La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 5

 

 

Les premiers jours après l’arrivée de Laroqueà Maison-Blanche furent occupés tout entiers par les soins del’installation.

Le pays plaisait beaucoup à Suzanne, et ellen’avait guère tardé à s’y créer des habitudes.

Très matineuse le printemps et l’été, sonplaisir favori était de vagabonder à cheval au hasard des sentiers,par les prés et les bois.

Un matin du mois de septembre, par un soleilrayonnant, Suzanne fit seller son cheval et sortit, emportant,accrochés à sa selle par une courroie, sa boîte à peinture et sonchevalet.

Elle était allée deux ou trois joursauparavant, visiter les ruines de l’abbaye des Vaux de Cernay, etelle voulait en faire une esquisse.

Il était environ sept heures du matin quandelle y arriva. Elle passa la grande grille en fer forgé Louis XV,installée là, sur le mur d’un saut-de-loup, par les soins de labaronne Nathaniel de Rothschild, à laquelle appartient l’abbaye, etgagna la maison du garde, qui se trouvait à droite, à l’intérieur,et tout près.

Il mit le cheval à l’écurie et lui donna dufoin et de l’eau.

– Mademoiselle désire-t-elle que jel’accompagne ? fit-il poliment.

Elle refusa. Elle était venue en artiste. Elleaimait mieux vaguer au hasard et s’abandonner à ses impressions,sans être dérangée par les monotones indications d’un guide.

Elle traversa, dans toute sa longueur, lepremier parc, celui du prieuré, et pénétra dans le second parc –celui de l’abbaye – en longeant un passage de voitures pratiquésous la route.

Elle passa sous la voûte de l’une desanciennes portes fortifiées de l’abbaye. Du sommet de l’escalier decette porte, à travers une fenêtre en ogive, au-dessus des murs àdemi écroulés et chancelants, on aperçoit en avant une autre portefortifiée qui était jadis la première entrée.

De là, on embrasse une vue merveilleuse, lesdeux parcs, le hameau, la riante campagne au loin, et, tout près,les ruines de l’église entremêlées d’herbes robustes parmilesquelles, lorsque s’écroule quelque gravier, poussé d’en haut parle pied d’un promeneur, fuient et disparaissent des couleuvres etdes lézards verts et gris.

Suzanne redescendit. C’était l’église qu’ellevoulait peindre. On voit encore debout le mur de la nef, du côté dunord, le pignon occidental, avec ses roses et ses portes, lecollatéral avec ses voûtes, un peu du transept avec les restes desdeux chapelles.

Le long des ruines, à l’intérieur commeau-dehors, avaient poussé des arbres, des arbustes, entre lespierres, les lierres et des herbes folles grimpaient le long desvieilles murailles auxquelles, par leur fraîcheur, ils semblaientvouloir infuser une vie nouvelle.

La jeune fille s’installa le plus commodémentqu’elle put, s’asseyant sur une pierre d’où sortirent subitementeffarouchés de nombreux lézards.

Elle déplia son chevalet, y installa unepetite toile et apprêta sa palette.

C’était vraiment un coin délicieux qu’elleavait choisi ; le soleil, en passant par les cimes desbouleaux maigres, poussés là, perdait un peu de sa chaleur.

« Dieu ! qu’on est bien ici !se dit-elle, à haute voix ; je reviendrai demain et j’yamènerai mon père… »

Et elle se mit au travail.

Les heures s’écoulèrent, sans qu’elle y prîtgarde, tellement elle avait d’ardeur. Quand elle se leva enfin, unpeu fatiguée, un peu courbaturée :

« Mais j’ai faim, dit-elle, j’ai mêmetrès faim… Et je n’ai rien à manger… Commentfaire ? »

Elle réfléchit un peu, avec une jolie mouesoucieuse.

« J’ai même aussi très soif !dit-elle encore, mais cela, du moins, c’est facile à guérir, et sila soif apaisée pouvait faire passer la faim ?… »

Elle courut à la source de Saint-Thibaut,dégringola jusqu’en bas, s’agenouilla au bord sur les petitscailloux blancs, et, en se penchant sur la fontaine d’une limpiditéde cristal, elle prit de l’eau dans le creux de ses deux mains etbut, dans le joli vase rose et blanc de ses doigts, plus joli, plusrose et plus blanc que les coquillages les plus frais.

Mais voilà qu’ayant bu, tout à coup, sonregard s’arrête effaré sur cette eau limpide, où se reflètent lesmoindres choses, herbes, plantes, arbustes qui grimpent sur lesbords du ravin.

Dans l’eau, elle aperçoit derrière elle unhomme qui la regarde, sans bouger, presque caché par une cépée depetits bouleaux.

On ne lui voit que la tête et le cou, qu’ilavance avec curiosité, mais précaution, pour ne point troubler lacharmante buveuse.

Suzanne pousse un cri effarouché, se relève etse retourne.

Elle se trouve en face d’un grand garçon, quila regarde en souriant ; il est vêtu d’un costume de toilegrise, guêtre jusqu’aux genoux, coiffé d’un chapeau depaille ; un carnier pend à son épaule, et du carnier passe, enhaut du filet, la longue queue multicolore d’un coq faisan ;ses deux mains s’appuient sur un fusil double, dont la crosse estdans l’herbe, et un grand chien noir et feu, un chien anglais de larace des Gordon, est couché la tête sur les pattes, la languependante.

Le jeune homme parut confus d’être pris enflagrant délit d’indiscrétion.

– Pardon, Mademoiselle, balbutia-t-il,j’ai eu le malheur de vous effrayer… Je vous supplie dem’excuser…

Il avait rougi, Suzanne ne put s’empêcher desourire.

– Je n’ai rien à vous pardonner, j’ai étésurprise, dit-elle, et dans le premier moment !… J’aurais dûpenser que l’eau de cette source est rafraîchissante et bonne etqu’elle doit être connue des chasseurs…

Elle remonta, répondant par un léger salut ausalut respectueux du jeune homme.

…… … … … … … .

Suzanne s’était remise à peindre.

Une heure s’écoula. De temps en temps, elleentendait un coup de fusil dans les parcs.

Elle se rappela que le matin elle en avaitentendu également, mais elle y avait fait à peine attention.

À présent, chaque détonation réveillait enelle le souvenir du jeune chasseur.

C’est vrai, il avait été indiscret ! maisil avait paru si confus et s’était excusé si gentiment !…

Et puis, n’est-ce pas elle, plutôt, qui avaitété sotte ? La source n’était-elle pas à tout lemonde ?

Au bout d’une heure, elle se leva, jetant sonpinceau.

« J’ai trop faim…, se dit-elle, je nepeux plus travailler. »

Alors, laissant là son attirail de peintre,elle revint à la maison du garde.

Celui-ci était absent, mais sa femme étaitlà…

– Est-ce que je vous dérangerais, Madame,fit Suzanne souriante, en vous priant de me donner de quoi manger…peu de chose… une tasse de lait… un œuf à la coque ? Depuis cematin, je n’ai rien pris…

– Certainement, Madame…

– Mademoiselle Farney…, dit Suzanne, sefaisant connaître.

Suzanne lui demanda un peu d’eau, pour selaver les mains.

– À propos, dit la femme du garde –Mme Louis –, vous n’avez pas entendu des coups defusil, du côté de l’abbaye ?

– Pardon. J’ai même vu un chasseur… unjeune homme…

– C’est cela. Je l’attends pour le fairedéjeuner, lui aussi… C’est un gentil garçon, monsieur Pierre deNoirville, auquel on permet, de temps en temps, de tirer quelquesfaisans dans le parc, il habite avec sa mère non loin d’ici… uneferme, Méridon, comme on l’appelle… Vous la connaissez peut-être,puisque vous habitez le pays ?… Ce n’est pas très loin deMaison-Blanche…

– Non…, fit Suzanne, que ce nom deNoirville avait fait soudain tressaillir…

– Vous ne connaissez point non plusmadame de Noirville ?

– Non plus, dit Suzanne, rêveuse.

La paysanne ne demandait pas mieux que debavarder – elle paraissait avoir la langue bien pendue –, maisSuzanne n’était point curieuse et ne pensait même pas àl’interroger.

Mme Louis avait mis une nappebien blanche sur une table, et dressé le couvert.

Puis elle servit une omelette fumante.

– Voilà, Mademoiselle, vous pouvezapaiser votre faim.

Suzanne s’assit à la table et déplia saserviette. Elle semblait distraite maintenant, et resta quelquesminutes sans toucher au plat.

– Ça va refroidir, Mademoiselle, ditMme Louis.

Elle mangea, mais elle n’avait plusd’appétit.

– C’est ce que vous appelez mourir defaim, Mademoiselle ? disait la femme du garde. Est-ce que monomelette ne vous plaît pas ?

La jeune fille ne répondit rien.

Elle venait d’entendre un bruit de pas devantla porte ouverte. Elle se retourna.

Un jeune homme était là, celui qu’elle avaitvu tout à l’heure, et que Mme Louis appelait Pierrede Noirville.

Il parut surpris de la retrouver, la salua,sans mot dire.

– Avez-vous fait bonne chasse, commed’habitude ? demanda la jeune paysanne.

– Un faisan, dit Pierre, en jetant surles briques du carrelage un coq magnifique, au collier d’argentéclatant.

– Seulement ? Mais j’en ai entendutirer…

– Dix autres, c’est vrai !… Du côtéde la fontaine de Saint-Thibaut, dans les herbes blanches, mais jeles ai manqués.

– Ah ! ah ! vous étieznerveux ?

– Sans doute. On explique et excusetoujours sa maladresse.

Et, involontairement, le regard du jeune hommealla s’arrêter une seconde – pas même une seconde – sur le jolivisage de Suzanne.

Celle-ci avait entendu, mais elle ne leva pasles yeux.

Mme Louis surprit le regard etson œil vif s’emplit de malice.

« Tiens ! se dit-elle ; je saispourquoi monsieur Pierre a manqué ses faisans. »

Mme Louis servit du jambon etdes pommes de terre cuites sous la cendre, avec du beurre bienfrais et qui sentait la crème. Suzanne prit un peu de beurre et cefut tout.

– Vous ne mangez pas plus qu’unchardonneret, Mademoiselle…

– J’ai attendu trop longtemps, ditSuzanne.

La jeune fille se leva pour partir. Elle tiraune petite montre de son corsage.

– Dans une heure, je serai de retour,dit-elle. Veuillez dire à votre mari de me seller mon cheval pourquatre heures…

– C’est entendu… Mademoiselle…

Suzanne la remercia et reprit le sentier quiconduisait à la fontaine, à travers les ruines.

– Et vous aussi, monsieur Pierre, vousavez laissé passer l’heure, dit la paysanne. Est-ce que vousmangerez ?

– Oui, ma bonne, et de grand appétitencore, fit-il gaiement.

– À la bonne heure ! Et tâchez de nepas épargner la miche de pain autant que les faisans du bois.

Pierre n’eut pas l’air d’avoir entendu, car ilne répliqua pas. Il mangeait.

Une demi-heure après, il se leva.

– Je vais faire un dernier tour, dit-il,après quoi je regagnerai la ferme.

Mme Louis le regardaitpartir.

– C’est toujours gentil, lesamoureux ! murmura-t-elle… Et dire que j’ai commencé comme çaavec Petit-Louis !

Il y avait à peine un quart d’heure que Pierrede Noirville l’avait quittée, lorsque Suzanne reparut, rapportantson esquisse, sa boîte à couleurs et son chevalet.

– Je vous les confie, dit-elle, en lesremettant à la paysanne… Je reviendrai demain ou après-demainterminer le paysage – si le beau temps continue et si j’ai le mêmesoleil !…

– Eh ! Petit-Louis !… Eh !Petit-Louis ! viens donc voir…

Le garde entendit et arriva.

C’était un grand gaillard maigre etdégingandé, nerveux, la peau d’un jaune brique, sans barbe.

– Ah ! dit-il, Mademoiselle a faitcela du trou aux lézards… Je le reconnais… C’est le plus joliendroit !… Ah ! que c’est bien ça !

Suzanne coupa court aux admirations naïves deces braves gens, en demandant son cheval.

Un quart d’heure après, elle mettait un louisdans la main du garde, et lestement sautait en selle.

– Au revoir ! dit-elle.

– Au revoir, Mademoiselle, àbientôt !

– Quelle jolie frimousse, hein,Catherine ? dit le garde.

Suzanne suivait au pas un petit sentier quilongeait les ruines. Le soleil déclinait. Il faisait moinschaud.

Au moment où elle allait quitter le sentier etlaisser les ruines derrière elle, pour regagner la route, elle levales yeux vers ces vieilles murailles effritées et à demi croulantesqu’elle avait peintes tout à l’heure.

Ce fut un geste machinal et sansréflexion.

Mais aussitôt et vivement elle les baissa. Sesjoues se colorèrent. Son front se plissa d’une ride demécontentement et, d’un geste brusque où il y avait un peu decolère, elle cravacha son cheval. Pourquoi ?

C’est qu’elle avait vu, entre deux pans demurs effondrés, Pierre de Noirville, immobile comme une statue, sonchien couché près de lui, qui la suivait du regard avec uneattention étrange.

Une minute après, elle disparaissait, au loin,dans l’allée d’un bois de chênes où elle était entrée au galop deson cheval.

Aussi longtemps qu’il avait pu la voir, Pierrede Noirville l’avait regardée.

Quand elle ne fut plus visible, ilredescendit, traversa les parcs et passa tout pensif devant lamaison du garde, sans entendre Mme Louis qui luicriait :

– Toujours aussi maladroit, monsieurPierre ?

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