La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 17

 

 

Pendant que Roger Laroque essayait de sauverGuerrier et de préparer sa réhabilitation, quelqu’un déployait toutautant d’activité en sa faveur… Raymond de Noirville n’avait plusqu’une pensée : rendre l’honneur au père de celle qu’ilaimait.

Ainsi travaillait-il à sa propre félicité.

À Paris, à la préfecture, comme au Palais, onlui fournit tous les renseignements qu’il désirait. L’affaireLaroque était dans toutes les mémoires ; à l’exception deMme Laroque, morte, de Lucien de Noirville, mortaussi, tous les personnages qui y avaient joué un rôle devaientencore exister.

Et, en effet, il n’eut pas de peine àretrouver leur piste – à l’exception de Victoire, la femme dechambre, laquelle avait, celle-là, complètement disparu.

M. Lacroix, le commissaire de police deVersailles, était, depuis des années, le collègue deM. Liénard aux délégations judiciaires, et on avait mis sonnom en avant chaque fois que s’ouvrait la succession du chef de laSûreté.

Toujours vivants aussi,M. de Ferrand, le magistrat ami de Lucien ;M. de Lignerolles, qui avait instruit l’affaire àVersailles et qui était juge à Paris ; les deux agents Tristotet Pivolot, ces types étranges de policiers amateurs ; le pèreRicordot, l’expert que les tribunaux employaient toujours à lavérification de certaines écritures embrouillées.

Raymond, en relisant les procès-verbaux et lesdépositions, avait pris tous ces noms, avec des notes en marge dechacun d’eux, afin de se rappeler quelle avait été leur attitudependant le procès et la somme de renseignements qu’on pouvait leurdemander.

Le nom du principal témoin à décharge,« Jean Guerrier », l’intrigua beaucoup. Il n’ignorait pasl’accusation capitale portée par le parquet contre l’anciencaissier de Roger Laroque. Cet accusé était-il l’assassin deBrignolet ? Déjà certains journaux qui cultivent à fond lereportage des faits divers avaient fait remarquer la singulièrecoïncidence.

« Si cet homme n’est pas remis enliberté, se dit Raymond, j’obtiendrai du parquet de plaiderd’office ; s’il refuse mes services, il me suffira de luirappeler que mon père est mort en défendant son ancien patron, dontil sauva la tête. »

Sa mère l’avait renseigné aussi, maintes fois,sur la manière de travailler de son père.

Il savait que Noirville, quand il se chargeaitd’un procès important, préparait sa plaidoirie longuement, à forcede notes, en s’entourant de toutes les pièces, de tous lesdocuments possibles. Le dossier de l’affaire Laroque devait être,avec une foule de papiers, jamais classés, dans un grand bahut, àla ferme de Méridon.

Après la mort de l’avocat, et lorsqueMme de Noirville quitta son appartement de larue de Rome, pour aller habiter Méridon, on avait emporté pêle-mêleces papiers. Depuis douze ans, personne n’y avait touché !

Raymond se décida à en faire un inventairecomplet et jusqu’au soir, il travailla sans rien trouver.

Le lendemain, il recommença, mais sans mieuxréussir. Il avait aussi relu la Gazette des Tribunaux etle Droit, où étaient relatés les débats, avec laplaidoirie de son père ; il s’était procuré facilement cesnuméros. Une seule chose l’étonnait, à la lecture de cetteémouvante affaire. Après avoir nié depuis son arrestation, pourquoibrusquement, à la fin des débats, Roger Laroque avait-ilavoué ? Car il avait avoué ! Son aveu était inscrit entoutes lettres dans le compte rendu de la Gazette.

Par deux fois Roger avait dit :

– Je suis coupable.Condamnez-moi !

Et cet aveu, il l’avait laissé échapper aprèsla mort de Lucien, comme si, soudain, après cette mort, un immensedécouragement lui était venu, comme s’il n’avait plus eu aucunintérêt à paraître innocent, comme si, même, il s’était sentisoulagé à paraître coupable et à attirer plus vite le châtiment sursa tête.

Cette attitude imprévue, Raymond ne sel’expliquait pas. Ce qu’il devinait vaguement, par exemple, etd’instinct, c’est qu’il y avait une corrélation mystérieuse entrecet aveu suprême et la mort de Lucien de Noirville.Laquelle ?… L’apprendrait-il jamais ?

Il reprit son travail avec ardeur ; ilavait dépouillé déjà la moitié des pièces renfermées dans le bahut,et il n’avait rien trouvé, quand il tomba enfin sur des notes quiavaient trait à l’assassinat de Larouette.

Avec quelle impatience il les lut !

Peu à peu, il reconstitua le dossier !Peu à peu, il eut devant les yeux tout le plaidoyer de sonpère ! Et, à chaque pièce, presque à chaque page, presque surtoutes les marges, il lisait la préoccupation de Lucien traduitepar ces mots : « Quel mystère dans la vie deRoger ?… D’où vient le remboursement et pourquoi Roger nenomme-t-il pas son débiteur ?… Une femme a joué en tout celaun rôle néfaste… Mais pourquoi ?… Et quelle est cettefemme ? »

– Mon père ne se trompait pas, murmuraRaymond, il y avait une femme… Mais qui ?

Enfin le bahut se vidait. Avec quelquespapiers épars sur les rayons, il ne restait plus que des feuilleségarées des dossiers, et dont quelques-unes avaient glissé entreles rayons et le fond de l’armoire. Elles restaient prises là.Comme il voulait tout voir, il les tira avec précaution, dans lacrainte d’arracher quelque document précieux. Il amena, parmi eux,une carte-photographie. Que faisait cette photographie dans cedésordre ? Elle avait été perdue, à coup sûr.

Elle était bien jaunie, comme le reste, d’uneteinte d’un brun clair et sale. Cela représentait un homme,d’apparence vigoureuse, très brun, à la physionomie énergique etexpressive, âgé d’une trentaine d’années. Cet homme, Raymond ne leconnaissait pas, ne l’avait jamais vu. Ce n’était pas son père, àcoup sûr, dont un portrait, sans compter les photographies del’album, lui rappelaient chaque jour les traits chéris.

Celui-là était un étranger, sans doute.Qui ? Il retourna la carte, pour voir le nom du photographe.Il y avait quelques lignes manuscrites écrites au dos – d’uneécriture fine de femme –, et qui le firent tressaillir violemment,sans savoir pourquoi, car il avait reconnu l’écriture de sa mère.Les lignes manuscrites étaient trois dates.

La première portait :

28 juillet, 11 h. 1/2 du soir.

La seconde :

30 juillet 1872.

La troisième :

14 août 1872.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Etpourquoi ces trois dates derrière le portrait de cet inconnu ?Pourquoi, surtout, ces trois dates écrites de la main de samère ? Quelles étaient ces dates ? À quels événements serapportaient-elles ? Le 28 juillet, 30 juillet, 14 août… Ques’était-il passé ?

Raymond se prit à rêver, essayant de percer cemystère. Il n’y parvint pas et rejeta la photographie dans lebahut.

Après tout, que lui importait ! Cela nepouvait-il avoir trait à des choses qu’il ne connaissait pas, ettoutes naturelles encore ?

Il ne s’en occupa plus et se mit à classer,dans un même dossier, toutes les pièces du procès Laroque. Maistout à coup ses yeux rencontrèrent, sur les manchettes de laGazette des Tribunaux, une date :

14 août 1872.

C’était la troisième de celles inscrites audos de la photographie : cela devenait singulier… Cettecoïncidence le frappait…

Il feuilleta machinalement le journal, parcuriosité… d’abord… et sans arrière-pensée… mais tout à coup, dansses doigts passe un courant de fièvre, un tremblement violent… Ilest devenu pâle et, suffocant, il arrache sa cravate et brise lebouton de sa chemise.

C’est qu’il vient de découvrir, ou plutôt dese rappeler, en relisant pour la dixième fois peut-être l’affaireLaroque, que cette première date du 28 juillet est celledu crime de Ville-d’Avray, – l’heure même, onze heures et demie,est celle de l’assassinat de Larouette !… C’est qu’il adécouvert aussi que la seconde date du 30 juillet estcelle de l’arrestation de Laroque !… C’est qu’il a découvertenfin que la troisième date est celle de la condamnation de Rogeraux travaux forcés !… Il a découvert cela, il ne comprend pas,mais il a peur !

Il contrôla dix fois les dates. Il croyait setromper. Mais non. Et la même et incessante question revenait à sonesprit affolé :

– Pourquoi, au dos de ce portrait, ladate de ce crime… la date de l’arrestation… la date de lacondamnation ?

Il ne trouvait pas. Il se faisait d’épaisses,d’insondables ténèbres dans son cerveau.

Il cacha la photographie dans sonportefeuille. Puis, la tête en feu, il sortit et alla se promener àtravers champs, espérant que la fatigue aurait raison de sa fièvre.« Qui donc est cet homme ? » se demandait-il àchaque instant.

Et, s’écartant des sentiers, dans l’ombre desbois, il tirait la photographie de son portefeuille et lacontemplait avidement. Et, à force de regarder, il en venait à sedire :

– Ce ne peut être que RogerLaroque !

Il essayait bien de fouiller sa mémoire, maisil ne se rappelait rien de précis sur la physionomie de l’ami deson père.

Ses souvenirs étaient donc très vagues,impossible de préciser. Mais comme il avait maintenant l’esprittendu vers cette idée, il lui semblait retrouver dans laphotographie certains traits de la physionomie de Laroque, duLaroque qu’il connaissait.

Certes, le premier, celui du portrait, étaitplus jeune de douze ou quinze ans. Les cheveux et la barbe étaientnoirs. Il y avait là un air de santé, d’énergie, de bonne humeur,que n’avait plus William Farney.

Et pourtant, une chose n’avait paschangé : le regard !… C’étaient bien toujours ces mêmesyeux noirs et profonds, vifs et spirituels tour à tour. Et puis lefront aussi était pareil ; le front qu’avait respectél’incendie de Québec, et qui n’avait pas été atteint par lacicatrice. C’était Laroque, il n’en pouvait douter.

Mais pourquoi ces trois dates ? De lamain de son père, il les eût comprises, peut-être, mais de la mainde sa mère ? Elle connaissait donc bien Laroque ? Maisalors, comment ne lui en avait-elle jamais parlé ?… Que demystère !…

Il erra toute la journée dans les bois etrentra le soir à la ferme, sombre et silencieux.

– Qu’as-tu donc, demanda sa mère :serais-tu malade ?

– Un peu de migraine, dit-il pours’excuser.

Il remonta dans sa chambre aussitôt le dîner,il n’avait pas mangé et il n’avait pas prononcé une parole.

Sa mère le regardait avec une infinietristesse.

– Vraiment, tu n’as rien ?répéta-t-elle.

– Rien, rassurez-vous !

Dans sa chambre, il se prit à examiner denouveau la photographie de Laroque. Plus il l’étudiait ainsi, etplus il était sûr de ne pas se tromper. Nul doute n’était pluspossible.

Un soupçon lui vint, affreux et mortel. Ilsavait qu’une femme avait été mêlée mystérieusement au crime deVille-d’Avray, il recherchait les traces de cette femme, et voilàque le premier indice qu’il découvrait le conduisait droit à samère. Cette pensée le tint éveillé toute la nuit. Il entenditsonner toutes les heures à la pendule de sa chambre, et, le matin,le soleil levant le trouva debout.

Il devait être à Paris ce jour-là pour sesaffaires.

Avant de partir, il resta seul avec samère :

– Tu ne t’es pas ressenti de tonmalaise ? dit-elle avec inquiétude.

– Non, dit-il, j’ai bien dormi… je ne mesuis pas réveillé.

– Il m’a semblé pourtant que tu t’étaislevé de bonne heure.

– Oui, il y a bien longtemps que jevoulais mettre en ordre les papiers de mon père… vous savez ?qui se trouvent dans la grande armoire de la chambre proche de lamienne ?… Cette besogne m’a pris toute ma journée d’avant-hieret d’hier…

Et soudain, après un silenceembarrassé :

– J’ai trouvé une photographie dans cespaperasses… avec des dates au dos… Il m’a semblé que ces datesétaient de votre écriture… La voici…

Et il tendit le portrait de Roger Laroque.

L’effet fut foudroyant. Pâle comme une morte,Julia eut à peine la force de gagner une chaise. Au premier coupd’œil, elle avait reconnu Roger. Elle tremblait de tous sesmembres, et le regard qu’elle arrêta sur son fils n’était plus leregard d’une femme ayant toute sa présence d’esprit, tout sonsang-froid, tout son calme : c’était le regard d’unefolle !…

C’est en vain qu’elle essayait de seretrouver, de surmonter son horreur, son épouvante, c’était plusfort qu’elle et elle s’abandonnait.

– Ma mère !… ma mère !… dit-il,effrayé de l’effet produit.

Et il se précipita à ses genoux, lui prit lesmains, les embrassa.

Elle ne l’entendait pas. De grosses gouttes desueur lui coulaient du front. Et Raymond était non moins troubléqu’elle. Il lui semblait que tout s’écroulait autour de lui. Il enétait à ce point qu’il eût désiré je ne sais quel mensonge ;il avait tant besoin d’être rassuré !

À la fin, elle comprit – peut-être ! – cequi pouvait se passer dans ce cœur bouleversé. Elle parut seremettre et essaya de sourire.

– Cette chaleur d’orage m’a renduenerveuse ! murmura-t-elle.

Il alla ouvrir les fenêtres. Une bouffée del’air matinal entra. Elle respira par deux fois, à pleinspoumons.

– À propos, dit-elle, tu me disais tout àl’heure… Que me disais-tu donc ? Tu me parlais d’unephotographie ?…

Il la lui tendit à nouveau. Cette fois, elleeut le courage de la regarder sans faiblir.

– Oui, dit-elle, tu as bien fait de me ladonner… Comment cette photographie était-elle égarée là ?C’est un jeune homme ami de notre famille… auquel il est arrivé ungrand malheur… Tu vois ces trois dates… écrites derrière… lapremière, du 28 juillet, est celle de son mariage avec une jeunefille qu’il aimait depuis longtemps… le 30, deux jours après sonmariage, sa femme mourait… quinze jours après, il était fou… fou dedouleur… de désespoir…

– Et aujourd’hui, qu’est devenu ce pauvregarçon ?…

– Aujourd’hui !… il estmort !

Raymond respira, profondément soulagé…

Cette histoire semblait vraie… Et, si elleétait vraie, tous ses soupçons tombaient d’eux-mêmes ! Etpourquoi n’eût-ce pas été la vérité ? Cela était possible, ensomme.

Il tendit la main pour reprendre laphotographie.

– Je la mettrai dans l’album, dit-il.

Elle la lui rendit. La main de la malheureusefemme tremblait.

Il classa devant elle le portrait-carte dansl’album ; avant de fermer celui-ci, il dit en sepenchant :

– C’est curieux… on dirait que le cartonest percé d’un coup de poignard… là, du côté du cœur ?…Avez-vous remarqué, ma mère ?…

– Il se sera trouvé serré contre un clou,dans le déménagement, dit-elle d’une voix altérée.

Il n’y eut rien de plus entre eux. QuandRaymond eut quitté la ferme pour se rendre au chemin de fer, Juliaresta pendant des heures, l’œil fixé sur l’album. Le portraitl’attirait invinciblement. À la fin, elle céda à la tentation. Ellerouvrit l’album et contempla Roger.

Puis, espérant sans doute qu’en anéantissantla photographie elle détruirait le remords, elle effacerait lesouvenir, elle alluma une bougie, enflamma la carte et la jeta dansle feu.

Quelques jours après, Raymond était là denouveau. En arrivant à la ferme, son premier soin avait été defeuilleter l’album. Pourquoi ? Doutait-il encore ? Non,c’était chez lui instinctif.

– Tiens ! dit-il surpris, elle n’estplus là ?

– Quoi donc ? fit la mère.

– La photographie de ce pauvre homme…dont vous m’avez raconté la terrible histoire…

– Ah ! c’est vrai… Elle rappelait unpassé trop triste… je l’ai jetée au feu…

Raymond baissa la tête. Ses doutes étaientrevenus.

…… … … … … … .

Quelques jours après cette scène, Raymond serendit à Maison-Blanche. Il s’était dit, pourtant, qu’il n’yreparaîtrait, à cette maison, où il avait laissé la moitié de soncœur, que lorsqu’il aurait quelque bonne nouvelle à y apporter.

Mais le doute affreux le poussait. C’étaitplus fort que lui. Il voulait savoir.

Suzanne était au château. Il lui demanda unentretien particulier.

Suzanne remarqua l’altération du visage de sonami.

– Qu’avez-vous ? dit-elle. Vousserait-il arrivé malheur ?

Il était bien obligé de dissimuler. Qu’eût-ildit en effet ?

– Non. J’ai besoin d’unrenseignement.

– Lequel ? Parlez !

– Il est fort probable qu’il ne vousreste aucune photographie de votre père, il y a douze ou quinzeans ? Obligé de se cacher, de dérober sa figure, ayant changésa physionomie, monsieur Laroque commettrait la plus graveimprudence s’il laissait chez lui un portrait qui pût rappeler à unennemi ses traits d’autrefois…

– En effet.

– Il ne vous reste donc rien… absolumentrien…

– Si. Écoutez. Mon oncle, lorsqu’il m’eutprise à Ville-d’Avray pour m’emmener dans les Ardennes, choisit,entre autres choses, une photographie de mon père et une de ma mèrequi se trouvaient dans l’album ; ces photographies sontrestées à La-Val-Dieu, sans doute, et jamais ne m’ont été montrées,car mon oncle et ma tante furent persuadés, comme mon père, que parsuite de la maladie qui faillit m’emporter, j’avais perdu lamémoire ; mais ce n’est pas tout. J’avais, moi, un petitmédaillon où ma mère avait mis une réduction de la photographie demon père. Lorsque j’étais toute petite, j’ai réussi constamment àle cacher. Encore maintenant personne ne le découvrirait. Mon pèrey est très reconnaissable. Voulez-vous que je vous lemontre ?

– Si vous avez confiance en moi,Suzanne.

– Oh ! mon ami…

Elle sortit. Quelques minutes après, elleétait de retour. Elle ouvrit un petit médaillon d’or et le tendit àRaymond.

Celui-ci n’y jeta qu’un coup d’œil. Cela luisuffit pour reconnaître Roger Laroque – le Roger Laroque dont ilavait vu la photographie cinq ou six jours auparavant, car les deuxportraits étaient bien ceux du même homme.

Quelle était donc cette histoire racontée parsa mère à ce propos ? Pourquoi ce mensonge ? Pourquoidonc, aussi, avait-elle eu tant de hâte d’anéantir cettephotographie – qu’elle croyait sans doute n’exister plus ? Etces trois dates si fatales à Roger ? Autant demystères !

Suzanne eut beau se montrer tendre etempressée, elle ne réussit pas à dissiper le nuage quiassombrissait la figure de Raymond. Un profond désespoir s’étaitemparé du jeune avocat, il sentait tout s’écrouler autour delui.

En vain, elle voulut l’égayer, le fairesourire. En vain, l’interrogea-t-elle. Il s’excusa et s’enfuit.

Tout en marchant, tout en courant, ilrépétait :

– Pourquoi ?… pourquoi ?…

Éternelle question… Éternelles ténèbres. Ilavait la fièvre.

Rentré à Méridon, vers le soir, il se trouvaen face de sa mère. Il y eut un assez long silence. Puis Raymonddemanda, dissimulant du mieux qu’il pouvait le tremblement de savoix :

– Je ne sais pourquoi l’histoire que vousm’avez contée me revient sans cesse à l’esprit.

Elle eut l’air très étonné :

– Quelle histoire ? fit-elle.

– Celle, si lamentable, de ce pauvregarçon dont j’ai retrouvé la photographie dans l’armoire où étaientles dossiers de mon père…

Elle tressaillit et le regardaattentivement.

Mais Raymond avait les yeux baissés.

– Se marier, reprit-il, aimer une jeunefille… s’attendre à la prochaine réalisation de ses rêves… toucherà un de ces rares instants de bonheur presque complet qu’on a dansla vie… et voir comme un fantôme ce bonheur disparaître… voirmourir la femme aimée, la voir mourir dans tout l’éclat de labeauté, dans le plein triomphe de sa jeunesse… C’est horrible et jecomprends que cet homme n’ait pas survécu à un aussi grand chagrin…Il est mort… Il a bien fait…

– Comme tu me dis cela… Et pourquoi me ledis-tu ?

– C’est que j’approuve le suicide, danscertains grands, injustes et irréparables malheurs…

– Mon fils !

– Et vous le dirai-je, ma mère ?…J’ai le pressentiment qu’une catastrophe pareille me menace…

– Veux-tu bien ne pas avoir de pareillesidées !

Il resta de nouveau silencieux, puis, ayantl’air de se remettre, et prononçant ces mots avec une feinteindifférence :

– Quel est le nom de cetinfortuné ?

Pour la seconde fois, elle tressaillitviolemment. Ses yeux noirs, presque toujours éteints, flamboyèrentune seconde, en s’arrêtant sur ceux de Raymond.

Elle hésita un peu, cherchant sansdoute ; enfin, ayant trouvé :

– C’était, dit-elle, un de nos parentséloignés, portant le même nom que nous… Jean de Noirville…

– Et la jeune femme ?

– Elle était d’une vieille famille decommerçants très riches… les Lasserre, elle s’appelait Marguerite…Tu as entendu parler des Lasserre… marchands defourrures ?

– Non.

– Ils n’existent plus, du reste… morts…Marguerite était orpheline… Toute la fortune s’en est allée à desparents plus rapprochés que nous…

Comme il ne répondait pas et semblaitprofondément absorbé, elle respira… Il la croyait, sans doute, etne se doutait pas d’un mensonge. Du reste, ce qu’elle avait ditn’était pas inventé… C’était vrai !… L’histoire était arrivée…Elle n’avait fait que la mettre sur le compte de Laroque…

– En mettant de l’ordre dans les papiers,dit-il, j’ai eu entre les mains le dossier de ce mystérieuxassassinat de Ville-d’Avray, la dernière plaidoirie de mon père… Etj’essayais, tout en le parcourant, d’évoquer le souvenir de monenfance… J’avais cru me rappeler la figure de ce Laroque… Vousl’avez connu, ma mère ?

– Oui, dit-elle, presque prise defaiblesse, c’était, tu le sais, un grand ami de Lucien… Ilss’étaient sauvé la vie, l’un à l’autre, pendant la guerre.

– Et, en me rappelant les traits de cethomme, je m’étais imaginé que la photographie était la sienne.

– C’est une erreur, tu le vois.

– En effet, mais j’étais d’autant mieuxfondé à le croire, et c’est ce qui fit mon erreur, que les troisdates mentionnées au dos du portrait-carte sont justement les datesde l’assassinat de Ville-d’Avray, de l’arrestation de RogerLaroque, et de sa condamnation aux travaux forcés.

– C’est une coïncidence, et rien deplus.

– Avouez qu’elle est bizarre.

– Bizarre, je le reconnais.

– Et vous êtes bien sûre, ma mère que cen’était pas le portrait de Laroque ?

– J’aurais donc menti ?… et menti enle sachant ?… Pour quelle raison ? Dans quel but ?…C’est moi qui ai mis les dates… c’est mon écriture. Si ellesn’étaient autre chose que les trois époques fatales de la vie deRoger, dans quel intérêt et pour obéir à quelles mystérieusespensées les eussé-je écrites là ? Réponds à ton tour.

– Ce que je dis n’a pas le sens commun,fit-il, riant faux… Ne voyez dans toutes ces questions que lapréoccupation d’un esprit malade, assiégé par les pressentimentsdont je vous parlais tout à l’heure…

– Est-ce qu’un homme devrait avoir de cescraintes-là ? Tu me fais beaucoup de peine. Je ne suis pasdéjà si bien portante. Tu devrais m’épargner des émotions tropfortes pour moi, mon enfant… Regarde en quel état tu melaisses !

Elle était digne de pitié, en effet, tant sespauvres membres tremblaient, tant elle paraissait souffrir. Elleavait espéré que Raymond la consolerait d’un mot… Mais les lèvresde Raymond restèrent closes. Son esprit était absent. Il étaitloin, cherchant la vérité dans l’infini du doute.

– C’est elle, elle m’a menti ! Elleveut me mentir encore ! Pourquoi ? Il faut que je lesache… Je le saurai !

Et Julia, qui comprenait, fermait les yeux,voulant éloigner un fantôme qui, obstinément, se dressait, à cetteheure, entre elle et le fils bien-aimé de son cœur.

…… … … … … … .

Accoudé sur la table de travail, Raymond, dansson petit appartement de la rue de Douai, songeait à ceschoses ; il avait les yeux fermés, pour mieux concentrer sesidées, et la tête dans les mains.

Il ne s’apercevait pas que la nuit étaitvenue.

Il revivait, à cet instant, douze ans enarrière, et assistait comme un spectateur au théâtre, au spectacledes derniers moments de son père… Il évoquait les derniers momentsde cette vie avec une intensité de volonté telle qu’il voyait etentendait vraiment son père à cette heure-là…

Ah ! qu’il eût payé cher celui qui seraitvenu lui dire :

– La lettre à laquelle vous pensez estlà.

Soudain, il se lève, un rayon de lumière atraversé son esprit.

Il se lève et murmure :

– Peut-être ! peut-être !

Que veut-il dire ? À quelle penséerépond-il ?

Il traverse son appartement et entre dans uncabinet noir où se trouvent pendus des vêtements à desportemanteaux. Il décroche une robe d’avocat, sous des vêtementsdans un coin. Il la considère un instant, avec crainte, avec del’attendrissement aussi, car le cœur de son père a battu sous cetterobe ; c’est sous cette robe qu’il a cessé de battre. C’estcette robe qu’il portait, quand il défendait Laroque. Raymondl’avait gardée comme une relique.

Il avait voulu être avocat et il s’étaitdit :

– La première grande cause criminelle quime sera confiée, je la plaiderai avec cette robe. Cela me porterabonheur.

Il ne l’avait jamais mise.

Pourquoi, ce soir-là, venait-il chercher cetterelique ?

Il l’emporta dans son cabinet.

« Mon père avait cette robe quand il estmort. Peut-être la lettre s’y trouve-t-elle. »

Et il allait s’en assurer. Mais il tremblait.Et la main qui fouilla la première poche était agitée desoubresauts, comme si elle commettait une mauvaise action.

Rien… Raymond respira, malgré toutsoulagé.

C’est que parfois il est des vérités siatroces et si douloureuses que le doute est préférable.

Il restait une poche. Il y plongea la main etfrissonna violemment, comme si sa main avait touché une vipère, ouquelque bête immonde. Un papier froissé était là, ses doigtsl’avaient rencontré, le tenaient, et voilà ce qui l’avait faittrembler…

Le papier était jauni, et il avait conservé lefroissement de la première main qui l’avait tenu et qui sur luis’était crispée avec colère et désespoir.

Enfin, il se décida, la sueur au front, à ledéplier. Et il lut… Il lut les lignes mortelles qu’il contenait. Iln’était pas signé ; ces lettres ne le sont jamais.

Quand Raymond en eut achevé la lecture, il lelaissa tomber de ses mains inertes, et sa tête se baissa,affreusement pâle. Toutes ses illusions s’en allèrent. Tout cequ’il y avait de bon en lui s’écroulait.

– Ma mère ! ma mère !murmura-t-il après un long silence.

Il l’aimait tant ! Il l’avait tantaimée ! Et il découvrait qu’elle était criminelle !…qu’elle avait tué son père après l’avoir déshonoré !… Ildécouvrait qu’au lieu d’amour, c’était de l’horreur qu’il devaitavoir pour elle !… Voilà donc pourquoi elle avait déchiré laphotographie de Laroque !…

Il ne cherchait pas à deviner si elle avaittrempé dans le crime de Larouette… Il n’y pensait même pas !…Tout pour lui se résumait dans la découverte atroce qu’il venait defaire… Ce fut dans le milieu de la nuit, dans la fièvre qui leprit, qu’il y songea.

Si sa mère avait encore aimé Roger au jour dela cour d’assises, elle ne l’eût point laissé condamner ; ellese serait sacrifiée ; donc, leur liaison était finie, et Juliase vengeait ! Et la date de sa vengeance, elle l’avaitinscrite au dos de la photographie, comme si elle avait dûl’oublier ! Et ce trou qui perçait le cœur du portrait étaitun coup de poignard.

Laroque disait vrai… Suzanne n’avait pasmenti : son père était innocent. La coupable, c’étaitJulia…

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