessus du Jockey-Club, un hôtelaffectionné par les étrangers riches et où Laroque savait trouverdes Américains.

Il voulait établir tout de suite quelquesrelations dont il aurait usé pour éloigner de lui les soupçons sides soupçons avaient pu l’atteindre.

Il redoutait peu de choses, en somme.

Il était connu, par les principales maisons debanque de Paris, comme l’inventeur des procédés nouveaux quiavaient fait la fortune des grandes aciéries de New York.

Bien qu’il ne fût pas en nom, on le savaitassocié.

C’est donc un terrain solide qu’il sentaitsous ses pieds : si Roger Laroque était un forçat, WilliamFarney, en revanche, était un gentleman honoré, bien posé, d’uneintelligence supérieure, et, par-dessus tout et ce qui ne gâterien, extrêmement riche, possesseur d’une fortune dont chacunpouvait connaître la source.

Puis le pauvre homme était sûr de pouvoirpasser devant tous ceux qui avaient été mêlés à son affaireautrefois sans qu’ils le reconnussent.

Roger Laroque, possesseur d’une grossefortune, légitime récompense en somme du travail persévérant,n’était-il pas libre d’en jouir paisiblement ? Mais non !Comment se prélasser sur un lit de millions quand on porte un nomdéshonoré par une erreur de la justice des hommes ?

Grâce à l’or gagné en Amérique, Roger Laroquepossédait le levier le plus puissant pour arriver secrètement à lafin d’une enquête qui devait rendre au nom de Roger Laroque touteson honorabilité.

Il lui semblait qu’une volonté supérieureavait présidé à la préparation de sa revanche. Est-ce quel’accident d’où il était sorti défiguré n’était pas une œuvre de laProvidence ? Tout ne dépendait plus que de lui maintenant, deson énergie, de son désir de réhabilitation. Il voulait rendre à safille le nom de Laroque ; celui de Farney ne pouvait êtrequ’un subterfuge, bon pour un coupable, inacceptable pour unhonnête homme, encore plus pour l’enfant de cet honnête homme.

Ce qui lui coûterait le plus dans ce grandParis transformé pour lui en désert, ce serait de ne pas revoirGuerrier, le brave garçon qu’il avait tiré de l’ornière, dont ilavait fait un homme et qui, seul, alors que tout le monde croyaitRoger coupable d’un crime, n’avait jamais douté de son bienfaiteur.Quand on a de grandes choses à faire, on a besoin de s’appuyer surquelqu’un, de lui confier ses résolutions, de lui demander conseilset encouragements.

Pour retrouver Guerrier, il alla rueSaint-Maur et, au concierge – qu’il ne connaissait pas – le pauvrehomme n’hésita pas à poser à tout hasard une question.

– Pardon, dit-il, avec un fort accentanglais, est-ce que monsieur Guerrier est toujours employéici ?

– Qui ça, Guerrier ? le caissier deRoger-la-Honte ?

– Roger-la… ? demanda l’inconnu,d’une voix indignée.

– Eh oui, Roger Laroque, l’assassin deLarouette.

Laroque, blême de fureur, ne put réprimer unmouvement de brusquerie. Il saisit le bras du bavard et le luiserra avec une telle force qu’il lui coupa net les ailes de sonéloquence.

– Aïe ! cria le pauvre diable.Qu’est-ce qui vous prend ? Vous m’avez fait un bleu.

– Voilà pour le soigner, dit Laroque enlui glissant quarante sous dans la main. Je suis étranger et je neconnais rien à vos histoires de brigands. J’ai besoin de voirmonsieur Guerrier, qu’on a recommandé à un de mes amis pour uneplace vacante de caissier. Où demeure-t-il ?

– Rue de Châteaudun, 18. Il est employé àla banque Terrenoire et Compagnie, boulevard Haussmann, une bonnemaison. Encore un rude jobard, votre Guerrier ! Il vientparfois ici pour serrer la main à d’anciens camarades et quand onlui parle de son ancien patron, il se fâche si on a l’air de douterde l’innocence de ce scélérat.

Fort heureusement, Roger Laroque n’entenditpas le dernier mot. Il avait déjà sauté dans un fiacre en disant aucocher :

– Rue de Châteaudun, 18.

Donc, Jean Guerrier, n’avait pas plus douté,après qu’avant, de l’honneur de son patron. Donc, Roger pouvait sefier à lui.

Le nom de Terrenoire réveilla en Laroque unsouvenir douloureux. Ah ! l’affreuse journée où celle oùl’usinier aux abois avait contracté chez ce banquier un empruntinespéré, sans autre recommandation que l’éloquence persuasive deJean.

Roger revoyait la physionomie à la fois douceet sombre de M. de Terrenoire, l’air sévère, presquesinistre, de son associé, M. de Mussidan, et ils’étonnait encore de leur facilité à obliger un homme qu’ils neconnaissaient pas.

Le cocher venait d’arrêter Roger rue deChâteaudun.

Le voyageur descendit, paya et s’arrêta sur lepas de la porte.

Voilà maintenant qu’il hésitait à venirtroubler la tranquillité de son ancien protégé. Il se faisaitscrupule de l’associer à son malheur, de le compromettre peut-êtreen l’associant à de vaines recherches où, au lieu de trouverl’assassin de Larouette, on risquait de se heurter à la police.

Non, il n’irait pas voir Guerrier. Laroqueétait bien mort pour le passé.

Il n’y avait plus que William Farney, richeétranger dont les dollars lui permettraient de se créer en Franceles plus hautes relations, si bon lui semblait.

Et, le cœur tout gonflé par le chagrin de sonisolement, Laroque traversa la rue.

En face le 18, se trouve unelibrairie-papeterie où les journaux illustrés sont accrochés à ladevanture, Roger s’arrêta à regarder machinalement lesgravures.

De temps à autre, il jetait un coup d’œilfurtif sur la porte de la maison de Guerrier. Il aurait tant voulurevoir le jeune homme ; mais à coup sûr, il ne lui parleraitpas.

Soudain, Laroque se sent frapper légèrement àl’épaule. Il se retourne.

C’est Guerrier !

– Tais-toi, enfant. Je suis perdu,puisque tu m’as reconnu.

– Vous, patron ! Est-ilpossible ! Oh ! c’est bien vous ! Mon Dieu !que vous êtes changé ! Un accident ? Vous êtes tombé dansle feu, ou bien…

Laroque arrêta un fiacre, y monta et ne secrut en sûreté que lorsqu’il eut baissé les stores. Il était trèspâle ; un tremblement convulsif l’agitait.

– C’est curieux, murmura-t-il, je necroyais pas qu’on pouvait avoir peur quand on n’est pascoupable.

– Peur ! répéta Guerrier. Vous êtessauvé, puisque j’ai eu le bonheur de vous rencontrer. Personnen’aura jamais l’idée de venir vous chercher chez moi.

– Me cacher ? Jamais ! Je nesuis pas venu en France pour y vivre en malfaiteur impuni. Me voilàriche, très riche, et tout ce que je possède, je le consacrerai àtrouver l’assassin de Larouette ! Mais comment m’as-tureconnu ?

L’ancien caissier de Laroque lui prit lesmains et les lui serrant affectueusement :

– Il n’y a rien dans ce fait qui puissevous inquiéter. Écoutez-moi bien : en toute autrecirconstance, jamais je n’aurais retrouvé dans votre visage lestraits de mon bienfaiteur. Mais songez que, depuis l’année fatale,je n’ai jamais passé un seul jour sans penser à vous, sans espérervous revoir. Il me suffisait de fermer les yeux pour vous évoquer,tel que je vous voyais autrefois. Or, tout à l’heure, au moment oùj’allais rentrer chez moi, je songeais à vos malheurs et je medisais : « Monsieur Laroque doit être mort, puisqu’il n’apas trouvé le moyen d’envoyer de ses nouvelles à Jean Guerrier. Ilne souffre plus. » Et cependant, tout en me répétant cestristes choses, un pressentiment me faisait battre le cœur.L’espoir renaissait en moi, et je m’écriai sans souci des passantsqui pourraient me prendre pour un fou : « Il vit, je lereverrai ! » À peine avais-je prononcé ces paroles quemes regards s’arrêtaient sur vous. Je ne vous voyais que de profilet je vous ai reconnu au premier coup. Il y a dans la tournure d’unhomme que l’on connaît bien, dont le souvenir remplit votre cœur,un je-ne-sais-quoi auquel on ne se trompe pas. Le corps a saphysionomie comme le visage. Votre façon de pencher la tête,certains gestes qui vous sont familiers vous ont désigné du premiercoup à un homme qui, à cet instant même, concentrait toutes sespensées sur l’absent. Monsieur Laroque, personne autre que moi nesaurait vous reconnaître. Votre visage, qu’un cruel accident…

– Ne dis pas cruel, mais heureux. Sanscet accident, comment pourrais-je espérer affronter Paris sansretomber dans les griffes de mes bourreaux !

– Votre visage, dis-je, est absolumenttransformé. Vos cheveux blanchis avant l’âge achèvent l’illusion.Votre accent anglais me paraît tout à fait pur. À part quelquesrectifications à faire dans votre attitude, je suis convaincu quepas un de nos anciens ouvriers, pas un des magistrats et des jugesdevant qui vous avez comparu, ne reconnaîtra Roger Laroquedans…

– William Farney. Tel est mon nouveau nomet je ne l’ai emprunté à personne. Ce nom, je le tiens d’un honnêtehomme qui me l’a légué en retour de mon dévouement pour sa filleque j’ai arrachée aux flammes. Je pouvais accepter ce don suprême,non pour moi, mais pour ma pauvre Suzanne !

– Mademoiselle Suzanne est revenue avecvous ? Elle doit être bien belle.

– Et toujours bonne.

– Est-ce que… ?

Jean s’arrêta sur cette interrogation. Ilétait très rouge et n’osait préciser sa pensée.

– Parle, mon enfant, dit-il. Ne crainspas de raviver en moi des souffrances auxquelles j’aurais succombédepuis longtemps, n’était l’espoir de la réhabilitation. Tu veux medemander, n’est-il pas vrai, si Suzanne a oublié la terrible scènedu procès ? L’a-t-on assez torturée, la pauvre enfant !Il lui a fallu toute l’énergie qu’elle tient de son père pour nepas succomber à cette barre où un juge impitoyable n’avait pascraint de l’appeler. Elle en sortit vivante ; mais tu as dû lesavoir, une fièvre violente s’empara d’elle. Elle fut de longsjours entre la vie et la mort. Enfin, on la sauva et maintenantelle fait toute ma joie, toute mon espérance. À la suite de cettenouvelle épreuve, conséquence des précédentes, Suzanne perdit lamémoire. Il fallut recommencer son instruction comme si ellen’avait jamais rien su. Tout autre que son père se seraitdésolé ! Moi je bénissais cette nuit qui avait envahi lecerveau de l’enfant. Je crois que Suzanne a oublié… Quoi qu’il ensoit, elle n’a jamais fait la moindre allusion au drame qui atraversé son enfance.

Ils arrivèrent ainsi à l’extrémité desChamps-Élysées. Ils avaient tant de choses à se dire qu’ils nesavaient même pas où ils étaient. Le cocher frappa à la vitre,demandant des ordres.

Laroque se fit conduire au restaurant le plusproche. Ils s’y enfermèrent dans une salle à part, craignant d’êtrevus ensemble. Précaution utile : que de fois on avait demandéà Guerrier s’il savait ce qu’était devenu le forçat évadé ! Ily avait danger même pour William Farney de se trouver en publicauprès de son ancien caissier.

C’est à peine s’ils touchèrent aux plats. Ilsavaient hâte de reprendre la conversation interrompue.

– Et toi, mon enfant, demanda Laroque, tune me dis pas tout ce que tu as fait depuis notre séparation. Tun’es pas marié ; sans quoi, je le saurais déjà. Aimes-tuquelqu’un ?

– J’aime quelqu’un, répondit franchementGuerrier, sans remarquer l’expression de désappointement que cesmots amenèrent subitement sur les traits du fugitif.

Roger Laroque avait pensé souvent à Guerrieren voyant Suzanne grandir et devenir chaque jour plus belle. Lespères s’imaginent toujours être assez forts pour préparer ladestinée de leurs enfants. Ils comptent sans la fantaisie du hasardqui gouverne les cœurs tout aussi bien que les empires.

Guerrier eut bientôt fait de résumer sonhistoire. La vente de l’usine l’avait mis d’abord sur le pavé. Ilavait fait de vaines démarches pour retrouver une nouvellesituation ; personne ne voulait donner du travail à l’anciencaissier de Roger Laroque. Mais un matin, Jean avait reçu un billetlaconique, et il était sorti de chez lui, plein d’espoir. Ce billetdisait :

« Monsieur Guerrier,

« Vous êtes prié de vous présenterdemain, à onze heures du matin, chez M. de Terrenoire,qui a une communication importante à vous faire. »

Or, Guerrier n’aurait jamais osé s’adresser àl’ancien ami de M. de Vaubernier. Il redoutait desreproches au sujet des 45 000 francs si généreusement prêtés en1872 et dont la perte devait être sensible au banquier et à soncommanditaire.

Était-ce au sujet de cette somme qu’on lemandait ? Qu’y pouvait-il ? Rien.

Ce fut avec les plus vives appréhensions qu’ilse rendit à l’invitation.

Contrairement à cette attente,M. de Terrenoire le reçut avec la même bonne grâce que lapremière fois. Il lui remit sous les yeux la recommandation sipressante de son ancien camarade de collège, feu Vaubernier.

– Je vous avais offert, dit-il au jeunehomme, de vous donner la succession de mon caissier dès qu’ilprendrait sa retraite. Il part la semaine prochaine chez un de sesenfants qui réside en Bretagne. Il y finira tranquillement sesjours. Voulez-vous sa place, oui ou non ?

Guerrier accepta avec reconnaissance.

Des 45 000 francs, il n’en fut même pasquestion, encore moins de Roger Laroque. Ces bienfaits nes’arrêtèrent pas là.

M. de Terrenoire ouvrit à Jean samaison comme au protégé d’un ami dont on respecte la volonté.

À la fin de l’été, il l’emmenait chasser aveclui dans sa belle propriété de Sologne, à Lamotte-Beuvron. C’est làque, d’année en année, il vit s’épanouir la beauté merveilleuse deMarie-Louise, fille de M. Margival, l’employé principal de labanque de Terrenoire, vieillard que son patron n’aimait passeulement pour sa probité, son zèle et son intelligence au travail,mais dont il avait fait son ami.

Au château comme à la ville, Marie-Louiseétait traitée par M. de Terrenoire avec une affectionégale à celle qu’il portait à sa fille, Mlle Diane,si belle aussi et si bonne.

Guerrier aimait Marie-Louise, en était aimé,et, comble de bonheur, son amour était encouragé par le père et parl’ami du père.

– Et à quand le mariage ?interrompit Laroque en souriant.

Guerrier ne répondit pas. À la joie succédaitune morne tristesse qui se peignait sur sa physionomie.

Roger lui prit les mains.

– Il y a des obstacles ?demanda-t-il ; du côté de la mère ?

– Monsieur Margival est veuf.

– Alors ?

– Alors… Non, je ne puis vous dire… c’esttrop affreux.

– Dis-moi tout, au contraire, mon enfant.Les malheurs et l’âge m’ont donné une expérience dont tu pourrasprofiter. Un conseil de Roger Laroque en vaut un autre. D’où vientl’obstacle ?

– D’une femme.

– Ah ! fit Roger avecétonnement.

– Oh ! vous ne sauriez trouver.Cette femme n’est autre que…

Le nom ne pouvait sortir de la bouche du jeunehomme. Roger insista et Jean, faisant effort sur lui-même, lui dittout bas :

– La comtesse.

– Madame de Terrenoire ? Etpourquoi ?

– Elle m’aime.

– Ah ! Quel âge a-t-elledonc ?

– L’âge où la femme est dans l’éclatd’une beauté qu’elle sait condamnée à disparaître bientôt.

– L’âge terrible. Es-tu certain den’avoir pas commis auprès de la comtesse une inconséquence qu’elleaura prise pour un témoignage d’amour ? N’as-tu pas éprouvé,ne fût-ce qu’un instant, quelque entraînement vers elle ?Parfois, la chair parle quand le cœur reste muet. Souviens-toi.

– Jamais ! Jamais ! J’avaispour madame de Terrenoire une affection pieuse. N’est-elle pas lafemme de mon bienfaiteur ? Je ne lui ai jamais parlé qu’avecrespect.

– C’est une femme romanesque, sansdoute ? Tu l’aurais vue triste, préoccupée. Tu auras cru bienfaire en essayant, par de bonnes paroles, de chasser en elle lesidées noires. Il n’en faut pas davantage pour qu’une femmeromanesque, se trompant aux apparences, voie s’ébaucher le romand’amour attendu et dans lequel elle se lancera à corps perdu, sanssouci des malheurs qu’elle accumulera sur elle et autour d’elle. Tune dis pas non, enfant ; c’est donc que j’ai mis le doigt surla plaie. Roger Laroque en sait long, vois-tu sur les hommes et surles femmes aussi. Roger Laroque a vécu, trop longtemps vécu.

– Eh bien, oui, c’est vrai, dit enfinGuerrier, tout cela est de ma faute, et je m’en aperçois seulementaujourd’hui, ou plutôt c’est vous qui m’en faites apercevoir. J’aicommis l’imprudence de dire à la comtesse combien je souffrais dela voir souffrir d’un chagrin mystérieux que rien ne pouvaitexpliquer. Je me suis plu à lui retracer toutes les raisons qu’elleavait d’être heureuse. Je fis même un jour l’éloge de monsieur deTerrenoire, mais elle me coupa la parole en s’écriant :« Lui ! Vous ne voyez donc pas qu’il n’a d’yeux que pources Margival ! Au reste, peu m’importe, si j’ai un désir,c’est qu’il s’occupe plus de la Marie-Louise que de Diane !Ah ! vous ne le connaissez pas ! » Ces parolessingulières me glacèrent le cœur. La comtesse me parut une énigmeindéchiffrable.

– En effet, Dieu te préserve, mon enfant,d’aimer un de ces monstres féminins qui ne recherchent dans l’amourque l’âpre volupté du fruit défendu. Mais arrivons au fait :tu es bien sûr que la comtesse s’est éprise d’une belle passionpour ta personne ?

– Ne plaisantez pas, monsieur Laroque.Voici ce qui s’est passé, il y a trois mois. C’était un dimanche,je m’étais rendu, rue de Chanaleilles, à l’hôtel Terrenoire, dansl’espoir d’y rencontrer Marie-Louise. La comtesse était seule.Diane venait de sortir avec son père et monsieur de Mussidan. Lacomtesse me reçut dans son boudoir. Jamais je ne l’avais vue aussiabattue, aussi découragée de vivre. J’essayai de la distraire enlui parlant de toutes les banalités du jour. Elle ne m’écoutaitpas, et soudain, je la vis pleurer. Alors, je me tus et à mon tourdes larmes me vinrent aux yeux. Ce mouvement de sensibilité,comment l’interpréta-t-elle ? Son esprit s’égara. « Soyezfranc, s’écria-t-elle en prenant mes mains dans les siennes, est-cepour cette Margival ou pour moi que vous venez ici ? »Que répondre ? J’allais déclarer que j’aime Marie-Louise, queMarie-Louise est toute ma pensée. Comment dire ces choses à unefolle dont la passion éclate dans les yeux et qui croit aux rêvesqu’elle s’est forgés. J’allais me dégager lorsque ses lèvresvinrent se coller aux miennes. Ce baiser me brûla comme un ferrouge. « Ne réponds pas, dit-elle, je ne veux pas savoir. Jet’aime, moi, et je t’appartiens. Ne suis-je pas mille fois plusbelle que Marie-Louise, une enfant qui commence à peine à bégayerl’amour ? » Alors seulement je la repoussai avecl’indignation que peut éprouver un honnête homme pour une créatureaussi perverse, et je m’enfuis comme un fou. Rentré chez moi, jecrus avoir rêvé ; mais non ! l’épouvantable réalité sedressait devant moi : j’étais aimé par la femme de monbienfaiteur. Oh ! ce baiser infâme, il me soulève le cœur dedégoût.

Les deux hommes restèrent longtempssilencieux.

– T’es-tu expliqué enfin avec lacomtesse ? demanda Roger.

– Jamais. Je l’évite autant que possible.Mon silence dédaigneux a relevé sa fierté. Mais je sens qu’ellem’aime encore. Lorsque mes regards s’attachent sur ceux deMarie-Louise, la comtesse se trouble, et la jalousie se peint sursa physionomie. Bientôt cette femme me haïra autant qu’elle m’auraaimé ; mais je crains moins sa haine que son amour.

– Marie-Louise t’aime, dit Laroque. Tu esassuré du consentement de son père, de l’assentiment du comte,pourquoi retarder une solution qui te mettrait à l’abri de lacomtesse ?

– J’attends d’un jour à l’autre queTerrenoire m’encourage à parler.

– Pourquoi monsieur de Terrenoire ?C’est à monsieur Margival, au père, qu’il faut t’adresser.

– Non, vous ne savez pas tout :Margival a sacrifié toutes ses ressources pour donner à sa filleune éducation complète. Marie-Louise sera dotée par l’ami de sonpère. En m’adressant à ce dernier, j’aurais l’air de courir aprèscette dot. J’attends que mon patron veuille bien me dire :« Faites votre demande. » Je n’attendrai pas longtemps,c’est ma conviction.

Roger réfléchit un instant. Il résumait sesimpressions.

– Et monsieur de Mussidan ? dit-ilenfin. Est-il pour toi ? Cela importe peu, il est vrai,puisque c’est un étranger dans les deux familles. Néanmoins, sonappui ne te serait pas inutile.

– Monsieur de Mussidan ? fitGuerrier. Il ne s’occupe guère de moi. Il n’a d’yeux que pourmademoiselle Diane de Terrenoire.

– Ah ! quel âge a-t-ildonc ?

– C’est un de ces hommes bien conservésdont on ne saurait dire d’âge. À coup sûr, il a dépassé lacinquantaine, bien qu’au premier abord il paraisse à peine quaranteans. Correct, froid, un peu compassé, cet homme ne sort de sonsilence énigmatique que lorsque mademoiselle Diane est devant lui.Oh ! je compte bien peu pour lui. Il n’a ni à approuver ni àdésapprouver mon mariage.

Roger Laroque eut un sourire étrange. Ilaimait à se rendre compte de tout.

– Si au lieu d’aimer Marie-Louise, tuavais aimé mademoiselle de Terrenoire, aurais-tu pu espérer l’appuide l’ami de son père ?

– Jamais ! Diane est aimée d’unjeune homme, monsieur Robert de Vaunoise, je puis affirmer que cejeune homme est détesté de monsieur de Mussidan. Mais ce sont làdes choses qui ne nous regardent pas. Je n’ai rien à dire contremonsieur de Mussidan. Je le redoute, néanmoins, non pour moi, maispour le comte. Le rôle que joue cet homme sombre dans la maison demon bienfaiteur m’a donné souvent à réfléchir. Monsieur de Mussidanme paraît porter le malheur avec lui. Son regard m’effraye.Aime-t-il Diane ? À-t-il le dessein, malgré la disproportiond’âges de la demander en mariage ? Ce serait faire payer biencher au comte l’appui matériel qu’il lui a prêté dans sa maison debanque ! Quoi qu’il en soit, il ne réussira pas, mademoisellede Terrenoire aime Robert de Vaunoise, et si ce jeune homme, qu’ondit appartenir à une famille ruinée, osait se déclarer, il auraitle consentement du comte, qui, certes, est un honnête homme etlaissera à sa fille le choix d’un parti tout à fait honorabled’ailleurs.

– Concluons, dit Laroque. Ton mariage sefera prochainement, je ne veux pas que tu doives ta fortune aucomte. Que te faut-il pour monter une maison de banque ?Quatre ou cinq cent mille francs ? Je les tiens à tadisposition.

Disant cela, Roger souffrait intérieurement.Suzanne eût été si heureuse avec Jean.

– Nous parlerons de cela, s’écria lepremier avec des larmes de reconnaissance dans la voix, quand lajustice vous aura réhabilité : c’est de vous qu’il faut vousoccuper. Tout ce que vous avez de ressources, d’énergie morale, devouloir, vous avez à le consacrer à la découverte de l’assassin deLarouette. Quant à moi, dès que je pourrai vous être utile dans vosrecherches, je serai prêt !

– Je sais où te trouver, dit Laroque.Bientôt, j’aurai besoin de toi. Mon grand chagrin sera de ne pasassister à ton mariage, qui, j’espère, ne tardera pas. Ce mariageaccompli, la comtesse oubliera sa folie d’un jour et, s’il resteencore dans son cœur un bon sentiment, elle rougira d’avoir pensé àtroubler un bonheur qu’elle aurait dû protéger.

Les deux hommes se séparèrent en se promettantun mutuel appui. Roger était heureux d’avoir pu, depuis tantd’années qu’il se cachait, parler à visage découvert devant un amifidèle.

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