La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 21

 

 

Quelle était l’énigme de la vie deTerrenoire ?

Dans sa jeunesse, alors qu’il avait vingt ans,Terrenoire menait la vie dissipée d’un garçon auquel la mort de sonpère et de sa mère a tout à coup laissé une fortune indépendante.Il avait le goût du luxe et de la dépense. Maître de ses biens,presque au sortir du collège, il en fut grisé et bientôt il attaquale capital. Le capital allait bon train et il devenait évident qu’àce train, il ne résisterait pas à un an ou deux d’attaquespareilles, quand tout à coup Terrenoire, comme par enchantement,disparut.

– Ruiné, fini, plus personne, dit-on.Déjà ?

Et ce fut tout. Quinze jours après il étaitoublié. Cependant il n’était pas complètement ruiné. S’il avaitdisparu, ce n’était pas pour faire une fin, c’est qu’il étaitamoureux.

Cela avait commencé, ainsi que commencentpresque toutes les amours, à Paris. Une fillette, un jour,trottinait devant lui. Cette fillette avait une tournure gracieuse,la taille souple, les épaules larges ; ses cheveux, tordusderrière la nuque, se relevaient en masses sous son chapeau depaille orné de fleurs. Elle allait très vite. Terrenoire hâta samarche et la dépassa. Et en la frôlant, il la regarda. Son airétait modeste ; elle avait les yeux baissés ; son visageovale était d’une exquise distinction, pâle, avec des lèvres rougeset fermes, dessinées d’un coup de pinceau délicat ; avec desyeux bleus, paraissant d’autant plus bleus qu’elle était brune. Sesgrands yeux, au regard tout à la fois doux et ferme, s’arrêtèrentune seconde sur Terrenoire. Il n’y eut rien de plus.

Elle passa, gagnant de l’avance, se hâtant,comme si elle avait été en retard. Terrenoire la suivit de loin etla vit entrer dans une maison de la rue Lepic. Il attendit cinqminutes et ne la vit pas ressortir. Il allait entrer, lui aussi, ets’informer auprès du concierge, quand il la vit apparaître à unefenêtre du troisième étage. Elle aussi l’aperçut, car aussitôt lafenêtre se referma. Il attendit encore, mais ce fut vainement.« C’est bon, je reviendrai », se dit-il. Et il revinttous les jours, en effet.

Tous les jours, il suivit la jolie fille,l’accompagnant dans toutes ses courses, d’abord sans qu’elle parûts’en douter ; ensuite, malgré elle ; enfin, peut-êtreavec son consentement.

Comme il avait fait parler le concierge de lamaison de la rue Lepic, il n’avait pas eu de peine à savoir cequ’était la jeune fille, ce qu’elle faisait, comment elle vivait, àquoi elle passait son temps.

Elle s’appelait Blanche Warner ; elleétait la fille unique d’un ancien commandant en retraite. Blanchene travaillait pas ; elle s’occupait seulement du ménage deson père, qu’elle tenait très gentiment avec le plus d’économiespossible.

Il fallait voir le vieux Warner, quand ilsortait raide, sa longue taille maigre serrée par sa redingoteétroite, sur laquelle il eût été impossible de distinguer un atomede poussière !

Il avait confiance en sa petite Blanchechérie, et il avait raison, car il n’était pas une fille plushonnête et plus chaste. Jusqu’au jour où le hasard – ce dieu qui seplaît à brouiller tant de vies – avait jeté Terrenoire sur sonchemin, aucun trouble d’amour n’avait fait rougir son front ;jamais la pensée d’un homme ne l’avait inquiétée et faittressaillir. Le commandant Warner recevait peu de monde, quelquesanciens officiers seulement.

Point de jeunes gens. C’était une règle qu’ils’était imposée. Mais, sans doute, pour confirmer cette règle, ilavait souffert une exception en faveur du neveu de son colonel,Margival, un chimiste très distingué et travailleur, lequelconsumait sa jeunesse en expériences assez malheureuses, mais forthonorables.

Margival était doux et timide. Blanche avaitdix-huit ans ; il en avait plus de trente-cinq ; elleétait jolie ; il n’avait jamais songé à aimer ; il setrouva pris un beau jour et laissa là chimie, expériences, travauxet projets pour se mettre à être malheureux tout à son aise, car satimidité insurmontable l’empêcha longtemps de se déclarer – nonseulement à Blanche, ce qui eût été au-dessus de ses forces, mais àWarner lui-même.

Margival était amoureux fou, mais elle nel’aimait pas. Certes, il ne lui déplaisait pas non plus ; elleétait loin d’avoir de l’antipathie ; à force de le voir, même,elle avait conçu une certaine affection de camarade pour ce grandgarçon, si occupé de la science, de ses inventions, qu’il en étaitresté d’une naïveté étonnante pour les choses les plus simples dela vie. Mais de cette camaraderie à l’amour, il y avait loin.

Les jours se passaient ; personne neparlait de cet amour, et Blanche n’aimait toujours pas Margival.C’est alors qu’elle connut Terrenoire. Comme Terrenoire ne luimanquait pas de respect et lui témoignait au contraire une grandedéférence, elle s’enhardit, à la fin, jusqu’à le regarder.

Il lui plut ; il était joli garçon, misavec élégance, il avait l’air si doux, et fort amoureux, mafoi !

Après s’en être préoccupée, quand ellesortait, Blanche y pensa chez elle. Après y avoir pensé toutes lesjournées, elle en rêva toutes les nuits. Dès lors, elle étaitconquise.

Ce n’était plus qu’une question de temps et deprudence pour Terrenoire.

Bientôt ils se donnèrent des rendez-vous.Blanche ne croyait pas mal faire. Quant à Terrenoire, il ressentaitun goût très vif pour cette enfant et n’avait d’autre but que d’enfaire sa maîtresse, sans aucune préoccupation de l’avenir. Ce futce qui arriva. Blanche abusa de la liberté que lui laissait sonpère, de la confiance qu’il avait en elle.

La faute commise, elle eut le pressentiment deson esclavage, elle se vit à jamais enchaînée à cet homme qu’elleaimait et sans cesse obligée de recourir au mensonge, auprès ducommandant Warner, pour cacher sa défaillance, mais l’amourl’emporta sur ses craintes.

Quand Blanche fut à lui, il sentit tout à couppénétrer dans son âme un sentiment plus doux que le désir de cettebelle enfant – un sentiment de pitié pour cette jeunesse qu’ildéflorait, de regret aussi. En un mot, il se mit à aimer bel etbien. Lorsqu’il s’en aperçut, deux ou trois mois déjà s’étaientpassés.

Un jour qu’il se promenait avec elle – elles’appuyait, languissante, à son bras, étant malade depuis quelquetemps – il rencontra un élégant, nommé du Volterier, avec lequel ilavait eu autrefois quelques rapports mondains.

Son mécontentement redoubla quand il vitVolterier s’approcher de lui, le saluer et adresser galamment laparole à Blanche – défaillante.

Ensuite, se tournant vers Terrenoire.

– Voilà donc pourquoi vous avezdisparu ?… Mes compliments !… Parole d’honneur, je vouscomprends !… J’en aurais fait autant à votre place !…

– Assez ! dit brusquementTerrenoire, dont l’irritation était extrême…

– Hein ! fit le crevé.

– Passez votre chemin et veuillez ne pasvous souvenir que vous m’avez vu, sinon…

– Sinon…, fit Volterier, pâle, seredressant.

– Vous avez deviné.

– À votre aise. Mais je n’ai pasl’habitude d’écouter les menaces. Je trouve très gai ce que j’aidécouvert, et rien ne m’empêchera de le raconter.

Blanche, demi-morte de frayeur, avait écoutécette conversation en frémissant. Bien que les deux hommes eussentbaissé la voix, elle avait tout entendu.

Ils avaient échangé leur carte, sans plusajouter un mot. Ils se quittèrent en se saluant froidement.

Terrenoire fut obligé de porter Blanche dansson appartement, tant elle était faible. Là, elle s’évanouit.

Il lui prodigua des soins, la fit revenir àelle. Son premier mot fut pour lui, pour l’empêcher de sebattre.

Il essaya de nier encore.

– Jure-moi donc que tu ne te battraspas.

Il se tut.

Quand elle fut plus calme, il la reconduisitjusqu’aux environs de la rue Lepic. Il n’osait jamais s’aventurerdans la rue, dans la crainte de rencontrer Warner ou quelque ami dela famille.

Elle était si étrangement pâle qu’en rentrantson père le remarqua du premier coup d’œil.

– Qu’as-tu donc ? Serais-tumalade ? demanda-t-il.

Elle trouva un prétexte, une raison pourexpliquer sa pâleur ; il ne se douta de rien.

Le lendemain, elle alla chez Terrenoireaussitôt qu’elle put sortir. Il n’était pas chez lui ; ellel’attendit.

Il ne tarda pas à rentrer. Il la prit dans sesbras, l’embrassa avec plus de tendresse que jamais ; ilparaissait très gai.

– Tu ne te bats pas !

– J’aime mieux ne pas te mentir. Je mebats.

– Quand ?

– Demain matin, vers dix heures.

– Loin d’ici ?…

Il eut une hésitation.

– Non, dit-il, dans le bois deVille-d’Avray.

– Et rien ne peut empêcher ceduel ?

– Rien, ma chère âme. Ce Volterier,vois-tu, est un de ces plaisantins insolents qu’il faut châtier unjour ou l’autre. Il m’a toujours été profondément antipathique. Jesolde une vieille dette.

– Vous vous battez au pistolet ?

– À l’épée.

– Au moins, es-tu fort ?

– De la force de Volterier ;tranquillise-toi…

– Non, je ne suis pas tranquille. Est-cema faute ? Me comprendras-tu quand je t’aurai dit que ceserait effroyable… s’il t’arrivait malheur… effroyable, oui, parceque… je vais te confier un secret…

– Un secret ? De toi àmoi ?

– Je suis enceinte…

– Dieu !

Et il la prit dans ses bras, l’étreignitcontre sa poitrine, la serrant de toutes ses forces.

– Prends garde ! dit-elle, tu mefais mal.

– Chère enfant !

– Comprends-tu, à présent ?

– Sois courageuse, Blanche, et prie pourmoi !

– Hélas ! dois-je faire autre choseque prier ?…

– Et si tu veux ne pas m’enlever àmoi-même le courage et le sang-froid dont j’ai besoin, soisraisonnable… retourne chez ton père… Laisse-moi !

– Oui, adieu ! dit-elle, cherchant àêtre calme.

Et ils se quittèrent ainsi, essayant tous lesdeux de sourire. Ils ne devaient jamais se revoir.

Terrenoire avait menti en disant qu’il sebattait à Ville-d’Avray. Rendez-vous avait été pris sur lafrontière suisse : il partait le soir même.

Le lendemain dans la matinée, les deuxadversaires étaient en présence, l’épée à la main.

Terrenoire s’était-il trompé, en se prétendantde la force de Volterier, ou bien le souvenir de Blanche et de sonfunèbre pressentiment jeta-t-il quelque trouble en son âme ?…Toujours est-il que les témoins, dès la première passe,s’aperçurent de sa faiblesse ; et il leur fut facile deprévoir un dénouement fatal.

Sur une fausse attaque, Volterier para etriposta avec une telle vigueur que son épée entra profondément dansla poitrine de Terrenoire. Le jeune homme étendit les bras ettomba. Il ne proféra pas une parole : la syncope étaitcomplète.

Le médecin ne put se prononcer et ne voulutpas sonder immédiatement la blessure pour se rendre compte de sagravité. On transporta le blessé en voiture. Et la voiture prit aupas la route de Genève. On n’en était pas loin, heureusement.Terrenoire était toujours évanoui.

La nuit, le médecin put se prononcer.

– S’il en revient, dit-il, ce seramiracle.

Son fâcheux diagnostic ne l’empêcha point dedonner à Terrenoire tous les soins que réclamait son état.L’abandonner, autant eût valu l’achever.

Terrenoire resta entre la vie et la mortpendant de longs mois, sans pouvoir recouvrer la parole. Dans lespremières semaines, une fièvre ardente le consuma. Le docteurSernois le disputa pied à pied à la mort, et ce ne fut qu’aprèstrois mois qu’il put se dire à lui-même et dire àTerrenoire :

– Maintenant, je suis sûr de sauver monmalade !

La convalescence fut aussi longue qu’avait étéla maladie.

Que devenait Blanche Warner pendant cetemps-là ?

Le jour même du duel, elle vint deux fois chezTerrenoire demander si l’on n’avait rien reçu. Toute la journée,elle attendit vainement. Le lendemain, rien non plus. Donc il étaitblessé, mort peut-être. Et les jours se passèrent ainsi dans uneattente cruelle ; et pendant les nuits elle ne cessait depleurer silencieusement.

Puis les jours et les semainess’écoulèrent.

« Il est mort ! » se ditBlanche.

À qui pouvait-elle s’adresser pour lesavoir ? Elle ne connaissait pas les amis de son amant, ni lesgens qu’il fréquentait. Personne, de ceux-là, ne la connaissaitelle-même, leur liaison ayant été mystérieuse. Sans doute,puisqu’il n’avait pas fait écrire, sa mort avait dû êtrefoudroyante. Elle n’en doutait plus !…

Et sa grossesse devenait visible, cela luiétait un atroce supplice que de se serrer la ceinture, comme ellele faisait, pour ne point trahir son état. Warner ne voyait rienencore. Mais, d’un jour à l’autre, dans un mois, dans deux mois, ilallait tout découvrir, si elle ne trouvait pas moyen de toutcacher. Ah ! si elle avait été seule, elle eût accepté cetenfant qui allait venir, lui apportant le déshonneur, avec unesorte de joie farouche ! Elle eût vécu pour lui, et avec lesourire de Terrenoire elle eût vécu heureuse ! Mais le vieuxWarner, le soldat honnête et confiant, qu’allait-il dire ?qu’allait-il faire ?

Ce fut l’amour de Margival qui la sauva.

Voyant que le chimiste ne venait pas à lui,Warner lui parla, le forçant ainsi de s’expliquer. Margival avouason amour.

– Est-ce que tu crois, dit Warnerbrusquement, qu’elle t’aurait demandé en mariage ?

– Ainsi, vous pensez qu’ellem’aime ?

– Je n’en sais rien, mais nous allonsl’apprendre.

Il alla chercher Blanche, qui était dans sachambre, et l’amena au salon, où Margival attendait.

– Assieds-toi là, dit-il, et écoute.

Il se moucha et dit :

– Ma petite Blanche, voici, devant toi,un excellent garçon qui t’aime tendrement, et qui, si tu n’ymettais pas d’opposition, ne demanderait qu’à devenir ton mari.

Blanche, très rouge, se taisait.

Warner se moucha derechef.

Quant à Margival, il ne savait trop quelleposture prendre.

– Voyons, sacrebleu, Margival, parle unpeu qu’on entende le son de ta voix.

Le jeune homme se leva :

– C’est vrai, Mademoiselle, dit-il, jevous aime, je vous aime profondément, depuis longtemps, et mon plusgrand bonheur serait de vous entendre me dire que vous ne ressentezpoint trop d’éloignement pour moi. Vous voyez en quelle émotion jesuis. Votre père a bien fait de tout dire, car jamais je ne m’yserais résolu. J’attends votre réponse, mademoiselle Blanche ;quelle qu’elle soit, je ne vous en aimerai et respecterai pasmoins.

Blanche écoutait interdite. Que se passait-ilen son âme ? Elle était certaine que Terrenoire était mort. Ense mariant avec Margival elle restait quand même, au fond du cœur,fidèle à ses souvenirs ; son apparente trahison étaitnécessitée par son affection maternelle et par le besoin de donnerun nom à cet enfant qui allait naître et était destiné à n’avoirpoint de père.

– Vous ne répondez pas ?interrogeait Margival.

Blanche se leva. Sa résolution était prise.Elle alla mettre sa main dans celle de Margival. Sa main étaitglacée mais le jeune homme était si ému qu’il ne s’en aperçut mêmepas.

– Ainsi, dit-il, tremblant, vous m’aimezun peu ?

– J’ai beaucoup d’affection pour vous,balbutia-t-elle. Ne suis-je pas habituée à vous voir ?…N’êtes-vous pas sans cesse, ici, auprès de mon père, auprès demoi ?… N’ai-je pas pu, chaque jour, apprécier vosqualités ?

– Mademoiselle Blanche je suis bienheureux, bien heureux ! disait Margival.

– Allons, embrassez-vous une bonne foiset ensuite parlons du jour de la noce. Il y a longtemps que je n’aidansé, moi, mort de Dieu ! Et je tiens, avant de tourner del’œil, à me dégourdir les jambes !…

Ce ne fut pas la volonté de Blanche quipouvait entraver le mariage ; elle désirait, au contraire,qu’il fût précipité. Elle sentait sa santé chancelante ; desaccidents, qui se renouvelaient fréquemment, rendaient sa grossessetrès pénible.

Enfin, elle se maria.

Margival, jusqu’au bout, ne se douta derien.

Warner, lui aussi, continuait d’être heureuxet confiant ; son vœu s’était réalisé ; il avait dansé lejour des noces de sa fille, si bien dansé, tant dansé, qu’il enavait eu, le lendemain, une attaque de goutte, laquelle le retenaitau lit, depuis ce temps.

Après quelques semaines, ce ne fut pas sanshonte et sans une inexprimable angoisse qu’elle avoua sa grossesseà son mari, et, devant la joie manifestée par Margival, elleéprouva un tel trouble, un tel remords, qu’elle éclata en sanglots,lorsqu’elle rentra chez elle et se trouva seule.

Mais elle était condamnée à la dissimulationjusqu’à la fin – condamnée à boire ce calice d’amertume jusqu’à ladernière goutte de lie.

Afin d’être plus libre et de mieux dissimulersa grossesse, elle resta chez elle, s’étendit sur une chaiselongue, et n’en bougea plus.

– Tu as tort, lui disait son mari, tudevrais marcher.

Mais elle s’obstinait et il ne résistait pas àses caprices ; ses conseils n’étaient point suivis.

Un jour, comme il lui demandait de sesnouvelles et qu’elle se déclarait souffrante, il eut un mouvementde passion et la prit dans ses bras, la serrant contre sapoitrine.

– Prends garde, dit-elle, tu me faismal !…

Et tout à coup, se rappelant que jadis, en unepareille occasion, elle avait jeté le même cri devant Terrenoire,elle retomba sur sa chaise, pantelante, effarée, et s’évanouit.

Sept mois après son mariage, elleaccoucha.

– Avant terme ! dit le médecin.

De fait, la fille qu’elle mit au monde étaitsi chétive, l’accouchement fut si laborieux que tout faisait croireà un accident de ce genre.

– Vois-tu, disait Margival, si au lieu derester inactive, tu avais suivi mon conseil !…

– Ne me fais pas de reproches, mon ami,répondit Blanche, je crois que je vais mourir !…

– Mourir ! s’écria-t-il, affolé.

Il prit le médecin à part. Celui-ci n’étaitpas très rassuré. Il ne voulut pas se prononcer et attendit.

Il n’attendit pas longtemps, la péritonite sedéclara le cinquième jour. La maladie fut foudroyante. Blanche futenlevée en trois jours.

Elle eut le délire quelques heures avant samort et prononça quelques paroles que ni son mari, ni Warner – quis’était fait porter dans sa chambre – ne comprirent.

Elle dit à plusieurs reprises :

– Je le savais bien que ce duel nousserait fatal !…

De quel duel voulait-elle parler ?

Ils l’ignoraient et mirent ces paroles sur lecompte de la fièvre.

…… … … … … … .

Cependant Terrenoire, pâle, amaigri, maissauvé, avait pu quitter Genève et rentrer en France !

Il avait hâte de s’éloigner de cette terre oùil avait failli trouver la mort et de revoir Blanche à laquelle ilavait écrit – adressant les lettres chez lui, en comptant bienqu’elle viendrait les y prendre – deux ou trois moisauparavant.

Il s’étonnait un peu de n’avoir pas reçu deréponse à ces lettres, et il craignait quelque catastrophe – comme,par exemple, que la faute de Blanche n’eût été découverte par sonpère.

On devine, dès lors, quelle fut sa surprise,quelle fut son inquiétude, lorsqu’il retrouva chez lui toutes leslettres qu’il avait écrites à l’adresse de la jeune fille.

Il descendit aussitôt interroger le conciergeet apprit par lui que Blanche, après être venue assidûment pendantles premiers jours, n’avait pas reparu depuis longtemps.

– Elle m’aura cru mort, la pauvreenfant ! murmura Terrenoire.

Et il tremblait en pensant à cette grossessequ’elle lui avait avouée la veille même de son duel, lorsqu’ellelui exprimait ses craintes.

– Qu’a-t-elle pu faire ? Qu’est-elledevenue ?

Sachant où demeurait Warner, rien ne lui futplus facile que de connaître le sort de Blanche…

Morte ! Elle était morte !

Morte mariée… morte en accouchant d’une fille…d’une fille qui était son enfant à lui, il n’en pouvaitdouter !…

Il était si faible que cette nouvelle lerejeta au lit et l’y retint plus d’un mois encore.

Quand il se releva, il apprit une autrenouvelle qui était, en quelque sorte, le complément de cesdrames !…

Warner n’avait pas survécu à Blanche. La mortde sa fille l’avait tué.

Margival restait seul, chargé de l’enfant surlaquelle il avait naturellement reporté tout l’amour qu’il avaittoujours pour la mère.

Longtemps Terrenoire resta inconsolable, nevivant que du souvenir de Blanche et de la fille de Blanche, car lafille de Blanche, la fille de Terrenoire, c’était Marie-Louise.

Terrenoire, pendant les mois qui suivirent,essaya d’oublier en se replongeant plus profondément dans sesdissipations d’autrefois.

Il acheva bientôt de se ruiner. Alors ilsongea à se marier.

Mussidan avait mis sa fortune à sa dispositionpour lancer une banque, laquelle prospéra vite grâce àl’intelligence de Terrenoire.

Quelques affaires bien lancées et heureusementmenées lui donnèrent un certain renom d’habileté.

Ce fut alors qu’il épousa Andréa.

Étrange bizarrerie du hasard, il épousaitAndréa comme Margival avait épousé Blanche.

La femme de Terrenoire avait été la maîtressede Mussidan, et lui avait donné une fille.

Ainsi, dans ces deux ménages, dans ces deuxfamilles, le même secret, le même drame douloureux.

Déjà, d’une part Mussidan se trouvait auxprises avec un sentiment contre lequel il s’était vainementdébattu : il était jaloux de Terrenoire, et il aimait d’uneaffection presque maladive, à force d’être intense, Diane, pourlaquelle il n’était qu’un étranger !

D’autre part, Terrenoire se voyait soupçonnéd’un odieux crime, sans pouvoir se défendre ; on l’accusaitd’être l’amant de Marie-Louise. De sa fille !

Emporté par son amour paternel, il avaitmanqué de prudence peut-être, dans la manifestation de cet amour.Pouvait-il dire qu’il avait suivi, mois par mois, année par année,l’existence de Margival, veillant ainsi de loin sur Marie-Louise,sans qu’on s’en aperçût.

– Est-ce qu’il lui était possibled’expliquer cela ?

Enfin Guerrier, Guerrier surtout – persuadéqu’on s’était joué de son honnêteté et de sa bonne foi – suppliait,menaçait, insultait.

Et Terrenoire ne sait que se taire !…Quel supplice pour cet homme, pour ce père !…

Ainsi sont expliquées les scènes qui sepassèrent dans le cabinet de M. de Lignerolles.

Le lendemain du jour où ces scènes s’étaientpassées, Margival, qui était venu au bureau, comme d’habitude,attendit que M. de Terrenoire fût à son cabinet et fitdire au banquier qu’il désirait lui parler. On l’introduisitsur-le-champ.

Terrenoire s’avança vers lui avecempressement. Il lui désigna un siège, mais Margival fit un gestepour dire qu’il n’acceptait pas.

– Monsieur de Terrenoire, dit-il,tremblant et d’une voix que l’émotion entrecoupait, je viens vousadresser une dernière, une suprême question.

– Parlez, Margival, je vous écoute – etn’oubliez pas, avant toutes choses, que j’ai toujours été votreami, que je le suis encore, que je le serai toujours.

– Je voudrais le croire. Oh ! oui,je voudrais, comme par le passé, avoir confiance en vous. Est-cedonc vrai, monsieur de Terrenoire ? Étiez-vous vraiment,êtes-vous l’amant de ma fille ? Personne ici ne nous écoute,personne ici ne sait de quoi nous parlons. Soyez franc !

– Non, je le jure !

– La cause de la justice est sainte etsacrée. Elle doit passer avant toutes les autres. S’il est vrai quevous n’êtes pas l’amant de ma fille, il faut que le juged’instruction en soit convaincu. Ainsi sera détruite la preuvemorale de la culpabilité de Guerrier. Les autres preuves tomberontd’elles-mêmes, au fur et à mesure que l’enquête se complétera.

Terrenoire baissait la tête.

– Il le faut ! insista Margival. Ildoit vous être facile de prouver que ces relations dont on vousaccuse n’existaient pas – que les apparences seules vousaccablent.

– Je ne le pourrais ! ditTerrenoire.

– Vous refusez ? C’est la perte deJean Guerrier… En refusant, vous consacrez son déshonneur, puisquevotre refus passera pour l’acceptation du fait accompli.

Margival eut beau insister. Il n’obtint riende plus. Il se retira désespéré.

Le lendemain, il envoyait à Terrenoire lalettre suivante :

« Monsieur, je n’ai pas besoin de grandesexplications pour vous faire comprendre que je ne puis plus rienavoir de commun avec vous. Je vous donne ma démission et vous priede ne point vous préoccuper de la façon dont je vivrai.Adieu ! »

– Que va-t-il devenir ? murmuraTerrenoire, après avoir pris connaissance de cette lettre.

Dans les premiers jours, il n’en entendit pasparler. Puis il apprit que Margival avait vendu les meubles, lestableaux, les tapis, les bibelots, enfin tout ce qui se trouvaitchez lui. La vente s’était faite à l’hôtel Drouot.

Terrenoire en avait été averti par lestapissiers qui le fournissaient habituellement. Les bijoux avaientété vendus – les bijoux achetés par Guerrier, et ceux queMarie-Louise tenait de la générosité de Terrenoire. Rien ne restaitdans le petit appartement de la rue de Châteaudun.

Et l’argent produit par cette vente n’entramême pas chez Margival, car Terrenoire apprit par le commissairepriseur qu’ordre avait été donné par le père de Marie-Louise de leverser aux pauvres.

Puis Margival quitta l’appartement pourprendre deux chambres dans la même maison, au sixième étage, sousles toits : une chambre pour lui, une chambre pour sa fille.Et il se mit à la recherche d’un travail quelconque.

Le juge d’instruction était au courant de cequi se passait ; Tristot et Pivolot n’ignoraient rien, eux nonplus, et les agents, troublés par le suicide de Béjaud, et lemagistrat surpris par cet acte de probité du vieux Margival, seposaient la question à laquelle une fois déjà le juge n’avait purépondre :

– Où est la vérité ?

…… … … … … … .

À Méridon, Raymond s’isolait de plus en plus.Ses yeux ne cherchaient plus comme jadis les regards de sa mère.Que savait-il donc ?

Elle voulut se raccrocher à l’affection de sonfils Pierre ; mais il était trop tard. Froissé dès l’enfancepar la préférence accordée à son frère, habitué à se considérercomme le sacrifié, il se tenait à l’écart. Aux tendresses imprévuesde la repentante, il répondit :

– Vous m’avez dit que mademoiselle Farneyen aimait un autre, pourriez-vous me nommer cet autre ?

Et comme elle gardait le silence :

– N’espérez pas me faire oublier un amourqui m’avait consolé de toutes les amertumes de ma jeunesse.

Elle se récria, fit semblant de ne pascomprendre.

– Ne me fais pas de reproches, monPierre. Je t’aime à l’égal de Raymond et je veux te le prouver àl’avenir.

– Vous n’en aurez plus guère l’occasion,s’écria-t-il. Bientôt, sans doute, mademoiselle Farney seraconduite à l’autel par l’heureux fiancé qu’on lui a choisi et que,paraît-il, elle a accepté. On me conviera à cette fête. Eh bien jen’irai pas, par la raison toute simple que je serai à deux millelieues d’ici.

– Partir ? toi ! mon Pierre.Toi aussi, tu m’abandonnes ?

– Ma mère, dit-il, je fais des démarchespour participer à une mission scientifique en Océanie. Mon ambitionest que ma vie, désormais inutile ici, serve au progrès de lascience, au bien de l’humanité.

Elle comprit qu’il ne fallait pas enrechercher davantage pour une première fois. Du reste, on étaitvenu la prévenir qu’un étranger la demandait au salon.

Elle ne recevait personne depuis de longuesannées. Que lui voulait-on ? Elle descendit.

Un homme à visage sinistre, à l’œilinterrogateur, très soigné de sa mise, mais sanglé dans uneirréprochable redingote noire, se leva de sa chaise en la voyantentrer et s’inclina cérémonieusement.

– C’est à madame de Noirville que j’ail’honneur de parler ? dit-il.

– Oui, Monsieur.

Raymond survint à ce moment. Il allait seretirer quand la physionomie bizarre du visiteur l’intrigua. Ils’assit devant le guéridon et se mit à feuilleter un album.

– Je suis, dit l’inconnu, monsieurPivolot. Peut-être me connaissez-vous, tout au moins de nom ?Les journaux ont bien voulu parler de moi quelquefois.

– Je ne lis jamais les journaux,répliqua-t-elle avec une certaine hauteur. Veuillez me faireconnaître le motif de votre visite.

– Il s’agit, Madame, de la mort demonsieur votre mari et des circonstances qui l’ont précédée etsuivie.

Raymond ne perdit plus un mot de ce qui allaitse dire ; il observait avec attention les expressions de samère et celles que M. Pivolot laisserait paraître. Ce nom dePivolot ne lui était pas inconnu ; mais il ne pouvait préciserses souvenirs.

Quant à Julia, elle était devenue livide.

– À quel titre, Monsieur, vousprésentez-vous chez moi ?

– À titre d’homme libre, mais esclave dudevoir qu’il s’est tracé.

– Je ne vous comprends pas.

– Je m’explique. Tristot et moi, Tristotest mon ami, Madame, mon alter ego, comme on dit, un autremoi-même ; Tristot et moi, nous faisons de la police pournotre plaisir, mais de la bonne police, la seule qui mérite cetteépithète. Nous cherchons les grands criminels impunis et, quandnous les trouvons, nous ne les arrêtons pas, n’ayant pas mandat àcet effet, mais nous les faisons arrêter. M’avez-vous compris,Madame ? Nous les faisons arrêter.

Raymond se leva. Il était temps qu’ilintervînt.

– Ma mère est souffrante, dit-il. Je suisson fils, Raymond de Noirville, avocat, et si je puis vous fournirun renseignement utile, je le ferai volontiers, mais je tiens avanttout à ce que vous me précisiez le but de votre démarche.

Julia aurait voulu sortir ; mais elle sesentait rivée à sa place par une force irrésistible. L’œil finaudde M. Pivolot la fascinait.

– Mon Dieu, dit le policier, c’est biensimple. Je doute cependant que vous puissiez me répondre au lieu etplace de madame votre mère. Vous étiez bien jeune à l’époque.

– Votre but, Monsieur, encore une fois,vous dis-je.

– Nous suivons l’affaire Brignolet. Vousconnaissez l’affaire Brignolet ?

– Oui, Monsieur ; mais ma mère qui,effectivement, ne lit jamais les journaux ne la connaît pas.

– Madame le regrettera sans doute quandelle saura que le principal inculpé de cet assassinat est un sieurJean Guerrier, qui fut autrefois le caissier du meilleur ami devotre père, j’ai nommé Roger Laroque… pour le populo,Roger-la-Honte.

– Ah ! fit-elle, trèsétonnée.

– Cela commence à vous intéresser,Madame. Que diriez-vous si Guerrier n’était autre que l’assassin deLarouette ?

– Je dirais, fit-elle vivement, que vousvous trompez. Ce jeune homme est innocent. N’est-ce donc pas déjàassez d’une victime ?

Elle se trahissait sous l’œil finaud dupolicier. Raymond vint à son secours.

– Et quels renseignements pourrions-nousvous fournir, monsieur Pivolot ? demanda-t-il.

– Pas vous, Monsieur, mais madame votremère.

– Je vous écoute, dit-elle en détournantles yeux pour éviter ce regard dont elle se sentait tenailléejusqu’au fond du cœur.

– Pourriez-vous me dire, Madame, àTristot et à moi, ce qu’est devenu un certain Luversan qui, àl’époque, fréquentait, je crois, votre maison ?

À cette attaque directe, elle chancela, maisla peur retint sur ses lèvres les paroles imprudentes, et ce futd’un ton en apparence très calme qu’elle laissa tomber cesmots :

– Ce nom m’est tout à fait inconnu.

M. Pivolot se leva, salua de nouveauhumblement, et se retira en s’excusant de la liberté grande qu’ilavait prise.

Raymond le reconduisit, mais quand il revintau salon, sa mère n’y était plus. Julia, enfermée dans sa chambre,priait Dieu de la faire mourir, de lui épargner, au moins dans cemonde, un châtiment qui retomberait sur ses enfants.

Quant à Raymond, la visite mystérieuse de ceM. Pivolot l’avait rempli d’épouvante. Il était loin de sedouter que M. Pivolot, agissant en « fouinard » àl’insu de Tristot à qui il se garda bien d’en parler, avait fait unpas de clerc. La réponse droite et catégorique deMme de Noirville l’avait dérouté dans sesinductions.

Les deux policiers amateurs étaient fortperplexes. Ils avaient compté sur l’interrogatoire qu’ils s’étaientproposé de faire subir au gardien Béjaud ; ils s’attendaient àêtre renseignés par lui sur différents points restés obscurs dansleur esprit ; de plus, ils étaient persuadés de son innocenceaussi bien qu’ils étaient convaincus de celle de Guerrier, et voilàque Béjaud se suicidait dans sa cellule !

Cette mort renversait leur plan. Chose plusgrave, elle faisait naître le doute chez eux. Béjaud voleur, Béjaudassassin, c’était Guerrier coupable !…

Ils employaient tous les deux le même systèmede défense ; tous deux, ils prétendaient qu’ils s’étaientendormis, d’une manière bizarre. Tous deux, sans préciser, ilsavaient indiqué, dans leurs déclarations qu’ils s’étaient endormislourdement, sans se réveiller, et qu’ils n’avaient rien entendu dece qui s’était passé auprès d’eux. C’était pour le moins étrange.Telles étaient les réflexions qu’échangeaient entre eux les deuxagents.

Après avoir recueilli le plus derenseignements possibles, Tristot et Pivolot en étaient venus àrecouvrer un peu d’espérance.

« Après tout, se disaient-ils, il n’estpas impossible que Béjaud se soit tué par désespoir, et sans êtrecoupable. Il ne serait pas le premier. »

Et ils reprirent de plus belle leur enquête, àlaquelle cet incident avait fait subir un moment d’arrêt.

Leur instinct de policier les portait àsurveiller la femme de Brignolet, qui avait supporté avec assez dephilosophie la mort du gardien.

Cette femme les intéressait. JulietteBrignolet n’avait pas quitté son petit logement de la rue de Laval,depuis la mort de son mari. Elle continuait d’y vivre avec sonenfant. Auparavant, elle travaillait un peu ; maintenant, ellene faisait plus œuvre de ses dix doigts.

M. de Terrenoire, dont le cœur étaitexcellent, et qui aimait beaucoup tous ses employés, petits ougrands, avait envoyé à Juliette une certaine somme pour l’aider àse trouver de l’ouvrage.

Juliette avait profité de cet argent pour sefaire confectionner un coquet costume de veuve qui lui seyait àmerveille et sous lequel elle était ravissante. De fait, elle étaitjolie à croquer, avec ses yeux noirs éclairant son teint rendu pluspâle par le deuil, et sa rousse chevelure épaisse qui se tordaitsur sa nuque en bandeaux lourds, sous le long voile de veuve.

– Non, Monsieur, elle n’a pas changé songenre de vie ; elle va et vient comme auparavant – avaitrépondu le concierge à Pivolot qui le questionnait – on ne peutrien dire sur elle ; pour ce qu’elle fait quand elle est horsd’ici, je n’en sais trop rien ; mais pour ce qui est de chezmoi, je peux affirmer qu’elle ne découche pas…

Et il ajouta philosophiquement, en prenant uneprise :

– Patience, ça viendra !

Tristot et Pivolot ne s’en rapportaient passouvent aux apparences, de telle sorte que la conduite de JulietteBrignolet pouvant ne rien laisser à désirer quant à l’extérieur,ils ne la surveillaient pas moins pour cela. Ils firent bien.

Quand Juliette sortait, elle s’en allaitpromener d’abord, soit au square Montholon, soit devant l’égliseSaint-Laurent, remontant jusqu’au parc Monceau. Mais une fois là,elle prenait l’omnibus, quelquefois même, lorsque les omnibusétaient au complet, ou qu’il pleuvait, ou qu’elle était en retard,sans doute, elle appelait une voiture et allait – toujours dans lamême direction.

« Tiens ! tiens ! la petite quise paye des voitures ! » se dirent les agents. Et ils lafilèrent.

Elle se dirigeait vers la rive gauche. Ellepassa le Pont-Neuf, et, à peu près devant la statue de Henri IV,tourna à gauche et s’arrêta place Dauphine.

Il y avait encore deux ou trois hôtels garnisoù l’on pénétrait par d’étroits couloirs humides et sombres,donnant sur le trottoir par une porte à claire-voie, faisant tinterune sonnette dans la loge du concierge.

La voiture de Juliette Brignolet s’arrêtadevant un de ces hôtels, dont le rez-de-chaussée était tenu par unrestaurant à bon marché. La jeune femme descendit lestement ets’engouffra dans le couloir.

– C’est un rendez-vous ! ditTristot.

Les deux amis, en voyant s’arrêter le fiacrequi conduisait Juliette, avaient fait rétrograder leur voiture etétaient venus à pied.

Ils s’attendaient à faire là une longuestation. Déjà, ils avaient tiré de l’étui et coupé un cigare, quandtout à coup, à leur grand étonnement, ils virent réapparaîtreJuliette.

Elle semblait furieuse, sauta d’un bond dansla voiture, et celle-ci avait disparu avant que Tristot et Pivolotfussent revenus de leur étonnement et eussent songé à lasuivre.

– Elle n’aura pas trouvé celui qu’ellecherchait.

Nous savons où la retrouver. Ce que jevoudrais apprendre, c’est le nom du… Il n’acheva pas.

Comme ils avaient regagné leur voiture, ilsaperçurent soudain, à quelques pas, Juliette, – Juliette elle-même,qu’ils croyaient loin. Elle était sur le trottoir et parlait avecanimation à un grand et bel homme, encore jeune, bien qu’il eût étédifficile de lui assigner un âge exact, d’allure assez distinguée,qui écoutait en manifestant des signes de la plus évidenteimpatience et semblait chercher autour de lui quelque prétexte pourrompre la conversation.

Tristot et Pivolot s’arrêtèrent sur le quai,et de là suivirent des yeux la scène. Cela dura longtemps.

Ils auraient payé cher pour entendre ce qui sedisait, mais, de là où ils étaient, ils se trouvaient réduits às’en rapporter à la mimique. Heureusement, celle-ci étaitexpressive, chez Juliette surtout, et l’on pouvait mettre lesparoles sous les gestes. D’abord, elle parut emportée, menaçante,puis elle se fit suppliante tout à coup, quand elle vit que sesmenaces ne réussissaient pas.

Comme cela se passait près du fiacre deJuliette, le cocher entendait, et un large sourire goguenardéclairait sa figure rouge : celui-là, Tristot et Pivolot lecomprenaient aussi : ah ! qu’ils auraient voulu être à saplace !

Juliette s’essuya les yeux ; donc, ellepleurait.

Le cocher hocha doucement la tête. Enfinl’homme parut céder aux larmes, Juliette remonta dans la voiture.Elle semblait transfigurée. L’autre prit place à côté d’elle, et lefiacre partit, refaisant le chemin de tout à l’heure et regagnantla place Dauphine.

– Ce n’est pas pour aujourd’hui labrouille ! dit Tristot.

– Tout de même, le monsieur en a assez.Il s’agit à présent de prendre sur lui quelques renseignements. Ila l’air bien cossu, cet amoureux, pour habiter un hôtel de dernièrecatégorie ?

– Il se cache peut-être ?

– Pourquoi ? Je flaire là-dessousquelque chose, monsieur Pivolot.

– Et moi pareillement, monsieur Tristot.Mais je veux bien me pendre, comme ce pauvre Béjaud si je peux direce que je flaire !

Les renseignements recueillis auprès du gérantde l’hôtel garni de la place Dauphine furent assez significatifs.L’homme qui venait d’entrer, en compagnie d’une jolie femme endeuil se nommait Parent. Il habitait là, depuis peu de temps, unequinzaine de jours environ. Du reste, son entrée était consignée, àsa date, sur le livre de police, ainsi que l’exigeait le règlement.À vrai dire, Parent ne venait guère là qu’à certains jours, pendantl’après-midi, et toujours pour y recevoir la jolie veuve aveclaquelle il s’était rencontré tout à l’heure et se trouvait en cemoment.

– Depuis combien de temps est-il lié aveccette jeune femme ?

– Depuis qu’il vient ici, je les voisensemble.

– Connaissez-vous les moyens d’existencede Parent ?

– Ma foi, non. Il a mis sur leregistre : « Sans profession ». Je n’ai pas à luidemander autre chose, et il faut que je me contente de ce que l’onm’avoue. Il a accusé, comme dernier domicile, la rue del’Université. Peut-être trouverez-vous là des renseignements plusintéressants.

Tristot et Pivolot se séparèrent.

Tristot resta en surveillance sur la placeDauphine, afin de filer Parent, lorsqu’il sortirait.

Pivolot courut rue de l’Université. Là, il eutbeau consulter le registre de l’hôtel, il ne trouva point deParent. Il eut beau donner le signalement de l’homme qu’il avait eule temps de retenir, pendant le court espace de temps qu’il avaitvu Parent causant avec Juliette – on ne le connaissait pas. Ilrevint place Dauphine.

Il était tard ; la nuit était venue.Tristot avait disparu de son poste.

Pivolot parcourut tous les marchands de vindes environs, passa et repassa la Seine, et ne découvrit pas soncompagnon.

« Je n’ai qu’à rentrer chez moi, sedit-il. C’est là que Tristot viendra, s’il a quelque communicationà me faire. Je l’y attendrai. »

Mais Tristot, toutefois, ne rentra que tard,vers onze heures.

– Voilà, dit-il. La petite veuve estsortie vers six heures. Elle a pris un omnibus qui passait sur lePont-Neuf. Un quart d’heure après, Parent lui-même sortait. Il ademandé au premier cocher venu s’il était libre. C’est justement lecocher de notre fiacre. Je lui avais fait la leçon. Parent estmonté, et le cheval a pris un bon petit trot bien doux qui m’apermis d’attraper moi-même une autre voiture et de suivrefacilement.

– Où est-il allé ?

– Chez Lespès, sur le boulevard où ils’est fait coiffer.

– Et de là ?

– Prendre une absinthe à la terrasse deTortini.

– Puis ?

– Il a dîné au cabaret du Liond’Or, et comme je mourais de faim, j’ai dîné à la tablevoisine. Il a mangé copieusement, comme un homme qui a besoin deréparer ses forces – la jolie veuve, sans doute, a desexigences ! Quand il est sorti, je l’ai suivi. Il a fait deuxtours de boulevard. Il est entré au cercle de la rue Laffitte, etil est bien probable qu’il y est encore. Qu’allons-nousfaire ?

– Le plus simple est de retourner aucercle. Il faut que nous sachions où il demeure.

– J’y retourne.

– Moi, je vous attendrai dans quelquetaverne des environs. Vers le milieu de la nuit, je vousrejoindrai.

Ils passèrent la nuit dans la rue Laffitte.Leur homme ne parut point.

– C’est à croire qu’il sera parti pendantque moi-même je suis allé chez monsieur Pivolot.

Entrer au cercle, demander Parent, s’informers’il se trouvait encore là, c’était bien possible, mais il donnaitpar là l’éveil. Si Parent était mêlé d’une façon quelconque àl’affaire dont ils s’occupaient, il devait être sur ses gardes.

Mieux valait prendre patience et attendre. Lapatience était une des qualités de nos deux compères. La nuits’écoula ; le jour parut ; pas le moindre vestige deParent.

Ils avaient faim ; ils étaient fatiguéset ils allaient quitter leur poste, persuadés qu’attendre pluslongtemps était inutile, quand ils virent Parent le visageboursouflé, les yeux rouges, très pâle, les vêtements en désordre,sortir et suivre le trottoir en chancelant.

– Il a passé la nuit au jeu ! ditTristot. Et il n’a pas gagné, sans cela, il aurait l’air plusjoyeux.

Deux jeunes gens étaient sortis derrièreParent, avaient pris le chemin opposé et étaient passés devant lesinfatigables policiers.

– Quatre-vingt-dix mille francs !…disait l’un ; il n’a pas de quoi payer, c’est connu. Commentdiable vas-tu jouer contre ce rastaquouère. ?

– J’entends dire cela depuislongtemps ; cependant, il a perdu plus d’une fois et il atoujours payé.

Le reste de la conversation ne fut pasentendu. Tristot se pencha vers l’oreille de son ami.

– Monsieur Pivolot, j’ai une idée, fit-ilrapidement, suivez ces deux joueurs. Sachez leur nom, leur adresse,surtout le nom et l’adresse de celui qui a joué contre Parent. Moi,je file celui-ci. À moins de circonstances imprévues, rendez-vousau Lion d’Or.

À midi, en effet, ils étaient assis dans uncoin de la grande salle du cabaret à la mode. Ils se racontaientleurs impressions, leurs observations.

– J’ai suivi les deux joueurs, faisaitPivolot ; ils se sont séparés en arrivant boulevardHaussmann ; l’un est allé vers la Chaussée-d’Antin ;l’autre, celui dont j’avais à m’occuper, sur votre avis, estrentré, quelques minutes après, dans une fort belle maison de larue de Londres. J’ai réussi à prendre sur lui quelquesrenseignements dans la matinée. Il se nomme de Luvigny, il estgarçon, mène grand train. Cela vous satisfait, monsieurTristot ?

– C’est plus que je n’en voulais savoirpour le moment.

– Et à quoi serviront cesdétails ?

– Ne devinez-vous pas ? Parent doitquatre-vingt-dix mille francs à monsieur de Luvigny. Les dettes dejeu sont des dettes d’honneur et doivent être payées dans lesvingt-quatre heures. Parent devra rembourser la somme énorme qu’ila perdue cette nuit.

– Je comprends. Votre idée estexcellente ; Parent a tout l’air d’un aventurier. Oùtrouvera-t-il cet argent ? Payera-t-il ou non ? Tristothocha la tête.

– Je plaide le pour et le contre, ditPivolot. Nous allons un peu au hasard depuis hier, et, ma foi, sice hasard ne nous est pas propice, je crains bien que nous nefassions fausse route. Que Parent soit aussi riche que Luvigny etnous serons nous, bien avancés ! Avez-vous appris sur luiquelque chose de nouveau ?

– Peu de choses, répondit Tristot. Notrehomme, au sortir du cercle, a fumé un cigare sur le boulevard, estentré dans un tripot, d’où il n’est sorti que vers dix heures plusblême encore que le matin. Il est allé prendre une douche auHammam, est passé comme la veille chez Lespès et il déjeune en cemoment près de nous, ici même.

« Oui. Regardez la table du fond,parallèle à la nôtre au bout de la rangée. N’ayez l’air de rien.L’homme qui déjeune là, seul, c’est Parent.

C’était lui, en effet, fort tranquille,mangeant de bon appétit et n’ayant point la mine d’un hommetracassé par une dette de quatre-vingt-dix mille francs qu’ildevait payer dans les vingt-quatre heures.

Cette réflexion les deux amis se la firent àvoix basse.

– Il ne faut pas que nous le quittions detoute la journée. Il faut que nous sachions où il trouvera cetargent.

– C’est mon avis.

Ils achevèrent de déjeuner, se réglant surParent, afin de n’être ni en avance ni en retard.

Parent ayant allumé un cigare, Tristot etPivolot, qui, on le sait, étaient toujours fournis, en firentautant.

Leur homme se promena un instant sur leboulevard, flânant, regardant les tableaux au coin de la rue duHelder ; il descendit jusqu’au cercle où il prit une voiture,qui partit au grand trot d’un assez vigoureux cheval.

Tristot et Pivolot avaient prévu le cas etavaient arrêté un fiacre sur le boulevard.

Tristot avait dit deux mots au cocher, et lavoiture les suivait pas à pas, de telle sorte qu’au moment oùParent passa dans la sienne, ils ne le perdirent pas de vue.

– Cette fois, dit Tristot, j’espère bienqu’il va rentrer chez lui et que nous allons enfin savoir où ildemeure.

Parent se dirigeait vers la rive gauche. Lavoiture, après avoir suivi un instant les boulevards, prit la rueMontmartre, traversa les Halles, le Pont-Neuf ; mais, au lieude s’arrêter place Dauphine, comme le croyaient nos deux compères,elle enfila la rue Dauphine, tourna à gauche par la rue del’Ancienne-Comédie, le carrefour de l’Odéon et s’arrêta rueMonsieur-le-Prince. Parent descendit là et entra dans un hôtel.

Tristot et Pivolot entrèrent dans uncafé-marchand de vin situé rue Monsieur-le-Prince, et des fenêtresduquel on pouvait aisément surveiller l’escalier et l’hôtel. Ils sefirent servir une consommation et attendirent.

Environ trois quarts d’heure après, Parentsortait et remontait dans la voiture du cercle, qui l’avaitattendu.

Il s’était habillé, était élégamment mis etavait fait disparaître toute trace des désordres et des fatigues dela nuit.

Sa taille élégante était serrée par uneredingote de couleur foncée et il avait un pardessus grisclair.

Pendant que la voiture partait, il arracha lefil qui retenait une paire de gants et les passa.

La porte du petit café étant entrouverte,Tristot et Pivolot purent entendre Parent qui disait aucocher :

– Rue de Chanaleilles !…

Les deux amis se regardèrent.

– Rue de Chanaleilles ? Maisn’est-ce pas là que demeure monsieur Terrenoire, lebanquier ?

– C’est là, en effet.

– Je vais le suivre, dit Tristot. Jegarde la voiture. Il faut que nous en ayons le cœur net. Vous,monsieur Pivolot, informez-vous auprès du gérant de l’hôtel… ettâchez d’apprendre quelque chose sur Parent.

Le fiacre dans lequel se jeta Tristot nerejoignit point celui de Parent, mais le cheval ayant marché bontrain, il arriva presque aussitôt rue de Chanaleilles.

Les deux amis ne n’étaient pas trompés. Lavoiture de Parent attendait rue de Chanaleilles. Leur individuétait entré depuis un instant.

Lorsqu’il sortit, ce fut pour aller rue deLondres, chez Luvigny, où il ne resta pas longtemps, après quoi,ayant payé la voiture, il la renvoya et descendit à pied jusqu’aucercle où il passa le reste de la soirée.

Parent ne se doutait pas – jusqu’à ce moment –qu’il était filé avec tant d’acharnement et d’adresse, autrement ileût pris, sans aucun doute, ses précautions pour dépister les deuxagents.

Tristot, n’ayant plus rien à découvrir pour cejour-là – car il était plus que probable que Parent allait passerla nuit au cercle – retourna rue de Londres, s’informa auprès duconcierge si Luvigny était encore chez lui et sur sa réponseaffirmative, monta au premier étage. Un valet de chambre vintouvrir.

Tristot fit passer sa carte sur laquelle ilmit un mot pressant pour le jeune homme.

On l’introduisit quelques instants après.

– Qu’y a-t-il pour votre service,Monsieur ? demanda Luvigny, en lui indiquant un siège, d’ungeste indifférent.

– Monsieur, dit Tristot, la démarche queje fais vous surprendra, j’en suis certain, et je suis obligé devous prier de me promettre de garder le secret le plus profond,jusqu’au jour où vous saurez qu’en la faisant, j’étais conduit parun plus haut intérêt que celui d’une simple et blâmablecuriosité…

– Parlez, Monsieur… je suis prêt àsatisfaire votre curiosité, si je le peux…

– Vous le pouvez, sans contredit. Voicide quoi il s’agit. Parmi les membres d’un des cercles que vousfréquentez, se trouve un individu avec lequel vous avez jouéplusieurs fois déjà, sans doute – et en particulier dans la nuitd’hier… et auquel vous avez gagné une très forte somme…

– Luversan ? dit Luvigny en selevant.

Tristot faillit tomber à la renverse. Parent,c’était Luversan. Ah ! ah ! Cela marchait bien, trèsbien, et ce pauvre M. Laroque avait eu le nez fin.

– Luversan ? répéta Luvigny. Ehbien ?

Le policier surmonta sa joie.

– Des motifs très graves, que je suisforcé de vous cacher encore, répondit-il, et ce, parce qu’ils nereposent que sur des observations superficielles qui voussembleraient à vous, peu probantes, nous ont amenés, un de mes amiset moi, à surveiller cet homme qui nous paraît suspect.

– Vous êtes agent de police ?

– Non point agent de police régulier,comme vous l’entendez probablement…

Luvigny fit un geste de dégoût.

– Un mouchard ! murmura-t-il.

Tristot comprit et sourit.

– Ni l’un ni l’autre, Monsieur, dit-il,et cependant, c’est dans l’intérêt de la justice que je suis ici.Il serait trop long et peu intéressant de vous expliquer notresituation, à mon ami et à moi. Plus tard, s’il y a lieu, nous vousmettrons au courant. Je reviens donc à l’affaire qui m’amène. Jedisais que vous aviez gagné à Luversan une somme dequatre-vingt-dix mille francs ?

– C’est vrai.

– Plusieurs de vos amis et entre autrescelui avec lequel vous êtes sorti du cercle ce matin, ont exprimédevant vous des doutes au sujet du paiement régulier de cette detted’honneur ?

– C’est encore vrai, dit Luvigny avec ungeste de surprise.

– Et vos amis se trompaient, n’est-cepas, puisque monsieur Luversan sort de chez vous et vient de vouspayer ?

– Comment le savez-vous ?

– Je l’ignore, Monsieur, et c’est ce queje viens vous demander.

– Je n’ai aucune raison pour lecacher.

– Vous êtes payé ?

– Intégralement. Voici, dans ceportefeuille, les quatre-vingt-dix mille francs de monsieurLuversan.

– Voudriez-vous, Monsieur, ne pas vousdéfaire de cette somme à présent, et la garder par-devers vousjusqu’à ce qu’un mot de moi vous en rende la libredisposition ?

Luvigny hésita un instant. Cependant, il enprit vite son parti. Il alla placer le portefeuille dans unsecrétaire.

– Cet argent restera là, dit-il.Cependant, ne me faites pas trop attendre. J’avais grande envie decertains bibelots… et je voulais profiter de cette veine pour meles payer.

– Puis-je compter sur le secret le plusabsolu ?

– Vous avez ma parole.

Quel triomphe pour Tristot quand il annonça sadécouverte au confrère Pivolot.

– Alors, dit-il en risquant pour lapremière fois de sa vie un jeu de mots, l’amant de Juliette seraitle Parent de Luversan.

– Vous l’avez dit, mon maître.

Mais, le lendemain, ils apprirent avecinquiétude, rue Monsieur-le-Prince, que Parent avait déménagé etn’avait pas laissé sa nouvelle adresse.

Ils coururent place Dauphine.

On ne l’y avait point revu, depuis son dernierrendez-vous avec Juliette Brignolet.

Restait le cercle dont Luversan était unhabitué.

Pendant huit jours, tantôt l’un, tantôtl’autre, ils restèrent là en surveillance, mais ne virent pas celuiqu’ils attendaient.

Il était évident que Luversan n’y remettraitpas les pieds.

– Il se méfie, dit Tristot, il devientprudent… Donc, il n’a pas la conscience tranquille.

Ils firent une nouvelle démarche placeDauphine.

Le gérant de l’hôtel leur répondit :

– Le soir même du jour où je vous ai vus,j’ai reçu la lettre suivante, que je ne demande pas mieux que devous communiquer.

Pivolot parcourut la lettre.

Elle ne contenait que quelques lignes assezinsignifiantes :

« Monsieur Lurelot – c’était le nom dugérant – obligé de quitter Paris sans retard, pour une affaireurgente qui m’appelle en province, et comptant rester absentplusieurs mois, je vous prie de m’envoyer mes effets dans unemalle, à mon nom, en gare à Blois, où je les ferai prendre.Ci-joint un billet de banque pour vous couvrir de vos frais.

« PARENT. »

Il n’y avait rien de plus.

– C’est une ruse. Il n’a pas quittéParis, dit Tristot.

Et, s’adressant à M. Lurelot :

– Vous avez expédié lesbagages ?

– Aussitôt. Je ne pouvais les garder. Monlocataire ne me doit rien.

– Veuillez nous laisser cette lettre.

– Très volontiers.

– S’il vous arrivait quelque nouvelleintéressante, ayez l’obligeance de nous le faire savoir. Voicinotre adresse.

– À propos, et sa maîtresse, la jolieveuve rousse ?

– En voilà une qui n’est pas contente.Toutes les après-midi, je la vois arriver. Toujours la mêmequestion : « Monsieur Parent ? » à laquelle jesuis obligé de faire la même réponse :« Parti ! »

Tristot et Pivolot le laissèrent pour courir àun bureau télégraphique, où ils lancèrent le télégramme suivant, àl’adresse du chef de la gare de Blois :

« Colis, au nom de Parent, à Blois,est-il encore en gare ? Réponse immédiate. »

Une heure après, ils avaient la réponse qu’ilsattendaient au bureau :

« Colis n’a pas été réclamé. Est en gare,à la consignation. »

– J’en étais sûr ! dit Pivolot.

Ils se rendirent ensuite rue de Laval où ilsgrimpèrent au sixième étage et frappèrent à la porte du petitlogement habité par Juliette Brignolet.

Elle vint ouvrir et manifesta quelque surpriseà la vue des deux hommes.

Ils entrèrent en souriant, et tout de suitePivolot fit les frais de la conversation.

– Madame, dit-il, je n’ai pas l’honneurd’être de vos amis… et j’en suis heureux pour ma tranquillité –ajouta-t-il galamment – car si j’avais l’occasion de vousrencontrer souvent, je craindrais fort de ne plus guère dormir.

Après quoi, il présenta Tristot et se présentalui-même.

– Que voulez-vous de moi ? ditJuliette, qui, malgré le calme qu’elle affectait, ne pouvaitdissimuler son inquiétude.

– Rien que vous rendre service.

– En quoi pouvez-vous donc m’êtreutile ?

– En vous renseignant sur l’endroit où secache un homme qui, nous avons de bonnes raisons pour le croire, nevous est pas indifférent.

– Je ne comprends pas, dit-elle d’unevoix altérée. Veuillez vous expliquer plus clairement.

– C’est de Parent que nous parlons…

Le visage de la jeune femme, de très pâle,devint rouge : ses yeux flamboyèrent… ses narines palpitaient…tout en elle trahissait la colère, la jalousie, la fureur.

– Vous savez où il est ? dit-elle,sourdement.

– Peut-être… Lisez cettelettre !…

Elle arracha des mains de Pivolot le papierqu’il tendait, y jeta un coup d’œil, puis se mit à rire – mais d’unrire brusque, nerveux.

– Cette lettre, je la connais. C’est sonhôtelier qui vous l’a remise ; et vous croyez qu’il est àBlois, vous ?

Elle haussa les épaules, et, tout à coup,changeant de ton :

– Cette lettre n’a été pour vous qu’unprétexte pour vous introduire chez moi, me parler, me voir…J’entends que vous me disiez ce que vous me demandez. Quel a étévotre but en venant ici ? J’ai le droit de le savoir…

– Là, là ! Vous prenez feu !Quelle femme vous êtes ! Est-ce notre faute si votre amoureuxvous est infidèle !

– Ah ! tenez, dit-elle, qui que voussoyez, vous êtes pour moi les bienvenus, parce que vous pourrezpeut-être m’aider à me venger.

– Allons donc ! allons donc, murmuraPivolot, tu y viens, à la fin ! voilà ce quej’attendais !

– Me venger, oui, reprit-elle avecviolence. Car je l’aimais, cet homme, autant que je le hais, àprésent. Il m’a prise pour dupe… Il s’est joué de moi… Aprèsm’avoir eue comme sa maîtresse pendant quelques jours voilà qu’ilme plante là et il croit que cela va se passer de la sorte ?Ah, non ! Ah ! je me vengerai !

– Je trouve, en effet, dit Pivolot, d’unton paternel, que cet homme a prouvé là beaucoup de légèreté… et sinous pouvons vous aider à en tirer vengeance ?

– Vous êtes de la police ?

– À peu près !

– Eh bien ! informez-vous donc desmoyens d’existence de Parent !… Malins, vous serez si vous lesdécouvrez !… Il vivait en garni depuis quelque temps, et dequoi vivait-il ? Je l’ignore. Est-ce que vous le savez,vous ?

– Non, et nous avions compté survous.

– Il y a un mois et demi à peu près…peut-être deux mois, que nos relations ont commencé… Ce qu’il m’apromenée d’hôtel en hôtel garni… Il m’a fait faire le tour duquartier Latin…

– Pardon, interrompit Pivolot avecaménité. Vous dites que vos relations avec Parent ont commencé il ya environ deux mois ?…

– Oui.

– Que devenait donc ce pauvre Brignoletpendant ce temps-là ?

Elle tressaillit et se troubla.

– Pourquoi m’adressez-vous cettequestion ?

– Dame ! c’est tout naturel.

– Est-ce que cela vous regarde ?dit-elle. Je le trompais, mais il n’en a jamais rien su… Et j’ensuis contente, aujourd’hui qu’il est mort… C’est un chagrin que jelui aurai épargné, parmi tous ceux qu’il a éprouvés – par mafaute.

Tristot et Pivolot se regardèrent. Évidemmentles paroles de Juliette Brignolet les intéressaient.

– Je remarquai, continua Juliette, unechose qui me parut bizarre. Mon mari et Parent avaient liéconnaissance.

– Comment avez-vous fait cetteremarque ? dit Pivolot.

– Je les ai rencontrés deux fois dans larue. Ils sortaient d’un café et causaient avec vivacité. Je n’aipas fait semblant de les voir. Quant à eux, ils ne m’ont pasaperçue, j’en suis sûre.

– Et qu’avez-vous pensé ? fitTristot, qui redoublait d’attention.

– J’ai pensé que Parent était trèsprudent et essayait d’entrer dans l’intimité de mon mari pourrendre plus faciles ses relations avec moi.

– Vous n’en avez pas dit mot àParent ?

– Non – répondit-elle avec un certainembarras – c’eût été entamer avec lui une conversation sur un sujetqui m’eût déplu.

– C’est la vraie raison ?

Elle resta quelques instants sans répondre.Elle regarda tour à tour avec frayeur Tristot et Pivolot, cherchantà deviner au fond de leur âme ce qu’ils pensaient, ce quesignifiaient leurs paroles.

Puis, comme poussée par le besoin de faire desdemi-confidences, peut-être pour se mettre à l’abri de toutsoupçon, elle raconta :

– Un jour, Brignolet me dit :« Tu veux de l’argent ? Tu ne seras tranquille etheureuse que lorsque tu seras riche ? Et tu promets de bienm’aimer quand je t’en apporterai beaucoup, autant que tu envoudras ? Tu ne me tromperas pas ? Tu me resteras fidèlequand les belles toilettes que tu pourras te payer attireront surtoi les yeux de tout le monde ? » Je lui promis tout cequ’il voulut, mais, inquiète de l’air étrange avec lequel il meracontait tout cela, je voulus m’enquérir du moyen qu’il avaittrouvé pour faire fortune, il répondit d’une manière évasive, en medisant qu’il n’était pas assez intelligent pour avoir découverttout seul ce moyen-là, mais qu’il s’était associé avec un hommedont l’imagination était plus fertile que la sienne, et qui avaitpromis de le rendre riche. C’est tout ce que j’en pus tirer.J’ajoutai pourtant : « Et ça se fera attendre longtemps,cette fortune ? » Je disais cela en riant, pour leréconforter un brin, parce que je le voyais tout sombre et toutdrôle. Il me dit : « Ça commencera peut-êtredemain ! » Je n’insistai pas, et de toute la soirée nousn’en avons plus parlé…

Elle s’arrêta, en voyant avec quelle ténacitél’examinaient Tristot et Pivolot.

– Comme vous me regardez !dit-elle.

Pivolot eut un sourire froid.

– Continuez donc, madame Brignolet. Vousêtes vraiment charmante…

– Mais je n’ai plus rien à ajouter…

– Si, une chose… seulement.« Demain, vous avait dit Brignolet, demain, je t’apporteraiune fortune. » Et c’est le lendemain, n’est-ce pas, qu’il aété assassiné ?…

– Oui, fit-elle – sans parler – d’ungeste de la tête.

Au moment où les deux amis allaient sortir del’appartement, Tristot, se retournant, demanda tout àcoup :

– Et vous n’avez aucun soupçon surl’assassin de votre mari ?

– Aucun. Si je le connaissais,l’assassin, croyez-vous que j’aurais attendu jusqu’aujourd’hui pouraller faire ma déclaration au commissariat du quartier ?

Elle avait la voix un peu altérée en disantcela.

– Songez, dit Tristot sévèrement, que sivous nous cachiez quelque chose, vous seriez coupable, trèscoupable, et que vous pourriez même être considérée comme complicedu meurtre.

– Moi ?… moi ?… complice dumeurtre… de mon mari ?…

– Oui !… réfléchissez-y !

Et sur ce mot, ils partirent, la laissantinterdite et pâle.

…… … … … … … .

– Que pensez-vous de tous cesbavardages ? demanda Pivolot.

Tristot mit du temps à répondre, puis, prenantle bras de son ami et lui parlant bas à l’oreille :

– Et vous, monsieur Pivolot ?

– Moi, je suis persuadé que nous n’avonspas perdu notre temps avec ce Luversan…

Tristot eut un sourire approbatif, tira unétui agrémenté de son chiffre en or et offrit un cigare à Pivolot,qui accepta.

Ils étaient d’accord.

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