La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 4

 

 

La maison de la rue Saint-Maur avait étévendue par les soins du maître de forges. La situation futentièrement liquidée, à part la créance Terrenoire.

Quant à la maison de La-Val-Dieu, le vieuxBénardit pensa qu’il ne pouvait mieux faire, quelques années aprèsle départ de Suzanne, que de la vendre, alors qu’elle était enpleine prospérité. Ce qu’il fit.

Les trois ou quatre cent mille francs qu’il entira, joints à la plus forte partie de ses économies, allèrentgrossir le capital de Laroque dans ses entreprisesindustrielles ; Bénardit et sa femme ne gardèrent qu’unepetite rente pour vivre ; ils n’avaient pas de besoins, et,quand ils moururent, – à quelques mois d’intervalle l’un del’autre, – cette rente passa, de par leur testament, à des parentséloignés.

Lorsque Suzanne eut disparu de La-Val-Dieu,les Bénardit avaient été interrogés souvent sur cettedisparition ; ils inventèrent une histoire, et mêmeMme Bénardit feignit quelques voyages à Paris, où,disait-elle, Suzanne était en pension, et qu’elle prétendait allervoir.

On la crut, la justice ne fut pas avertie, et,grâce aux précautions prises, ils ne furent pas inquiétés.

Tout était donc ainsi réglé pour permettre àRoger de commencer à Paris sa vie nouvelle.

Pourtant, deux ou trois jours après sonarrivée, il eut une émotion qui le rendit malade et qui, pendantquelque temps, le replongea, au sujet de sa fille, dans uneterrible anxiété, – dans une mortelle angoisse.

Un jour, après déjeuner, il avait dit àSuzanne de ne point s’inquiéter s’il rentrait un peu plus tard qued’habitude. Il avait l’intention, prétendait-il, d’aller visiter,dans les environs de Paris, quelques maisons de campagne que deshommes d’affaires lui avaient proposées.

La vérité, c’est qu’il voulait attendre lesoir, presque la nuit, pour faire un pieux pèlerinage.

Il voulait revoir Ville-d’Avray, il voulaitrevoir la petite maison où il avait été si heureux avec Henriette,il voulait aussi aller au cimetière chercher la tombe de sa femmeet prier là…

Il partit vers cinq heures de la gareSaint-Lazare. Il n’alla pas tout de suite au cimetière. Il voulaitattendre la nuit…

Il passa les heures, jusqu’au soir, à rôderdans le bois, près des étangs, aux alentours de la villaMontalais…

Il vint s’asseoir sur le banc où il s’étaitassis douze ans auparavant, en cette fatale nuit où Larouette avaitété assassiné et où il n’osait rentrer chez lui, parce que l’idéede la ruine prochaine et du déshonneur imminent le hantait, etqu’il était poursuivi par le cauchemar du suicide.

C’était toujours le même paysage… Rien n’avaitchangé depuis dix ans.

On apercevait la villa Montalais, à deux pasde la rue, presque en face de la petite maison de Larouette – maisla villa n’était plus la même. Les persiennes closes indiquaientqu’elle n’était pas habitée depuis longtemps, – peut-être depuis lecrime, – et le jardin, la pelouse, les charmilles, les allées, rienn’avait été entretenu, tout était dans un inénarrable désordre. Cedésordre, cet abandon, renouvelaient je ne sais quelle souffrancedans le cœur de Roger. Cela lui semblait une profanation quiatteignait le souvenir d’Henriette, de la pauvre morte, et aussil’innocence de Suzanne qui, fillette, courait là, sous le grandsoleil, parmi les fleurs, en chantant. Des larmes lui vinrent auxyeux.

Comme des promeneurs, sur la rive de l’étang,passaient devant lui et, étonnés de son attitude, le regardaient,il se leva. Il rentra dans le bois et n’en sortit plus qu’à lanuit. Alors, il se dirigea lentement, accablé par ses pensées, versle cimetière. L’obscurité n’était pas très profonde. La lunebrillait. Il erra parmi les tombes, se penchant au-dessus pourdéchiffrer les inscriptions.

La recherche fut assez longue.

Par les soins de Noirville, sans doute,peut-être par les soins de l’oncle Bénardit, la tombe avait étéentourée d’un grillage de fer, et, sur la pierre tumulaire, autourde laquelle bien des herbes avaient poussé, on lisait le nomd’Henriette.

Laroque s’agenouilla, le front contre lagrille, et pria longtemps.

Quand il se releva, il jeta un long regard surcette terre qui lui cachait les restes de celle qui avait été safemme, qui l’avait aimé, et qui était morte avec l’atroce penséequ’il était coupable… Puis, chancelant un peu, il regagna la portedu cimetière.

Alors, il eut une vision étrange. Dans lanuit, il vit une ombre errer parmi les croix, parmi les tombes,l’ombre d’une femme qui lui tournait le dos, et qui, ainsi quelui-même avait fait tout à l’heure, semblait chercher quelqueinscription sur ces croix, sur ces marbres. Il s’arrêta, frappéd’un grand coup au cœur…

Cette femme, dont la démarche vive trahissaitla jeunesse, il ne pouvait distinguer sa taille, à cause d’un grandmanteau qui la couvrait des pieds à la tête – il n’aurait même puvoir ses traits, s’il avait été plus près, car ce manteau avait uncapuchon et le capuchon était rabattu sur la figure, mais cettedémarche, quelques-uns de ces gestes, il lui semblait lesreconnaître… Un cri, en la voyant, s’était élevé du fond de sonêtre : « C’est ma fille !… »

Et alors quel tumulte d’effroyablesconjectures !… Si c’était elle, si c’était vraiment Suzanne,elle savait donc tout ? Elle n’avait donc rien oublié – carelle ne se fût pas cachée de son père, si elle n’avait pas eu lesouvenir du drame d’autrefois ? Alors, depuis douze ans, elledissimulait donc ? Et elle dissimulait avec tant d’art, avecune si grande possession d’elle-même que, malgré ses efforts poursavoir, son esprit tendu vers ce but, il ne s’était aperçu derien !

Son émotion fut si forte qu’il eut unedéfaillance et fut obligé de s’asseoir, un moment, sur une pierretombale. Son front était mouillé de grosses gouttes de sueur. Ilavait beau s’essuyer, la sueur ruisselait sans cesse.

Tout à coup, il pensa : « Si c’estvraiment Suzanne, c’est près de la tombe de sa mère que je laretrouverai… »

Et il allait courir, quand, près de lui, sedressa la même ombre noire, marchant doucement et se dirigeant versla porte.

Il tendit les mains vers elle,murmurant :

– Madame… Mademoiselle… par pitié… unmot ! ! !

L’ombre entendit, mais cette voix lui fit peursans doute, car elle se mit à courir et disparut dans la nuit.

Il courut jusqu’au chemin de fer ; nerencontrant que des hommes sur la route, il ne s’arrêta pas etarriva, épuisé.

À la gare, personne encore. Le train de Parisne passait qu’un quart d’heure après. Neuf heures venaient desonner.

Il se promena de long en large devant lastation, guettant le moindre bruit de pas, dévisageant les femmesqui s’approchaient de lui, mais ne retrouvant pas cette ombre noiredeux fois entrevue.

Le train arriva, partit. Suzanne n’était pasvenue.

Le lendemain, quand il la vit, ill’interrogea :

– Je suis rentré tard, hier, tu ne t’espas ennuyée ?

– Non, père.

– Tu ne t’es pas effrayée nonplus ?

– Effrayée ! Pourquoi,père ?

– Dame ! une mauvaise rencontre…

– C’est vrai, j’y ai pensé… Mais je saisque vous êtes brave et fort.

– À quoi as-tu passé tajournée ?

– Je ne suis sortie que très tard.

– À quelle heure ?

– À six heures.

– Pour quoi faire ?

– Nous sommes allés dîner avec lesSimpson au Lyon d’Or ; ils voulaient m’emmener auVaudeville, mais je ne me sentais pas très bien… Moi qui n’aipresque jamais de migraine, j’avais mal à la tête… je me suisexcusée… Monsieur Simpson m’a reconduite à l’hôtel Scribe, enquittant le Lyon d’Or, et je me suis couchée, après avoirbu du thé… ce qui m’a fait du bien…

– Tu vas mieux, chère enfant ?

– C’est passé, complètementpassé !

– Aujourd’hui, nous ne nous quitteronspas. Nous irons ensemble visiter quelques villas… Celles que j’aivues hier ne me plaisent pas.

– Alors, je vais m’habiller.

– C’est cela. Nous déjeunerons et nouspartirons.

Il la laissa. Suzanne rentra dans sa chambre.Elle resta un moment immobile, rêvant, puis passa la main sur sonfront.

« Il ne m’a pas reconnue, murmura-t-elle,heureusement !… »

Car Roger ne s’était pas trompé. C’était safille qu’il avait vue au cimetière… C’était Suzanne !…

Comment était-elle revenue à Paris ?… Parla voiture de l’hôtel qui l’avait amenée et l’avait reconduite…

Elle n’avait pas pris le chemin de fer…

Roger n’eut aucun doute. Il était heureux… Ilavait échappé à un danger… Ce jour-là, il fut d’une joieexubérante…

Suzanne, aussi, riait…

Ils parcoururent la campagne aux environs deFontainebleau, couchèrent à Barbizon et ne rentrèrent à Paris quedeux jours après, sans avoir trouvé rien qui fût à leur goût.

C’est au bout de quinze jours seulement queLaroque découvrit Maison-Blanche et l’acheta.

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