Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 15Augereau

Le lendemain, au moment où Bonaparte dictaitsa correspondance à Bourrienne, Marmont, un de ses aides de campfavoris, qui, par discrétion s’était mis à regarder par la fenêtre,annonça tout à coup qu’il voyait à l’extrémité de la rue le panacheflottant de Murat et l’encolure tant soit peu massived’Augereau.

Murat était alors, comme nous l’avons dit, unbeau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans. Fils d’unaubergiste de Labastide, près Cahors, comme son père était en mêmetemps maître de poste, Murat, tout enfant, s’était familiarisé avecles chevaux et il était devenu un excellent cavalier. Puis, je nesais par quel caprice de son père, qui désirait probablement avoirun prélat dans sa famille, il avait été envoyé au séminaire, où,s’il faut en croire des lettres de lui que nous avons sous lesyeux, ses études n’avaient point été jusqu’à une connaissanceparfaite de l’orthographe.

Heureusement ou malheureusement pour lui, laRévolution ouvrit les séminaires ; le jeune Jacobin prit sonvol, s’engagea dans la garde constitutionnelle de Louis XVI, s’yfit remarquer par ses opinions exaltées, ses duels et soncourage.

Destitué, ainsi que Bonaparte, par ce mêmeAubry, qui, aux Cinq-Cents, continuait de faire une si rude guerreaux patriotes, il se rencontra avec Bonaparte, se lia avec lui,accourut se mettre sous ses ordres au 13 vendémiaire, et l’avaitsuivi en Italie en qualité d’aide de camp.

Augereau, qu’on se rappelle avoir vu donner àStrasbourg, en conséquence de son ancien métier de maître d’armes,des leçons d’escrime à notre jeune ami Eugène de Beauharnais, étaitplus âgé que Murat de dix-sept ans et atteignait déjà, au moment oùnous le retrouvons, sa quarantième année. Après avoir langui quinzeans dans les grades inférieurs, il était passé de l’armée du Rhin àl’armée des Pyrénées, commandée par Dugommier.

Ce fut dans cette armée qu’il conquitsuccessivement les grades de lieutenent-colonel, de colonel, degénéral de brigade, grade avec lequel il battit les Espagnols surles bords de la Fluvia d’une manière si brillante que sa victoirele fit immédiatement nommer général de division.

Nous avons parlé de la paix avec l’Espagne, etnous avons apprécié cette paix, qui nous faisait, sinon un allié,du moins un souverain neutre, du plus proche parent de Louis XVI, àqui la Convention venait de trancher la tête.

Augereau, cette paix signée, passa sousSchérer, à l’armée d’Italie, et contribua puissamment au gain de labataille de Loano.

Enfin, Bonaparte parut et son immortellecampagne de 96 s’ouvrit.

Comme tous les vieux généraux, Augereau vitavec regret et presque avec mépris un jeune homme de vingt-cinq ansprendre le commandement de la plus importante armée de laFrance ; mais à peine eut-il marché sous les ordres du jeunegénéral ; à peine eut-il contribué pour sa part à la prise desgorges de Millésimo ; à peine, à la suite d’une manœuvreindiquée par son jeune collègue, eut-il battu les Autrichiens àDego, pris, sans savoir dans quel but, les redoutes deMontellesimo, qu’il comprit la puissance du génie qui avait ordonnécette belle manœuvre, laquelle, en séparant les Sardes desimpériaux, assurait le succès de la campagne.

Dès lors, il vint droit à Bonaparte, lui avouafranchement ses premières répugnances, en fit amende honorable, et,ambitieux qu’il était, tout en jugeant combien son défautd’éducation lui était nuisible, il pria Bonaparte de lui faire unepart dans les récompenses qu’il distribuerait à seslieutenants.

La chose avait été d’autant plus facile aujeune général en chef, qu’Augereau, un des plus braves soldats del’armée d’Italie, en même temps qu’il était un de ses généraux lesplus actifs, dès le lendemain du jour où il avait serré la main deBonaparte emportait le camp retranché de Ceva, et pénétrait dansAlba et Casale. Enfin, rencontrant l’ennemi à la tête de pont deLodi, hérissé de canons et défendu par un feu terrible, il seprécipitait sur le pont à la tête de ses grenadiers, faisait desmilliers de prisonniers, battait toutes les troupes qu’ilrencontrait, dégageait Masséna d’une position difficile, ets’emparait de Castiglione, qui devait un jour être érigé pour luien duché. Arriva enfin la fameuse journée d’Arcole, qui devaitcouronner de la manière la plus glorieuse pour lui une campagnequ’il avait illustrée par tant d’actes de courage. Là, comme àLodi, il s’agissait de franchir un pont. Trois fois il entraîna sessoldats jusqu’au milieu de ce pont, et trois fois ses soldatsfurent repoussés par la mitraille. Enfin, voyant son porte-drapeauparmi les morts, il saisit le drapeau, et, tête baissée, sanss’inquiéter s’il était suivi ou non, il franchit le pont et setrouva au milieu des canons et des baïonnettes ennemies. Mais,cette fois, ses soldats, dont il était adoré, l’avaientsuivi ; les canons furent pris et tournés contre l’ennemi.

La journée, une des plus glorieuses de lacampagne, fut si bien reconnue l’œuvre de son courage, que legouvernement lui donna le drapeau dont il s’était servi pourentraîner ses soldats.

Lui aussi avait réfléchi, comme Bonaparte,qu’il devait tout à la République et que la République seulepouvait lui donner l’avenir d’ambition qu’il espérait encore. Sousun roi, il le savait, il n’eût point dépassé le grade de sergent.Fils d’un ouvrier maçon et d’une fruitière, simple soldat et maîtred’armes au commencement de sa carrière, il était devenu général dedivision, et, à la première occasion, il pouvait, grâce à soncourage, devenir général en chef comme Bonaparte dont il n’avaitpas le génie, comme Hoche, dont il n’avait pas l’honnêteté, oucomme Moreau, dont il n’avait pas la science.

Il venait de donner une preuve de sa cupidité,qui lui avait fait un certain tort parmi ces républicains purs, quienvoyaient leurs épaulettes d’or à la République, pour qu’elle lesfît fondre, et qui portaient, en attendant que l’argent parût, desépaulettes de laine.

Il avait accordé à ses soldats trois heures depillage sur la ville de Lago, qui s’était soulevée ; iln’avait pas pillé lui-même, c’est vrai, mais il avait racheté à vilprix aux soldats des objets précieux dont ils s’étaient emparés. Iltraînait avec lui un fourgon qui renfermait, disait-on, la valeurd’un million, et le fourgon d’Augereau était connu de toutel’armée.

Prévenu par Marmont, Bonapartel’attendait.

Murat entra le premier et annonçaAugereau.

Bonaparte remercia Murat d’un geste et lui fitsigne, à lui et à Marmont, de le laisser seul.

Bourrienne aussi voulut se lever ; mais,en étendant la main, Bonaparte le fit asseoir. Il n’avait pas desecrets pour son secrétaire.

Augereau entra. Bonaparte lui tendit la mainet lui fit signe de prendre un siège.

Augereau s’assit, mit son sabre entre sesjambes, posa son chapeau sur la poignée, ses bras sur son chapeau,et demanda :

– Eh bien ! général, qu’ya-t-il ?

– Il y a, répondit Bonaparte, que j’ai àte féliciter du bon esprit de ton corps d’armée. Je suis arrivéhier au milieu d’un duel où un de tes hommes se battait parce qu’unsoldat de l’armée de Moreau l’avait appelé monsieur.

– Ah ! ah ! fit Augereau, lefait est que j’ai des gaillards qui n’entendent pas raisonlà-dessus ; ce n’est pas le premier duel qui a lieu pourpareille cause. Aussi, en quittant ce matin Vicence, j’ai publié unordre du jour qui porte que « tout individu de ma division quise servira verbalement ou par écrit du mot de monsieur, seradestitué de son grade, ou, s’il est soldat, déclaré incapable deservir dans les armées de la République ».

– De sorte que, cette précaution prise,dit Bonaparte en regardant fixement Augereau, tu ne doutes pas quetu ne puisses sans inconvénient, n’est-ce pas, quitter ta divisionpendant un mois ou deux ?

– Ah ! ah ! dit Augereau. Etpourquoi quitterais-je ma division ?

– Parce que tu m’as demandé la permissiond’aller à Paris pour tes affaires personnelles.

– Et un peu aussi pour les tiennes,n’est-ce pas ? dit Augereau.

– Je croyais, dit Bonaparte d’un ton unpeu sec, que tu ne séparais pas nos deux fortunes.

– Non, non, reprit vivement Augereau, etce qui doit te plaire même, c’est que j’aurai la modestie de mecontenter toujours de la seconde place.

– Ne l’as-tu pas à l’arméed’Italie ? demanda Bonaparte.

– Si fait ; mais je me la suis unpeu faite, et il se peut que l’occasion ne soit pas toujours à cepoint favorable.

– Aussi tu vois, répliqua Bonaparte, quelorsque tu cesses d’être utile en Italie, c’est-à-dire quand lesoccasions vont manquer, je te trouve, moi, une occasion d’êtreutile en France.

– Ah ! çà, dis donc, c’est ausecours de la République que tu m’envoies, n’est-ce pas ?

– Oui ; par malheur, la Républiqueest mal représentée ; mais, telle qu’elle est représentée,elle vit.

– Ainsi le Directoire ?… demandaAugereau.

– Est divisé, répondit Bonaparte. Carnotet Barthélemy penchent du côté de la royauté, et ils ont pour eux,il faut le dire, la majorité des Conseils. Mais Barras, maisRewbell, mais Larevellière-Lépeaux tiennent ferme pour laRépublique et la Constitution de l’an III, et ils nous ont derrièreeux.

– Je croyais, dit Augereau, qu’ilss’étaient jetés dans les bras de Hoche.

– Oui ; mais il ne faut pas les ylaisser, il ne doit pas y avoir dans l’armée de bras plus long queles nôtres, et il faut que nos bras passent par-dessus les Alpes etaillent faire un autre 13 vendémiaire à Paris.

– Et pourquoi n’y vas-tu pastoi-même ? demanda Augereau.

– Parce que, si j’y allais moi-même, ceserait pour renverser le Directoire, et non pour le soutenir, etque je n’ai pas encore assez fait pour jouer le rôle de César.

– Et tu m’envoies jouer celui de tonlieutenant. Soit, je m’en contenterai. Qu’y a-t-il àfaire ?

– Il y a à achever les ennemis de laFrance, mal tués au 13 vendémiaire. Tant que Barras marchera dansun but républicain, seconde-le de toute ta force et de tout toncourage ; s’il hésite, résiste ; s’il trahit, mets-lui lamain au collet comme au dernier des citoyens. Si tu succombes, ilme faut huit jours pour être à Paris avec vingt-cinq millehommes.

– C’est bien, dit Augereau, on tâchera dene pas succomber. Quand partirai-je ?

– Aussitôt écrite la lettre que tuporteras à Barras.

Puis, se tournant vers Bourrienne :

– Écris, lui dit-il.

Bourrienne tenait sa plume et son papierprêts ; Bonaparte dicta :

Citoyen directeur,

Je t’envoie Augereau, mon bras droit. Pourtout le monde, il est à Paris en congé, ayant des affairesparticulières à mener à fin. Pour toi, il est le directeur quimarche dans notre voie. Il t’apporte son épée et est chargé par moide te dire qu’en cas de besoin, tu peux tirer sur la caisse del’Italie pour un, deux ou même trois millions.

C’est surtout dans la guerre civile quel’argent est le nerf de la guerre.

J’espère dans huit jours apprendre que lesConseils sont épurés et que le Club de la rue de Clichy n’existeplus.

Salut et fraternité

Bonaparte.

P.-S. Qu’est-ce que c’est que ceshistoires de vols de diligences, et que ces chouans qui courent lesgrandes routes du Midi, sous le nom de compagnons de Jéhu ?…Mettez la main sur quatre ou cinq de ces drôles, et faites unexemple.

B.

Bonaparte, selon son habitude, relut la lettreet la signa avec une plume neuve, ce qui ne rendait pas sonécriture plus lisible ; puis Bourrienne la cacheta et la remitau messager.

– Faites donner à Augereau vingt-cinqmille francs sur ma caisse, Bourrienne, dit-il.

Et à Augereau :

– Quand tu n’auras plus d’argent, citoyengénéral, tu m’en demanderas.

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