Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 6Ptolémaïs

Quelque indifférence qu’eût manifestéeBonaparte pour Jérusalem, à sept lieues de laquelle il passait sanss’arrêter, il n’en était pas moins curieux de l’histoire du solqu’il foulait aux pieds. N’ayant pu, ou n’ayant pas voulu faire cequ’avait fait Alexandre, qui, lors de sa conquête de l’Inde s’étaitdérangé de sa route pour venir visiter le grand prêtre à Jérusalem,il regardait comme un dédommagement de fouler le sol de l’anciennePtolémaïs et de dresser sa tente là où Richard Cœur de Lion etPhilippe-Auguste avaient dressé la leur.

Loin d’être insensible à ces rapprochementshistoriques, son orgueil s’en réjouissait, et il avait choisi pourson quartier général cette petite colline d’où, le premier jour, ilavait regardé le combat, bien sûr que ce devait être sur le mêmeemplacement que les héros qui l’avaient précédé avaient posé leurstêtes.

Mais lui, le premier des chefs d’une croisadepolitique, suivant la bannière de sa propre fortune et laissantderrière lui toutes les idées religieuses qui avaient amené desmillions d’hommes là où il était, depuis Godefroy de Bouillonjusqu’à Saint Louis, lui, au contraire, il traînait derrière lui lascience du XVIIIe siècle, Volney et Dupuis, c’est-à-direle scepticisme.

Peu soucieux de la tradition chrétienne, ilétait, au contraire, fort curieux de la légende historique.

Le soir même de cet assaut manqué, où périt lepauvre Mailly de la même mort dont avait péri son frère, il réunitsous sa tente ses généraux et ses officiers, et ordonna àBourrienne de tirer de leurs caisses le peu de livres dont secomposait sa bibliothèque.

Par malheur, elle n’était pas considérable enfait de livres d’histoire parlant de la Syrie. Il n’avait quePlutarque : vies de Cicéron, de Pompée, d’Alexandre,d’Antoine ; et, en fait de livres de politique, il n’avait quele Vieux, le Nouveau Testament et la Mythologie.

Il remit chacun des livres que nous venons denommer aux plus lettrés de ses généraux ou de ses jeunes amis, eten appela aux souvenirs historiques des autres, qui, réunis auxsiens, devaient lui fournir les seuls renseignements qu’il pûtobtenir dans ce désert.

Aussi, ces renseignements furent-ils bienincomplets. Nous qui, plus heureux que lui, avons sous les yeux labibliothèque des croisades, nous allons lever, pour nos lecteurs,le voile des siècles, et leur dire l’histoire de ce petit coin deterre, depuis le premier jour où il tomba en partage à la tribud’Aser dans la distribution de la Terre promise, jusqu’au jour oùun autre Cœur de Lion venait essayer de la reprendre pour latroisième fois aux Sarrasins.

Son ancien nom était Acco, ce qui signifiesable brûlant. Aujourd’hui, les Arabes l’appellent encore Acca.

Soumise à l’Égypte par les rois de la dynastiegrecque de Ptolémée, qui avaient hérité d’Alexandrie à la mort duvainqueur de l’Inde, elle prit, cent six ans à peu près avantJésus-Christ, le nom de Ptolémaïs.

Vespasien, préparant son expédition contre laJudée, resta trois mois à Ptolémaïs, et y tint une cour de rois etde princes des contrées environnantes.

Ce fut là que Titus vit Bérénice, filled’Agrippa Ier, et en devint amoureux.

Mais Bonaparte n’avait, sur cette période, quela tragédie de Racine, dont tant de fois il avait fait déclamer desfragments à Talma.

Les « Actes des Apôtres »disent : « De Tyr, nous vînmes à Ptolémaïs, où finitnotre navigation, et, ayant salué les frères, nous demeurâmes unjour avec eux. » Vous le savez, c’est saint Paul qui dit cela,et c’est lui qui vint de Tyr à Ptolémaïs.

Le premier siège de Ptolémaïs par les croiséscommença en 1189. Boan-Eddin, historien arabe, dit, en parlant deschrétiens, qu’ils étaient si nombreux, que Dieu seul pouvait ensavoir le nombre. Mais, en revanche, un auteur chrétien, GauthierVinisauf, chroniqueur de Richard Cœur de Lion, assure que l’arméede Sala-Eddin était plus nombreuse que celle de Darius.

Après la bataille de Tibériade, dont nousaurons occasion de parler lors de la bataille du mont Thabor, Guyde Lusignan, sorti de captivité, vint assiéger Jérusalem ; lesfortifications de cette ville venaient d’être rebâties ; defortes tours la défendaient du côté de la mer.

L’une s’appelait la tour des Mouches, parceque c’était là que les païens faisaient leurs sacrifices et que lesmouches y étaient attirées par la chair des victimes ; etl’autre, la tour Maudite, parce que, dit Gauthier Vinisauf dans son« Itinéraire du Roi Richard », ce fut dans cette tour quefurent frappées les pièces d’argent contre lesquelles Judas venditNotre-Seigneur. Aussi fut-ce par cette même tour, véritablement latour Maudite, que, l’an 1291, les Sarrasins pénétrèrent dans laville et s’en emparèrent.

Quoique ignorant ce détail, ce fut cette mêmetour qu’avait attaquée Bonaparte, et contre laquelle il venaitd’échouer. Walter Scott, dans un de ses meilleurs romans :« Richard en Palestine », nous a raconté un épisode de cefameux siège, qui dura deux ans.

Les relations arabes, beaucoup moins connuesque les relations françaises, contiennent quelques détails curieuxsur ce siège.

Ibn-Alatir, médecin de Sala-Eddin, nous a,entre autres, laissé une description curieuse du camp musulman.

« Au milieu du camp – c’est Ibn-Alatirqui parle – était une vaste place contenant les loges desmaréchaux-ferrants. Il y en avait cent quarante. »

On peut juger du reste à proportion.

« Dans une seule cuisine étaientvingt-neuf marmites, pouvant contenir chacune un mouton entier. Jefis moi-même l’énumération des boutiques enregistrées chezl’inspecteur des marchés. J’en comptai jusqu’à sept mille. Notezque ce n’étaient pas des boutiques comme nos boutiques de ville.Une des boutiques du camp en eût fait cent des nôtres. Toutesétaient bien approvisionnées. J’ai ouï dire que, quand Sala-Eddinchangea de camp pour se retirer à Karouba, bien que la distance fûtassez courte, il en coûta à un seul marchand de beurre soixante etdix pièces d’or pour le transport de son magasin. Quant aux marchésde vieux habits et d’habits neufs, c’est une chose qui dépassel’imagination. On comptait dans le camp plus de mille bains. Ilsétaient tenus par des hommes d’Afrique ; il en coûtait unepièce d’argent pour se baigner. Quant au camp des chrétiens,c’était une véritable ville forte. Tous les métiers et tous lesarts mécaniques d’Europe y avaient leurs représentants. »

Les marchés étaient fournis de viande, depoisson et de fruits aussi complètement que l’eût été la capitaled’un grand royaume. Il y avait jusqu’à des églises avec leursclochers. Aussi était-ce ordinairement à l’heure de la messe queles Sarrasins attaquaient le camp.

« Un pauvre prêtre d’Angleterre, ditMichaud, fit construire à ses frais, dans la plaine de Ptolémaïs,une chapelle consacrée aux trépassés. Il avait fait bénir autour dela chapelle un vaste cimetière dans lequel, chantant lui-mêmel’office des morts, il suivit les funérailles de plus de cent millepèlerins. Quarante seigneurs de Brème et de Lubeck firent destentes avec les voiles de leurs vaisseaux pour y recevoir lespauvres soldats de leur nation et les soigner dans leur maladie. Cefut là l’origine d’un ordre célèbre qui existe encore aujourd’huisous le nom d’Ordre teutonique. »

Quiconque a voyagé en Orient, en Égypte ou àConstantinople, a fait connaissance avec le fameux Polichinelleturc, nommé Caragous ; les exploits de notre Polichinelle, ànous, ne sont rien en comparaison des siens, et il rougirait, lui,le cynique par excellence, des plus innocentes plaisanteries de soncollègue à turban.

C’est pendant ce siège, où jouèrent un sigrand rôle Richard Cœur de Lion, Philippe-Auguste et Sala-Eddin,que l’on trouve l’aïeul du Caragous moderne.

Il était émir.

Une autre date historique, non moinsimportante à vérifier, est celle des billets à ordre. Emad-Eddinparle d’un ambassadeur du calife de Bagdad qui était porteur dedeux charges de naphte et de roseaux, et il amenait cinq personneshabiles à distiller le naphte et à le lancer. On sait que le naphteet le feu grégeois sont une seule et même chose.

De plus, cet ambassadeur était porteur d’unecédule de vingt mille pièces d’or sur les marchands de Bagdad.Donc, la lettre de change et le billet à ordre ne sont point uneinvention du commerce moderne, puisqu’ils avaient cours en Orient,l’an 1191.

Ce fut pendant ces deux ans de siège que lesassiégés inventèrent le zenbourech, dont les papesdéfendirent plus tard aux chrétiens de se servir entre eux. C’étaitune espèce de flèche de la longueur de trente centimètres et del’épaisseur de douze. Elle avait quatre faces, une pointe de fer etla tête garnie de plumes.

Vinisauf raconte que cette terrible flèche,lancée par l’instrument qui lui donnait son impulsion, traversaitparfois du même coup deux hommes armés de leur cuirasse, et, aprèsles avoir traversés, allait encore s’enfoncer dans la muraille.

Ce fut vers la fin de ce siège que s’éleva lagrande querelle, qui sépara Richard d’Angleterre et Léopold ducd’Autriche. Cœur de Lion, qui revenait quelquefois de l’assauttellement criblé de flèches qu’ils semblait, dit son historien, unepelote couverte d’épingles, était fier, à juste titre, de soncourage et de sa force.

Léopold, très brave lui-même, avait faitarborer son drapeau sur l’une des tours de la ville, où il étaitentré avec Richard. Richard eût pu y mettre le sien à côté de celuidu duc Léopold, mais il préféra enlever le drapeau autrichien et lefaire jeter dans les fossés de la ville. Tous les Allemands sesoulevèrent et voulurent attaquer le roi dans ses quartiers ;mais Léopold s’y opposa.

Un an après, Richard, ne voulant pas revenirpar la France, à cause de ses différends avec Philippe-Auguste,traversa l’Autriche déguisé ; mais, reconnu malgré sondéguisement, il fut fait prisonnier et conduit au Château deDurenstein. Pendant deux ans, on ignora ce qu’il étaitdevenu ; ce foudre de guerre s’était éteint comme un météore.De Richard Cœur de Lion, plus de traces.

Un gentilhomme d’Arras, nommé Blondel, se mità sa recherche, et, un jour que, sans se savoir si près du roid’Angleterre, il était assis au pied d’un vieux château, il chantapar hasard la première strophe d’une ballade qu’il avait faite avecRichard. Richard était poète dans ses moments perdus.

Richard, qui entendit le premier couplet de lachanson composée par lui avec Blondel, se douta de la présence decelui-ci et répondit par le second couplet.

On sait le reste de l’histoire, qui a fourni àGrétry l’occasion de faire un chef-d’œuvre.

Ptolémaïs se rendit aux chrétiens, comme nousl’avons dit, après un siège de deux ans. La garnison eut la viesauve, contre la promesse de restituer la vraie croix, qui avaitété prise à la bataille de Tibériade.

Il va sans dire qu’une fois en liberté, lesSarrasins oublièrent leur promesse.

Cent ans après, Ptolémaïs fut prise sur leschrétiens pour ne plus leur être jamais rendue.

Ce siège aussi eut ses chroniqueurs, sespéripéties, qui émurent l’Europe et l’Asie, son dévouement quesignala plus d’un trait de courage et d’abnégation.

Saint Antonin raconte, à cette occasion, unecurieuse légende.

« Il y avait, dit-il, à Saint-Jean-d’Acreun célèbre monastère de religieuses appartenant à l’ordre de sainteClaire. Au moment où les Sarrasins pénétraient dans la ville,l’abbesse fit sonner la cloche du couvent et rassembla toute lacommunauté.

» S’adressant alors auxreligieuses : « Mes très chères filles et trèsexcellentes sœurs, leur dit-elle, vous avez promis à Notre-SeigneurJésus-Christ d’être ses épouses sans tache ; nous courons ence moment un double danger, danger de la vie, danger de la pudeur.Ils sont près de nous, les ennemis de notre corps, non pas tant denotre corps que de notre âme, qui, après avoir flétri celles qu’ilsrencontrent les percent de leur épée. S’il ne nous est pluspossible de leur échapper par la fuite, nous le pouvons par unerésolution pénible mais sûre. C’est la beauté des femmes qui séduitle plus souvent les hommes : dépouillons-nous de cet attrait,servons-nous de notre visage pour sauver notre beauté, pourconserver notre chasteté intacte. Je vais vous donnerl’exemple ; que celles qui veulent aller sans tache au-devantde l’époux immaculé imitent leur maîtresse. »

» Ayant dit cela, elle se détache le nezavec un rasoir, les autres suivent son exemple et se défigurentavec courage pour paraître plus belle devant Jésus-Christ.

» Par ce moyen, elles conservèrent leurpureté, car les musulmans, continue saint Antonin, en voyant leursvisages ensanglantés, ne conçurent que de l’horreur pour elles etse contentèrent de leur ôter la vie.

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