La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 20

 

 

La découverte de l’abominable lettre anonymetrouvée dans les vêtements de son père avait porté un coup terribleà Raymond de Noirville. Déduisant les faits avec l’inflexiblelogique de l’homme habitué à débrouiller les causes les plusobscures, il y voyait clair dans ce passé de honte et descélératesse. Sa mère qu’il vénérait, dont il admirait encore hierla constance dans le deuil, la résignation, sa mère, qui lechoyait, lui, Raymond, jusqu’aux dépens de son frère, avaitcommencé par tromper le plus noble, le meilleur des époux, et pourse venger de son amant qui, sans doute, la délaissait, avait pousséla haine jusqu’à se rendre complice d’un crime.

Complice ? Avec qui ? Là était lemystère impénétrable, le mur devant lequel se brisait cet ardentdésir de réhabilitation dont Roger Laroque était animé. Pourquoicet assassinat, dont, à coup sûr, le vol n’a pas été le principalmobile ? Pour reprendre les billets de banque versés àLarouette par Roger Laroque et pour les faire rentrer ensuite dansla caisse de ce malheureux. Et qui a tué ? Un scélérat à lasolde de cette vengeance implacable.

L’assassin s’est grimé assez habilement pourque des témoins, et quels témoins, la mère et la fille del’inculpé ! aient pu croire à la culpabilité de celui qu’ils’agissait de perdre.

Quelques lignes d’une écriture masculine ontsuffi pour anéantir à la fois et l’éloquence du défenseur et lereste de vie qui avait permis à ce héros mutilé sur le champ debataille de Sedan de venir in extremis défendre sonmeilleur ami.

Vingt fois Raymond la relut cette lettre dontchaque mot avait été un coup de poignard pour son père. Si habilequ’eût été ce coup droit frappé en plein cœur de la victime, ilavait néanmoins dépassé le but. Ce n’était pas la mort de Noirvilleque les deux complices souhaitaient, mais bien celle de l’innocent,de Roger Laroque.

La mort de Noirville, en impressionnantdouloureusement le jury, sauva la tête de cet innocent, qui,condamné aux travaux forcés à perpétuité, devait revenir plus tardet chercher, avec toutes les ressources de la richesse, le vraicoupable. Voilà ce que les criminels ne pouvaient prévoir.

Raymond s’était juré d’aider Roger dans sonœuvre de réhabilitation, et maintenant qu’il tenait la preuve del’innocence de cet homme, il lui était interdit d’agir. Il fallaitqu’il gardât cet horrible secret au plus profond de lui-même, etpourquoi ? Pour sauver sa mère !

Puisque cette lettre ne devait jamais servir àéclairer la justice, Raymond ne la garderait pas. Il livra auxflammes la pièce à conviction et sa conscience ne lui reprocharien. Un fils ne peut fournir des armes contre sa mère.

Mais le matin, quand Julia, avertie queRaymond, en proie à une fièvre ardente, gardait le lit, vint à sonchevet, il ne put, dans son délire, réprimer un mouvementd’horreur.

– Non ! non ! criait-il.Retirez-vous ! Votre baiser me brûle… Je ne veux plus.

Il proféra ainsi des mots sans suite qu’elleécoutait avidement, cherchant à en comprendre le sens caché, prisede peur, tremblant de tous ses membres. Par bonheur, le jeunehomme, instinctivement, garda son secret, et la mère se retira àdemi rassurée.

Grâce à sa robuste constitution, Raymond enfut quitte pour une courte crise suivie d’un profondanéantissement.

Profitant de l’absence de Laroque, Raymond serendit à Maison-Blanche. Il trouva Suzanne très animée. Elleconnaissait tous les détails de l’enquête concernant Guerrier, etelle ne voyait pas sans frayeur son père se compromettre endémarches qui pouvaient attirer sur lui l’attention de la justice.Elle fit part de ses appréhensions à Raymond.

– Suzanne, dit-il, il n’y a qu’unesolution possible à nos misères. Nous sommes tous perdus si nousn’agissons au plus vite.

– Mais que faire ? s’écria-t-elle.Tant que mon père portera ce fardeau de honte et d’infamie qui luirend la vie intolérable, devons-nous nous occuper denous-mêmes ? Ne serait-il pas d’un égoïsme odieux de sacrifierl’honneur de mon père à notre amour ? Je vous aime, Raymond,vous m’aimez. N’est-ce pas déjà un bonheur que de pouvoir nous ledire sans contrainte ?

– Sans espoir aussi, Suzanne. Maislaissez-moi vous exposer le plan que j’ai formé. Vous verrez que jene l’oublie pas, votre père, et que je ne sépare point son bonheurdu nôtre.

Il lui prit la main, qu’il couvrit de baiserspassionnés, et la gardant serrée dans les siennes, lentement, illui parla ainsi :

– Suzanne, depuis notre dernièreentrevue, il s’est passé des choses terribles dans ma vie, deschoses que je vous dirai peut-être plus tard, quand nous seronsunis par les liens du mariage. Suzanne, voulez-vous fuir avecmoi ?

À cette demande imprévue, elle devint trèspâle, et chercha, mais en vain, à dégager sa main.

– Vous vous révoltez à cette idée,Suzanne ? Vous croyez sans doute que je veux vous arracher àvotre père. Non, telle n’est pas mon intention. Fuyons, Suzanne.Nous partirons, comme frère et sœur, nous irons loin, bien loin.Croyez-moi, Suzanne, votre père, qui vous aime, qui ne peut vivresans vous, renoncera à une enquête où il risque à chaque instant detrouver sa perte.

– Quitter mon père ! dit-elle,simplement. Y songez-vous, Raymond ! il en mourrait.

– Ne le croyez pas. Je prendrai soin del’avertir par une lettre. Il saura que sa fille est sous lasauvegarde d’un cœur loyal, et il attendra impatiemment notreappel. Et dès que nous lui aurons dit d’accourir, il viendra.

Mais Suzanne n’était pas convaincue. Elleaimait encore son père, alors qu’elle le croyait coupable.Maintenant qu’elle était sûre de son innocence, cet amour s’étaitdécuplé par le sentiment de profonde pitié que lui inspiraient lessouffrances de ce père vénéré.

Raymond ne se découragea pas. Il plaida lacause de l’amour avec toute l’éloquence d’une convictionsincère.

Et comme elle se laissait aller àdire :

– Calmez-vous, Raymond, je verrai… jeréfléchirai.

– Non ! s’écria-t-il, cesdécisions-là se prennent tout de suite ou jamais. Je ne m’adressepas à votre raison, mais à votre cœur. Que dit-il, ce cœuradoré ?

– Il dit qu’il vous aime, mais qu’ilchérit un père…

– C’est justement parce que vous lechérissez, votre père, interrompit-il, que vous devez forcer sarésolution. Rester ici, c’est risquer pour lui une nouvellecomparution en cour d’assises, son renvoi au bagne où il finira enmartyr.

Raymond avait frappé juste, cette fois.

– Eh bien, oui, s’écria-t-elle, nouspartirons…

– Ne dites pas : « Nouspartirons », c’est tout de suite qu’il faut partir. Nousserons demain matin au Havre, et dans trois semaines à NewYork.

Partir ainsi, sans avoir embrassé son père.Elle ne pouvait s’y décider.

– Eh bien, soit, dit-il, ce soir, à onzeheures, soyez à votre fenêtre. Je vous attendrai dans une voitureattelée d’un bon cheval qui nous mènera tous deux à Paris, où nousprendrons le premier train du matin pour Le Havre. Vous mepromettez ?

Elle hésita encore, et enfin, les yeux pleinsde larmes, la poitrine oppressée, elle répondit en détournant lesyeux :

– Je vous le promets.

Promesse qui scellait les fiançailles de cesdeux êtres dans les yeux desquels rayonnait le pur amour.

– Par prudence, Raymond, dit-elle,retirez-vous. J’attends mon père d’un moment à l’autre, et, s’ilsurvenait, il comprendrait, à notre émotion, qu’il s’est traméquelque chose contre lui. Pauvre père ! Comme il vasouffrir !

À cette pensée, elle eût voulu pouvoirreprendre sa promesse. Raymond la serra contre son cœur, l’embrassaau front et s’enfuit comme un fou.

Quelques instants après, Laroque revenait toutjoyeux de Paris. C’est qu’il venait de voir Tristot et Pivolot etque ces deux messieurs lui avaient dit :

– Faites-nous le plaisir, monsieurLaroque, de ne plus bouger de chez vous. C’est jouer avec le feuque de vous montrer au nez et à la barbe des magistrats dont lesyeux pourraient se dessiller tout d’un coup.

Et Pivolot, approuvé par Tristot, avait ajoutésur un ton des plus mystérieux :

– Nous tenons une piste. Est-ellebonne ? Est-elle mauvaise ? C’est ce que nous vous dironsbientôt. En attendant, ne nous demandez rien, si vous ne voulez pasnous rendre tout à fait sourds et encore plus muets.

Roger se frottait les mains, embrassait safille, et dans sa joie, s’écriait :

– William Farney ressuscitera RogerLaroque.

Et comme Suzanne, toujours attristée, ne selaissait pas aller à cet enthousiasme, il redevintsérieux :

– Je vois, dit-il, que tu doutes dusuccès. Aussi bien, ne connais-tu pas ces deux prodiges depoliciers amateurs en qui j’ai mis tout mon espoir. Quand cesgens-là espèrent, c’est qu’ils sont sûrs de réussir. Je me suisbien gardé d’insister pour connaître leur fameuse piste, mais simes pressentiments ne me trompent pas, ces gens-là me ferontréhabiliter et alors… alors… tu sais ce que je veux dire ?… Tubaisses les yeux… Alors, rien ne t’empêchera plus d’épouser souston vrai nom de Suzanne Laroque, le fils de mon meilleur ami, del’homme qui est mort en me défendant.

Il prononça ces derniers mots avec unecertaine hésitation, et un tremblement dans la voix. Le souvenir deLucien réveillait toujours en lui un cuisant remords. Plus l’hommes’éloigne en vieillissant des grandes fautes de sa jeunesse, plusla conscience, qui n’oublie jamais, elle, parle avec fermeté, plusle remords est cuisant.

Le père et la fille dînèrent silencieusement,Laroque se laissait absorber par les souvenirs du passé ;Suzanne songeait à sa promesse envers Raymond. La pauvre enfants’était laissé arracher cette promesse dans un moment d’abandon.Elle frémissait à l’idée de tenir parole, d’abandonner son père.Elle n’en aurait jamais la force.

Le soir, Roger la pria de se mettre au pianoet de lui jouer les sonates de Mozart qu’il avait entendu sisouvent exécuter à Henriette, quand il revenait exténué de l’usinede la rue Saint-Maur.

Plongé dans un fauteuil, les bras croisés,Roger écoutait les suaves mélodies du Raphaël de la musique. Ilrevoyait Henriette, Henriette heureuse, souriante, ne songeant qu’àplaire à son mari. Que de douces heures il avait passées ainsiauprès d’elle avant cette maudite rencontre de Julia. À onze heuresdu soir, Suzanne était encore au piano et Roger répétait pour lacinquantième fois :

– Recommence, mignonne. C’est sibeau ! Tu joues le Mozart avec le même sentiment que ta pauvremère. Il me semble l’entendre. Tu me la fais revivre. Va,mignonne.

Et mignonne tournait les pages, et ses doigtsagiles couraient sur l’ivoire. Elle avait laissé la fenêtreentrouverte et, tout en jouant, prêtait l’oreille aux bruits dudehors.

Un roulement de voiture se fait entendre.C’est sans doute Raymond.

Suzanne attaque un scherzo avec unemaestria surprenante. Les notes crépitent sous ses doigts.

Roger, qui sommeillait, se réveille. Il selève et va à la fenêtre. La nuit est sombre et il ne saurait voirce qui se passe sur la route. Son ombre, immensément grande, seprojette sur la pelouse du jardin.

Nouveau bruit de voiture. C’est Raymond quis’éloigne. Il a compris. Elle ne partira pas. Désespéré, il rentreà Méridon. Et demain, entre cette mère qu’il n’aime plus, parcequ’il ne peut plus l’estimer, et cette jeune fille qu’il aime, maisqui ne sera jamais sa femme, à quel projet serésoudra-t-il ?

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