La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 14

 

 

Guerrier, tout ému d’avoir senti battre sur sapoitrine le cœur de Marie-Louise, cherchait l’isolement pour seremettre. Il venait d’entrer dans un salon où personne ne setrouvait, lorsque, soudain, une main de femme se posa sur sonépaule.

C’était la comtesse de Terrenoire.

– Vous êtes heureux, monsieurGuerrier ? dit-elle avec un mauvais sourire. Le bonheurd’aimer et d’être aimé rend égoïste, n’est-ce pas ? Et vousavez besoin de vous retrouver seul pour jouir solitairement de cebonheur ?

Il balbutia quelques mots, gêné et glacé.

– Accompagnez-moi dans le jardin. Onétouffe vraiment dans les salons. Là, nous causerons mieux.

Jean s’inclinait.Mme de Terrenoire prit son bras.

On commençait alors le cotillon, conduit parun garçon nommé Luversan dont personne n’eût pu préciser l’âge etdont les moyens d’existence mystérieux n’empêchaient pas les succèsde salon.

Andréa et Jean Guerrier étaient dans le jardin– et échangeaient à voix basse quelques mots rapides.

Tout d’abord, ils avaient gardé le silence,sans doute parce que ni l’un ni l’autre ne voulait entamer uneconversation que tous deux redoutaient.

Ce fut Mme de Terrenoirequi s’y décida.

– Mademoiselle Marie-Louise est unepersonne charmante et bien élevée – dit-elle – elle sera, certes,une femme parfaite. Recevez mes compliments, monsieur Guerrier.

– Je suis, en effet, très heureux,Madame, dit le jeune homme avec franchise, le regard planté droitdans celui de Mme de Terrenoire.

– Je ne sais pas mentir, dit-elle, et jene mentirai pas plus longtemps. La nouvelle de votre mariage m’afait un mal affreux. Vous l’avez vu, sans doute, et vous avezdeviné pourquoi ?…

« Votre mariage n’aura pas lieu, monsieurGuerrier. Je ne le veux pas. Je n’ai point d’antipathie contreMarie-Louise et je n’en aurai point tant qu’elle ne sera pas votrefemme… Jamais je ne vous eusse parlé de la sorte si ce mariagen’avait pas été résolu ! Jamais je ne vous eusse avoué aussifranchement les sentiments que j’éprouve pour vous et que vous avezdevinés de longue date, si vous n’aviez pas semblé, parindifférence ou par diplomatie, vous jouer de moi au point d’aimerdevant moi !… Ne vous retranchez pas, surtout, derrière je nesais quelle reconnaissance que vous devez à mon mari… Puisque votrevertu était à l’épreuve et puisque j’étais une tentatrice contrelaquelle vous deviez vous défendre, vous n’aviez qu’un parti àprendre : quitter notre maison, vous éloigner… Mais vous vousétiez aperçu que je vous aimais et vous aviez prévu que cet amour,en vous protégeant auprès de M. de Terrenoire, vousrendrait des services et améliorerait votre situation… Vous êtesresté… Je vous aimais toujours… je vous le laissai voir… Alors,comme vous n’aviez plus besoin de moi, vous vous êtes indigné à lapensée que vous tromperiez votre bienfaiteur !… Soit,Monsieur… soyez reconnaissant… à votre manière… mais ne soyez pasétonné si j’en garde quelque rancune !… Ou vous quitterez lamaison de mon mari, ou votre mariage n’aura pas lieu !… Jesuis prête à haïr comme j’étais prête à aimer… comme j’aimais…Choisissez… et prenez garde !…

Il quitta le bras de la jeune femmebrusquement. Un combat visible se livrait en lui. Il fit quelquespas pour s’éloigner, pâle, les dents serrées.

Elle le regardait, l’œil mauvais et plein demenaces.

– Vous fuyez, dit-elle. C’est plus facileque de se défendre.

Ce mot le fit revenir.

– Je ne veux pas me défendre, en effet,dit-il attristé. Cela serait indigne de moi. Et si je m’éloigne,c’est que rien ne m’oblige à entendre plus longtemps vosinsinuations, qui sont autant d’insultes.

Elle haussa les épaules avec mépris.

– Osez donc me dire là, bien en face, queje n’ai pas deviné votre jeu et que je me suis trompée ?

Il y eut un moment de silence.

– Je vous le jure, Madame, dit Guerrierd’une voix ferme avec un regard franc, je vous jure par tout ce quej’ai de plus sacré au monde, par cette jeune fille que j’aime etque je vais épouser !… Lorsque je suis entré chez monsieur deTerrenoire, je fus très longtemps, non seulement sans vousconnaître, mais sans même vous apercevoir. La banque est boulevardHaussmann, et jamais, que je sache, vous n’y avez mis les pieds.L’intérêt que me portait votre mari me fit monter rapidement engrade. Je fus reçu dans votre maison, et si je m’aperçus, au boutd’un certain temps, qu’il y avait dans votre conduite à mon égardbeaucoup de bienveillance, je crus que vous receviez l’influence del’affection que j’avais eu le bonheur d’inspirer à monsieur deTerrenoire. Telle est la vérité. Bientôt, cependant, à la tendressede vos regards, à vos allusions, à vos demi-mots, que j’essayaisvainement de ne pas comprendre, je devinai que vous éprouviez pourmoi un sentiment plus vif que celui d’une simple amitié. Passonssur la scène de vos aveux dont le souvenir me sera toujourspénible. Déjà j’aimais Marie-Louise ; si je ne vous avouaipoint le mariage projeté, c’est que je connaissais la violence devotre caractère et que je craignais vos entreprises contre mafiancée, que n’eût pas protégée peut-être l’affection paternelle demonsieur de Terrenoire. Aujourd’hui, je ne crains plus rien,puisque Marie-Louise va être ma femme. Pourquoi n’avez-vous pasajouté foi à mes paroles, lorsque je vous fis comprendre quel grandcrime je commettrais si j’abusais du moment de faiblesse etd’égarement de votre cœur pour tromper l’homme auquel je doistout ? Vous parlez de calcul, c’est infâme ! Ce seraitodieux, mais vous n’y croyez pas… Je me suis éloigné de vous dujour où l’horrible secret tomba de vos lèvres… J’espérais que vousvous repentiriez, que vous oublieriez votre folie. Et c’est vousmaintenant qui m’accusez d’une bassesse, quand vous devriez, toutau contraire, reconnaître que j’ai agi en honnête homme. Vous levoyez, Madame, je me défends. Il est possible que vous me haïssiez.Mais la haine n’empêche pas l’estime. Et c’est à votre estime queje tiens !

– Oui, certes, je vous hais !dit-elle sourdement. Je vous le répète : ou votre mariagen’aura pas lieu, ou bien vous quitterez la maison de mon mari. Àquel parti vous arrêtez-vous ?

– Ni à l’un ni à l’autre, Madame.

– Vous me bravez !

– J’aime Marie-Louise, et mon plus ardentdésir est de l’épouser. Monsieur de Terrenoire et monsieur Margivalsont d’accord pour me l’offrir. Je suis trop heureux. Quant àquitter la banque, je ne le peux… et j’ai pour cela plusieursraisons… Il faudrait expliquer à mon bienfaiteur les motifs de mondépart. Je n’en trouverais pas. Ensuite, partir serait vous céder,Madame, sur le seul point où, vis-à-vis de moi-même, mon honneurest en jeu… Partir serait reconnaître que vous avez eu raison dem’accuser de froid et vil et infâme calcul lorsque je repoussaisvotre amour ! Je ne partirai pas !…

– C’est donc la guerre entrenous ?

– Si vous le voulez !

Elle retint un geste de fureur. Son visageétait contracté et ses lèvres entrouvertes, serrées, aiguës.

– Peut-être vous repentirez-vous.

– Jamais ! Ce que je fais, c’est mondevoir de le faire. Puis-je regretter un jour d’avoir accompli mondevoir ?

– Peut-être… quand vous verrez autour devous gémir ceux qui vous sont chers !…

Il tressaillit. Elle avait dit cela avec tantde haine qu’il eut soudain une vague vision d’un avenir cruel – demalheurs prochains.

Ils revenaient maintenant vers les salons. Ilsmarchaient toujours lentement, comme alourdis par cette scènepénible.

Elle dégagea son bras pour rentrer seule –mais, avant de quitter Jean Guerrier, elle dit :

– J’attendrai, pour vous pardonner,jusqu’à votre mariage. Ce mariage consommé, je ne vous pardonneraiplus.

Jean s’inclina sans parler.

Il avait le cœur serré par un sinistrepressentiment.

Andréa s’était de nouveau mêlée à la foule. Lafièvre animait ses joues de lueurs inaccoutumées. Ses yeux avaientl’éclat de deux diamants noirs dans lesquels se joue la lumière. Lahaine, la passion l’animaient. Elle était plus belle que jamais,plus désirable, plus provocante.

Un homme s’effaça devant elle – la têtebaissée – avec un regard qui l’implorait.

Elle s’arrêta, hésita une seconde,puis :

– Monsieur de Luversan, ne vous ai-je paspromis une valse ?

Il balbutia quelques mots. Elle prit son bras,l’entraîna, et à voix basse :

– Monsieur de Luversan, vousm’aimez ?

– Comme un fou ! dit-il enchancelant.

– Et vous seriez capable de tout pour meplaire ?

– De tout…

– Même d’un crime ?

– Même d’un crime !

– Eh bien, espérez !…

Ce dernier mot fut entendu d’un homme quidepuis près d’une demi-heure observait le manège d’Andréa ;cet homme était William Farney.

Quand il sortit de l’hôtel et monta dans savoiture avec Jean :

– Mon ami, lui dit-il, je sais tout ceque vous allez me raconter : vous êtes, n’est-ce pas, l’hommele plus heureux qui ait jamais foulé du pied la surface du globe.Eh bien, prenez garde que ce bonheur ne soit détruit par unefemme…

– La comtesse ?

– Oui, la comtesse… Prenez garde aussi aucomplice de cette femme.

– Le complice ? Mais quidonc ?

– Ce Luversan, dont j’ai déjà vu quelquepart le sinistre visage, ce bellâtre qui m’a tout l’air d’unaventurier. Mais au fait, son nom n’était pas inscrit sur la listede vos invités.

Jean rassembla ses souvenirs.

– Vous avez raison, dit-il, je n’ai pasenvoyé de lettre au nom de Luversan.

– La comtesse aura pris soin de leprévenir elle-même. Allons, voici encore un homme qu’il me faudrasignaler à Tristot et Pivolot dès que tu seras l’heureux époux demademoiselle Margival.

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