Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 15Rêves évanouis

Napoléon a dit à Saint-Hélène, en parlant deSaint-Jean-d’Acre :

« Le sort de l’Orient était dans cettebicoque. Si Saint-Jean-d’Acre fût tombé, je changeais la face dumonde ! »

Ce regret, exprimé vingt ans après, donne lamesure de ce que dut souffrir Bonaparte lorsque, devantl’impossibilité de prendre Saint-Jean-d’Acre, il publia cet ordredu jour dans toutes les divisions de l’armée.

Ce fut, comme toujours, Bourrienne quil’écrivit sous sa dictée :

Soldats !

Vous avez traversé le désert qui séparel’Afrique de l’Asie avec plus de rapidité qu’une arméed’Arabes.

L’armée qui était en marche pour envahirl’Égypte est détruite. Vous avez pris son général, son équipage decampagne, ses bagages, ses outres, ses chameaux.

Vous vous êtes emparés de toutes lesplaces fortes qui défendent les puits du désert.

Vous avez dispersé, aux champs duMont-Tabor, cette nuée d’hommes accourus de toutes les parties del’Asie, dans l’espoir de piller l’Égypte.

Enfin, après avoir, avec une poignéed’hommes, nourri la guerre pendant trois mois dans le cœur de laSyrie, pris quarante pièces de campagne, cinquante drapeaux, faitsix mille prisonniers, rasé les fortifications de Gaza, de Jaffa,de Kaïffa et d’Acre, nous allons rentrer en Égypte ; la saisondes débarquements m’y rappelle.

Encore quelques jours, et vous aurezl’espoir de prendre le pacha même au milieu de son palais ;mais, dans cette saison, le prix du château d’Acre ne vaut pas laperte de quelques jours, et les braves que je devrais y perdre mesont aujourd’hui trop nécessaires pour des opérationsessentielles.

Soldats, nous avons une carrière defatigues et de dangers à parcourir. Après avoir mis l’Orient horsd’état de rien faire contre nous pendant cette campagne, il nousfaudra peut-être repousser les efforts d’une partie del’Occident.

Vous y trouverez de nouvelles occasions degloire, et si, au milieu de tant de combats, chaque four est marquépar la mort d’un brave, il faut que de nouveaux braves se formentet prennent place à leur tour parmi ce petit nombre qui donnel’élan dans le danger et qui maîtrise la victoire.

En achevant de dicter ce bulletin àBourrienne, Bonaparte se leva et sortit de sa tente comme pourrespirer.

Bourrienne le suivit, inquiet. Les événementsn’avaient pas l’habitude de faire sur ce cœur de bronze une siprofonde empreinte. Bonaparte gravit la petite colline qui dominaitle camp, s’assit sur une pierre, et resta longtemps le regard fixésur la forteresse à moitié détruite, et sur l’océan qui lui faisaitun immense horizon.

Enfin, au bout d’un instant desilence :

– Les gens qui écriront ma vie, dit-il,ne comprendront pas pourquoi je me suis acharné si longtemps àcette misérable bicoque. Ah ! si je l’avais prise, comme jel’espérais !

Il laissa tomber sa tête dans sa main.

– Si vous l’aviez prise ? demandaBourrienne.

– Si je l’avais prise, s’écria Bonaparteen lui saisissant la main, je trouvais dans la ville les trésors dupacha et des armes pour trois cent mille hommes ; je soulevaiset j’armais toute la Syrie ; je marchais sur Damas et surAlep ; je grossissais mon armée de tous les mécontents ;j’annonçais aux peuples l’abolition de la servitude et dugouvernement tyrannique des pachas ; j’arrivais àConstantinople avec des masses armées ; je renversais l’empireturc, je fondais en Orient un nouvel et grand empire qui fixait maplace dans la postérité, et peut-être retournais-je à Paris parAndrinople et par Vienne, après avoir anéanti la maisond’Autriche.

C’était, comme on le voit, tout simplement leprojet de César au moment où il tomba sous le poignard desassassins ; c’était sa guerre commencée chez les Parthes etqui ne devait s’achever qu’en Germanie.

Autant il y avait loin de l’homme du 13vendémiaire au vainqueur de l’Italie, autant il y avait loinaujourd’hui du vainqueur de l’Italie au conquérant desPyramides.

Proclamé en Europe le plus grand des générauxcontemporains, il cherche, sur les rivages où ont combattuAlexandre, Annibal et César, à égaler sinon à surpasser les nomsdes capitaines antiques et il les surpassera, puisque, ce qu’ilsont rêvé, il veut le faire.

« Que serait-il arrivé de l’Europe, ditPascal à propos de Cromwell mort de la gravelle, si ce grain desable ne se fût trouvé dans ses entrailles ? »

Que serait-il arrivé de la fortune deBonaparte, si cette bicoque de Saint-Jean-d’Acre ne se fût trouvéesur son chemin ?

Il rêvait à ce grand mystère de l’inconnu,quand son regard fut attiré par un point noir qui allaitgrandissant entre deux montagnes de la chaîne du Carmel.

Au fur et à mesure qu’il approchait, onpouvait reconnaître un soldat de ce corps des dromadaires créé parBonaparte, « avec lequel, après la bataille, il donnait lachasse aux fugitifs ». Cet homme venait au pas le plus allongéde sa monture.

Bonaparte tira sa lunette de sa poche, et,après avoir regardé un instant :

– Bon ! dit-il, voici des nouvellesd’Égypte qui nous arrivent.

Et il se tint debout.

Le messager le reconnut, de son côté ; ildirigea aussitôt vers la colline son dromadaire, qui obliquait ducôté du camp. Bonaparte descendit alors, s’assit sur une pierre etattendit.

Le soldat, qui paraissait excellent cavalier,mit son dromadaire au galop. Il portait les insignes de maréchaldes logis-chef.

– D’où viens-tu ? lui criaBonaparte, impatient du moment où il crut que celui-ci pouvaitl’entendre.

– De la Haute-Égypte, lui cria lemaréchal des logis.

– Quelles nouvelles ?

– Mauvaises, mon général.

Bonaparte frappa du pied.

– Viens ici, dit-il.

En quelques secondes, l’homme au dromadaireétait près de Bonaparte ; sa monture plia les genoux, et il selaissa glisser à terre.

– Tiens, citoyen général, lui dit-il.

Et il lui remit une dépêche.

Bonaparte la passa à Bourrienne :

– Lisez, dit-il.

Bourrienne lut :

Au général en chef Bonaparte.

Je ne sais si cette dépêche te parviendra,citoyen général, et, en supposant qu’elle te parvienne, si tu serasen état de remédier au désastre dont je suis menacé.

Pendant que le général Desaix poursuit lesmamelouks du côté de Syout, la flottille, composée de ladjerme L’Italie et de plusieurs autres bateaux armés, quiportent presque tous les munitions de la division, beaucoupd’objets d’artillerie, des blessés et des malades, a été retenue àla hauteur de Beyrouth par le vent.

La flottille va être attaquée dans unquart d’heure par le chérif Hassan et trois ou quatre mille hommes.Nous ne sommes pas en mesure de résister ; nousrésisterons.

Seulement, à moins d’un miracle, nous nepouvons échapper à la mort.

Je prépare cette dépêche, à laquellej’ajouterai les détails du combat au fur et à mesure qu’avancera labataille.

Le chérif nous attaque par une vivefusillade ; je commande le feu, il est deux heures del’après-midi.

Trois heures. Après un carnage horriblefait par notre artillerie, les Arabes reviennent pour la troisièmefois à la charge. J’ai perdu le tiers de mes hommes.

Quatre heures. Les Arabes se jettent dansle fleuve et s’emparent des petits bateaux. Je n’ai plus que douzehommes, tous les autres sont blessés ou morts. J’attendrai que lesArabes encombrent l’Italie et je me ferai sauteravec eux.

Je remets cette dépêche à un homme braveet adroit qui me promet, s’il n’est pas tué, d’arriver partout oùvous serez.

Dans dix minutes, tout sera fini.

Le capitaine Morandi.

– Après ? demanda Bonaparte.

– Voilà tout, dit Bourrienne.

– Mais Morandi ?

– S’est fait sauter, général, dit lemessager.

– Et toi ?

– Moi, je n’ai pas attendu qu’ilsautât ; j’ai sauté d’avance après avoir eu le soin de mettrema dépêche dans ma blague à tabac, et j’ai nagé entre deux eauxjusqu’à un endroit où je me suis caché dans de grandes herbes. Lanuit venue, je suis sorti de l’eau, et, me traînant à quatre pattesjusqu’au camp, je parvins près d’un Arabe endormi ; je lepoignardai, et m’emparant de son dromadaire, je m’éloignai au grandgalop.

– Et tu arrives de Beyrouth ?

– Oui, citoyen général.

– Sans accident ?

– Si tu appelles des accidents quelquescoups de fusil tirés sur moi ou par moi, j’ai eu pas mald’accidents, au contraire, et mon chameau aussi. Nous avons reçu ànous deux quatre balles, lui trois, dans les cuisses, moi une dansl’épaule ; nous avons eu soif, nous avons eu faim ; luin’a rien mangé du tout ; moi, j’ai mangé du cheval. Enfin,nous voilà. Tu te portes bien, citoyen général ! c’est tout cequ’il faut.

– Mais Morandi ? demandaBonaparte.

– Dame ! comme il a mis le feu à lapoudre, je crois qu’il serait difficile d’en retrouver un morceaugros comme une noix.

– Et l’Italie ?

– Oh ! l’Italie, il n’enreste pas de quoi faire une boîte d’allumettes.

– Tu avais raison, mon ami, ce sont là demauvaises nouvelles ! Bourrienne, tu diras que je suissuperstitieux ; as-tu entendu le nom de la djerme qui asauté ?

– L’Italie.

– Eh bien ! écoute ici, Bourrienne.L’Italie est perdue pour la France ; c’en est fait : mespressentiments ne me trompent jamais.

Bourrienne haussa les épaules.

– Quel rapport voulez-vous qu’il y aitentre une barque qui saute à huit cent lieues de la France, et surle Nil, avec l’Italie ?

– J’ai dit, reprit Bonaparte avec unaccent prophétique ; tu verras !

Puis après un instant de silence :

– Emmène ce garçon, Bourrienne, dit-il enmontrant le messager ; donne-lui trente talari et fais-toidicter par lui la relation du combat de Beyrouth.

– Si, au lieu de trente talari, citoyen,dit le maréchal des logis, tu voulais me faire donner un verred’eau, je te serais bien reconnaissant.

– Tu auras tes trente talari, tu aurasune gargoulette d’eau tout entière, et tu aurais un sabred’honneur, si tu n’avais déjà celui du général Pichegru.

– Il m’a reconnu ! s’écria lemaréchal des logis.

– On n’oublie pas les braves comme toi,Falou ; seulement, ne te bats pas en duel, ou gare à la sallede police !

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