La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 15

 

 

À Maison-Blanche, Suzanne ne sortait guèrepour se promener et faire des courses dans les environs, soitqu’elle fût à pied, à cheval, ou qu’elle eût fait atteler la petitecharette qu’elle conduisait elle-même, sans rencontrer Raymond.

On eût dit qu’il y avait entente entre eux, àvoir la régularité avec laquelle ils se rencontraient et Raymondrentrait à la ferme avec du bonheur pour toute la journée.

L’amour chez les deux frères, s’était déclaréd’un coup très impérieux, mais ils ne s’étaient jamais fait aucuneconfidence et, s’ils soupçonnaient leur rivalité, c’étaitl’instinct seul qui les avait mis sur leurs gardes.

Ils ne sortaient plus ensemble ; ils sefuyaient ; chacun recherchant la solitude, parce qu’ilespérait y évoquer plus facilement l’image de la jeune fille ;et chaque fois que leur imagination la faisait ainsi revivre à leurrêve, ils la revoyaient près de la fontaine, étendue dans lesgrandes herbes blanches, pâle comme une morte, les cheveux dénouéset le sang coulant d’un grand trou dans le crâne.

L’image des deux frères flottait aussi dansles nuits de Suzanne ; ils avaient pris place, malgré elle, ensa vie.

Avant de les connaître, elle ne pensait àrien.

Elle savait bien qu’elle était jolie etcapable d’inspirer des passions, mais elle avait fui, avec unesorte de frayeur, toutes les occasions mondaines où elle eût risquéde voir s’ouvrir, auprès d’elle, et s’attacher, du côté gauche àson corsage, la douce fleur d’amour.

Parfois, son père lui avait dit :

– Tu ne songes pas au ménage, machérie ?

– Non, père.

– Pourquoi ?… Tu seras bientôt enâge de te marier… Tu es très belle – tu ne serais pas femme si tune le savais pas – et, ce qui ne gâte rien, tu seras très riche,car je ne suivrai pas la coutume américaine qui est de ne pointdoter les filles… Je te doterai… Je te permets donc de songer aumariage…

– Je ne tiens pas à me marier…

– Encore une fois, tu as uneraison ?

– Je ne veux pas vous quitter…

– Ma pauvre enfant, ce que tu me dis làme rend bien heureux : mais, va, ne prends pas d’engagementpour l’avenir, car – la vie est ainsi –, du premier amour qui teprendra au cœur, ton père n’y occupera plus qu’une toute petiteplace, et tu le quitteras, sans remords.

– Alors, mon père, éloignez de moi lesoccasions.

– Non, c’est la destinée. Et je n’en aipas le droit. Une créature aussi parfaite que tu l’es est destinéepar Dieu à faire le bonheur d’une autre créature, un homme. Je n’aipas le droit de m’opposer à ce qui sera le bonheur de cet homme.Seulement, je le veux parfait aussi, parce que je te veux heureuse.Et c’est pourquoi ne tremble pas de me prendre pour confident, machérie, lorsque tu te sentiras au cœur un trouble, une émotion quite surprendra et te rendra inquiète. Je suis ton père et ton ami,ne l’oublie pas.

Elle sourit et tendit son front à Laroque.

– Pour le moment, je n’ai rien à vousdire, mon père… et si je dois vous quitter en me mariant, jemourrai vieille fille…

Il ne répondit rien, hocha doucement la têteet la laissa.

Or, elle y pensait depuis quelques jours àcette conversation ; elle y pensait depuis, justement, qu’elleressentait, en son âme, je ne sais quelle vague inquiétude ;depuis qu’elle rêvait pendant des heures entières à desriens ; depuis qu’elle se sentait triste, parfois, à mourir,quand elle se retrouvait seule après une promenade où elle avait vuRaymond.

Le matin, quand elle sortait, et qu’ellelaissait son cheval s’en aller au pas, dans les petits sentiers desbois, dont les branches chargées de la rosée matinale, luijetaient, en l’effleurant, des frissons dans le cou, elleregardait, aussi loin qu’elle pouvait voir, en se disant :

« Le verrai-jeaujourd’hui ? »

Et quand elle l’apercevait tout à coup,arrivant de son côté, le fusil sur l’épaule, rêveur et ne chassantpas, elle arrêtait brusquement son cheval et elle avait envie des’enfuir.

Et, certes, elle aurait fui, en cravachant samonture, pour s’éloigner au plus vite, mais – le voyait-ellevraiment ou bien était-ce son cœur qui parlait ? – il luisemblait que le visage de Raymond reflétait une si grandetristesse, un si profond désespoir qu’elle ne s’enfuyait pas.

Et elle en était chaque fois récompensée parl’expression radieuse du visage de Raymond…, par l’expressionpresque divine de reconnaissance, de dévouement et d’amour qu’ellelisait dans ses yeux.

Alors, ils venaient l’un à l’autre, tous deuxtremblants, aussi timides, aussi réservés l’un que l’autre, ils seséparaient presque aussitôt après quelques mots, et c’était dubonheur pour le reste de la journée.

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