Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 18Aboukir

Le 14 juin 1799, après une retraite presqueaussi désastreuse à travers les sables brûlants de la Syrie quecelle de Moscou à travers les neiges de la Bérésina, Bonaparterentra au Caire au milieu d’un peuple immense.

Le cheik qui l’attendait lui fit présent toutensemble d’un magnifique cheval et du mamelouk Roustan.

Bonaparte avait dit, dans son bulletin daté deSaint-Jean-d’Acre, qu’il revenait pour s’opposer au débarquementd’une armée turque, formée dans l’île de Rhodes.

Sur ce point, il avait été bien renseigné, et,le 11 juillet, les vigies d’Alexandrie signalèrent en pleine mersoixante-seize bâtiments, dont douze de guerre avec le pavillonottoman.

Le général Marmont, qui commandait Alexandrie,expédia courrier sur courrier au Caire et à Rosette, ordonna aucommandant de Ramanieh de lui envoyer toutes les troupesdisponibles, et fit passer deux cents hommes au fort d’Aboukir pourrenforcer ce poste.

Le même jour, le commandant d’Aboukir, le chefde bataillon Godard, écrivit de son côté à Marmont :

La flotte turque est mouillée dans larade ; mes hommes et moi, nous nous ferons tuer jusqu’audernier plutôt que de nous rendre.

Les journées du 12 et du 13 furent employéespar l’ennemi à hâter l’arrivée des bataillons en retard.

Le 13 au soir, on comptait dans la rade centtreize bâtiments, dont treize vaisseaux de soixante-quatorze, neuffrégates, dix-sept chaloupes canonnières. Le reste était composé debâtiments de transport.

Le lendemain soir, Godard avait tenuparole ; lui et ses hommes étaient morts, mais la redouteétait prise.

Restaient trente-cinq hommes enfermés dans lefort. Ils étaient commandés par le colonel Vinache.

Il tint deux jours contre toute l’arméeturque.

Bonaparte reçut toutes ces nouvelles tandisqu’il était aux Pyramides.

Il partit pour Ramanieh, où il arriva le 19juillet.

Les Turcs, maîtres de la redoute et du fort,avaient débarqué toute leur artillerie ; Marmont, dansAlexandrie, n’ayant à opposer aux Turcs que dix-huit cents hommesde troupes de ligne et deux cents marins composant la légionnautique, envoyait courrier sur courrier à Bonaparte.

Par bonheur, au lieu de marcher surAlexandrie, comme le craignait Marmont, ou sur Rosette, comme lecraignait Bonaparte, les Turcs, avec leur indolence ordinaire, secontentèrent d’occuper la presqu’île et de tracer à gauche de laredoute une grande ligne de retranchements s’appuyant au lacMadieh.

En avant de la redoute, à neuf cents toises àpeu près, ils avaient fortifié deux mamelons, avaient mis dans l’unmille hommes et dans l’autre deux mille.

Ils avaient dix-huit mille hommes en tout.

Seulement, ces dix-huit mille hommes nesemblaient être venus d’Égypte que pour se faire assiéger.

Bonaparte attendait Mustapha pacha ;mais, voyant qu’il ne faisait aucun mouvement pour marcher à lui,il prit la résolution de l’attaquer.

Le 23 juillet, il ordonna à l’armée française,qui n’était plus séparée de l’armée turque que par deux heures demarche, de se mettre en mouvement.

L’avant-garde, composée de la cavalerie deMurat et de trois bataillons du général Destaing, avec deux piècesde canon, formait le centre.

La division du général Rampon, ayant sous sesordres les généraux Fugière et Lanusse, marchait à gauche.

Par la droite s’avançait, le long du lacMadieh, la division du général Lannes.

Placé entre Alexandrie et l’armée avec deuxescadrons de cavalerie et cent dromadaires, Davout était chargé defaire face soit à Mourad bey, soit à tout autre qui eût pu venir ausecours des Turcs, et de maintenir les communications entreAlexandrie et l’armée.

Kléber, que l’on attendait, était chargé defaire la réserve.

Enfin Menou, qui s’était dirigé sur Rosette,se trouvait, au soleil levant, à l’extrémité de la barre du Nil,près du passage du lac Madieh.

L’armée française arriva en vue desretranchements avant, pour ainsi dire, que les Turcs fussentprévenus de son voisinage. Bonaparte fit former les colonnesd’attaque. Le général Destaing, qui les commandait, marcha droit aumamelon retranché, tandis que deux cents hommes de cavalerie deMurat, placés entre les deux mamelons, se détachaient et, décrivantune courbe, coupaient la retraite aux Turcs attaqués par le généralDestaing.

Pendant ce temps, Lannes marchait sur lemamelon de gauche, défendu par deux mille Turcs, et Murat faisaitfiler deux cents autres cavaliers derrière ce mamelon.

Destaing et Lannes attaquèrent à peu près enmême temps et avec un succès pareil ; les deux mamelons sontemportés à la baïonnette ; les Turcs fugitifs rencontrentnotre cavalerie et, à droite et à gauche de la presqu’île, sejettent à la mer.

Destaing, Lannes et Murat se portent alors surle village qui fait le centre de la presqu’île, et l’attaquent defront.

Une colonne se détache du camp d’Aboukir etvient pour soutenir le village.

Murat tire son sabre, ce qu’il ne faisaitjamais qu’au dernier moment, enlève sa cavalerie, charge la colonneet la rejette dans Aboukir.

Pendant ce temps Lannes et Destaing emportentle village ; les Turcs fuient de tous côtés et rencontrent lacavalerie de Murat qui revient sur eux.

Quatre ou cinq mille cadavres jonchent déjà lechamp de bataille.

Les Français ont un seul homme blessé :c’est un mulâtre compatriote de mon père, le chef d’escadron desguides Hercule.

Les Français se trouvaient en face de lagrande redoute défendant le front des Turcs.

Bonaparte pouvait resserrer les Turcs dansAboukir, et, en attendant l’arrivée des divisions Kléber etRégnier, les écraser de bombes et d’obus, mais il préféra donner uncoup de collier et achever leur défaite.

Il ordonna de marcher droit sur la secondeligne.

C’est toujours Lannes et Destaing, appuyés deLanusse, qui feront les frais de la bataille et auront les honneursde la journée.

La redoute qui couvre Aboukir est l’œuvre desAnglais et, par conséquent, est exécutée dans toutes les règles dela science.

Elle est défendue par neuf à dix milleTurcs ; un boyau la joint à la mer. Les Turcs n’ont pas eu letemps de creuser l’autre dans toute sa longueur, de sorte qu’il nejoint pas le lac de Madieh.

Un espace de trois cents pas à peu près resteouvert, mais il est à la fois occupé par l’ennemi et balayé par descanonnières.

Bonaparte ordonne d’attaquer de front et àdroite. Murat, embusqué dans un bois de palmiers, attaquera par lagauche et traversera l’espace où le boyau manque, sous le feu descanonnières et en chassant l’ennemi devant lui.

Les Turcs, en voyant ces dispositions, fontsortir quatre corps de deux mille hommes à peu près chacun, etviennent à notre rencontre.

Le combat allait devenir terrible, car lesTurcs comprenaient qu’ils étaient enfermés dans la presqu’île,ayant derrière eux la mer et devant eux la muraille de fer de nosbaïonnettes.

Une forte canonnade, dirigée sur la redoute etles retranchements de droite, indique une nouvelle attaque ;le général Bonaparte fait alors avancer le général Fugière. Ilsuivra le rivage pour enlever, au pas de course, la droite desTurcs ; la 32e, qui occupe la gauche du hameauqu’on vient d’emporter, tiendra l’ennemi en échec et soutiendra la18e.

C’est alors que les Turcs sortent de leursretranchements et viennent au-devant de nous.

Nos soldats poussèrent un cri de joie ;c’était cela qu’ils demandaient. Ils se ruèrent sur l’ennemi, labaïonnette en avant.

Les Turcs déchargèrent alors leurs fusils,puis leurs deux pistolets, et enfin tirèrent leurs sabres.

Nos soldats, que cette triple décharge n’avaitpoint arrêtés, les joignirent à la baïonnette.

Ce fut alors seulement que les Turcs virent àquels hommes et à quelles armes ils avaient affaire.

Leurs fusils derrière le dos, leurs sabrespendus à leurs dragonnes, ils commencèrent une lutte corps à corps,essayant d’arracher aux fusils cette terrible baïonnette qui leurtraversait la poitrine, au moment où ils étendaient les mains pourla saisir.

Mais rien n’arrêta la 18e :elle continua de marcher du même pas, poussant les Turcs devantelle, jusqu’au pied des retranchements, qu’elle essaya d’emporterde vive force ; mais, là, les soldats furent repoussés par unfeu plongeant qui les prenait en écharpe. Le général Fugière, quiconduisait l’attaque, reçut d’abord une balle à la tête ; lablessure étant légère, il continua de marcher et d’encourager sessoldats ; mais, un boulet lui ayant enlevé le bras, force luifut de s’arrêter !

L’adjudant général Lelong, qui venaitd’arriver avec le bataillon de la 75e, fit des effortsinouïs pour faire braver aux soldats cet ouragan de fer. Deux foisil les y conduit, et deux fois il est repoussé ; à latroisième, il s’élance, et, au moment où il vient de franchir lesretranchements, il tombe mort.

Depuis longtemps Roland, qui se tenait près deBonaparte, lui demandait un commandement quelconque, que celui-cihésitait à lui donner, lorsque le général en chef sent qu’on en estarrivé à ce moment où il faut faire un suprême effort.

Il se tourne vers lui.

– Allons, va ! dit-il.

– À moi la 32e brigade !crie Roland.

Et les braves de Saint-Jean-d’Acre accourent,conduits par leur chef de brigade d’Armagnac.

Au premier rang est le sous-lieutenant Faraud,guéri de sa blessure.

Pendant ce temps, une autre tentative avaitété faite par le chef de brigade Morange ; mais lui aussi futrepoussé, blessé, laissant une trentaine d’hommes sur les glacis etdans les fossés.

Les Turcs se croyaient vainqueurs. Emportéspar leur habitude de couper les têtes des morts, qu’on leur payaitcinquante paras la pièce, ils sortent en désordre de la redoute etse mettent à la sanglante besogne.

Roland les montre à ses soldats indignés.

– Tous nos hommes ne sont pas morts,s’écrièrent-ils, il y a des blessés parmi eux. Sauvons-les.

En même temps, à travers la fumée, Murat voitce qui se passe. Il s’élance sous le feu des canonniers, lefranchit, sépare avec sa cavalerie la redoute du village, tombe surles trancheurs de têtes qui accomplissent leur horrible opérationde l’autre côté de la redoute, tandis que Roland l’attaque defront, se jette au milieu des Turcs avec sa témérité accoutumée etfauche les sanglants moissonneurs.

Bonaparte voit les Turcs qui se troublent souscette double attaque, il fait avancer Lannes à la tête de deuxbataillons. Lannes, avec son impétuosité ordinaire, aborde laredoute par la face gauche et par la gorge.

Pressés ainsi de tous côtés, les Turcs veulentgagner le village d’Aboukir ; mais, entre le village et laredoute, ils trouvent Murat et sa cavalerie ; derrière eux,Roland et la 32e demi-brigade ; à leur droite,Lannes et ses deux bataillons.

Pour tout refuge, la mer !

Ils s’y jettent, tout affolés deterreur ; car ne faisant pas grâce à leurs prisonniers, ilsaiment encore mieux la mer, qui leur laisse la chance d’arriverjusqu’à leurs vaisseaux, que la mort reçue de la main de ceschrétiens qu’ils méprisent tant.

Arrivé à ce point de la bataille, on estmaître des deux mamelons par lesquels on a commencél’attaque ;

Du hameau où les débris des défenseurs desdeux mamelons se sont réfugiés ;

De la redoute qui vient de coûter la vie àtant de braves ;

Et l’on se trouve en face du camp et de laréserve turcs.

On tomba sur eux.

Rien ne pouvait plus arrêter nos soldatsenivrés du carnage qu’ils venaient de faire. Ils se jetèrent aumilieu des tentes, se ruèrent sur cette réserve.

Murat et sa cavalerie, comme un tourbillon,comme l’ouragan, comme le simoun, vint heurter la garde dupacha.

Ignorant du sort de la bataille, à ce bruit, àces cris, à ce tumulte, Mustapha monte à cheval, se met à la têtede ses icoglans, se précipite au-devant des nôtres, rencontreMurat, tire sur lui à bout portant et lui fait une légère blessure.D’un premier coup de sabre, Murat lui coupe deux doigts ; d’unsecond, il va lui fendre la tête : un Arabe se jette entre luiet le pacha, reçoit le coup, tombe mort. Mustapha tend soncimeterre. Murat l’envoie prisonnier à Bonaparte.

Voir le magnifique tableau de Gros !

Le reste de l’armée se retire dans le fortd’Aboukir, les autres sont tués ou noyés.

Jamais, depuis que deux armées ont pour lapremière fois marché l’une contre l’autre, on ne vit destruction sicomplète. À part deux cents janissaires et les cent hommesrenfermés dans le fort, il ne restait rien des dix-huit mille Turcsqui avaient débarqué.

À la fin de la bataille, Kébler arriva. Il sefit renseigner sur le résultat de la journée et demanda où étaitBonaparte.

Bonaparte, rêveur, était sur la pointe la plusavancée d’Aboukir. Il regardait le golfe où s’était engloutie notreflotte, c’est-à-dire son seul espoir de retour en France.

Kléber alla à lui, le prit à bras-le-corps,et, tandis que l’œil de Bonaparte restait vague et voilé :

– Général, lui dit-il, vous êtes grandcomme le monde !

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