Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 5Le jugement

Le prisonnier était un jeune homme devingt-deux à vingt-trois ans, ayant plutôt l’air d’une femme qued’un homme, tant il était blanc et mince. Il était nu-tête et enchemise, avec son pantalon et ses bottes seulement. Les compagnonsl’avaient pris dans son cachot, tel qu’il était, et enlevé sans luidonner un instant de réflexion.

Son premier sentiment avait été de croire à sadélivrance. Ces hommes qui descendaient dans son cachot, il n’yavait pas de doute, étaient des compagnons de Jéhu, c’est-à-diredes hommes appartenant à la même opinion et aux mêmes bandes quelui. Mais, quand il avait vu ceux-ci lui lier les mains, quand ilavait vu, à travers les masques, les éclairs que lançaient leursyeux, il avait compris qu’il était tombé dans des mains bienautrement terribles que celles des juges, entre les mains de ceuxqu’il avait dénoncés, et qu’il n’avait rien à espérer de complicesqu’il avait voulu perdre.

Pendant toute la route, il n’avait pas faitune question, et nul ne lui avait adressé la parole. Les premiersmots qu’il avait entendus sortir de la bouche de ses juges étaientceux qu’ils venaient de prononcer. Il était très pâle, mais nedonnait pas d’autre signe d’émotion que cette pâleur.

Sur l’ordre de Morgan, les faux moinestraversèrent le cloître. Le prisonnier marchait le premier entredeux compagnons, tenant chacun un pistolet à la main.

Le cloître traversé, on entra dans le jardin.Cette procession de douze moines, marchant silencieusement dans lesténèbres, avait quelque chose d’effrayant. Elle s’avança vers laporte de la citerne. Un de ceux qui marchaient près du prisonnierdérangea une pierre ; sous la pierre, il y avait unanneau ; à l’aide de cet anneau, il souleva la dalle quifermait l’entrée d’un escalier.

Le prisonnier eut un instant d’hésitation,tant l’entrée de ce souterrain ressemblait à celle d’un tombeau.Les deux moines qui marchaient à ses côtés descendirent lespremiers ; puis, dans une rainure de la pierre, ils prirentdeux torches qui étaient là, pour guider de leur lumière ceux quivoulaient s’engager sous ces sombres voûtes. Ils battirent lebriquet, allumèrent les torches et ne dirent que ce seulmot :

– Descendez !

Le prisonnier obéit.

Les moines disparurent jusqu’au dernier sousla voûte. On marcha ainsi trois ou quatre minutes, puis onrencontra une grille ; un des deux moines tira une clé de sapoche et ouvrit.

On se trouva dans le caveau des tombes.

Au fond du caveau s’ouvrait la porte d’uneancienne chapelle souterraine, dont les compagnons de Jéhu avaientfait leur salle de conseil. Une table couverte d’un drap noirs’élevait au milieu, douze stalles sculptées, où les chartreuxs’asseyaient pour chanter l’office des morts, attenaient à lamuraille de chaque côté de la chapelle. La table était chargée d’unencrier, de plusieurs plumes, d’un cahier de papier ; deuxtenons de fer sortaient de la muraille, comme des mains prêtes àrecevoir les torches. On les y enfonça.

Les douze moines se placèrent chacun dans unestalle. On fit asseoir le prisonnier sur un escabeau au bout d’unetable ; de l’autre côté de la table se tenait debout levoyageur, le seul qui ne portât pas une robe de moine, le seul quine fût pas masqué.

Morgan prit la parole :

– Monsieur Lucien de Fargas, dit-il,c’est bien par votre propre volonté, et sans y être contraint niforcé par personne que vous avez demandé à nos frères du Midi defaire partie de notre association et que vous êtes entré, après lesépreuves ordinaires, dans cette association sous le nomd’Hector ?

Le jeune homme inclina la tête en signed’adhésion.

– C’est de ma pleine et entière volonté,sans y être forcé, dit-il.

– Vous avez prêté les serments d’usage,et vous saviez, par conséquent, à quelle punition terribles’exposaient ceux-là qui y manquaient ?

– Je le savais, répondit leprisonnier.

– Vous saviez que tout compagnonrévélant, même au milieu des tortures, les noms de ses complices,encourait la peine de mort, et que cette peine était appliquée sanssursis ni retard, du moment que la preuve de son crime lui étaitfournie ?

– Je le savais.

– Qui a pu vous entraîner à manquer à vosserments ?

– L’impossibilité de résister à cettetorture qu’on appelle le manque de sommeil. J’ai résisté cinqnuits ; la sixième, je demandais la mort, c’était dormir. Onne voulut pas me la donner. Je cherchai tous les moyens de m’ôterla vie ; les précautions étaient si bien prises par mesgeôliers, que je n’en trouvai aucun. La septième nuit, jesuccombai !… Je promis de faire des révélations lelendemain ; j’espérais qu’on me laisserait dormir ; maisces révélations, on exigea que je les fisse à l’instant même. Cefut alors que désespéré, fou d’insomnie, soutenu par deux hommesqui m’empêchaient de dormir tout debout, je balbutiai les quatrenoms de M. de Valensolles, de M. de Barjols, deM. de Jayat et de M. de Ribier.

Un des moines tira de sa poche le dossier duprocès qu’il avait pris au greffe, il chercha la page de ladéclaration et la mit sous les yeux du prisonnier.

– C’est bien cela, dit celui-ci.

– Et votre signature, dit le moine, lareconnaissez-vous ?

– Je la reconnais, répondit le jeunehomme.

– Vous n’avez pas d’excuse à fairevaloir ? demanda le moine.

– Aucune, répliqua le prisonnier. Jesavais, en mettant mon nom au bas de cette page, que je signais monarrêt de mort ; mais je voulais dormir.

– Avez-vous quelque grâce à me demanderavant de mourir ?

– Une seule.

– Parlez.

– J’ai une sœur que j’aime et quim’adore. Orphelins tous deux, nous avons été élevés ensemble, nousavons grandi l’un auprès de l’autre, nous ne nous sommes jamaisquittés. Je voudrais écrire à ma sœur.

– Vous êtes libre de le faire ;seulement, vous écrirez au bas de votre lettre le post-scriptum quenous vous dicterons.

– Merci, dit le jeune homme.

Il se leva et salua.

– Voulez-vous me délier les mains,dit-il, afin que je puisse écrire ?

Ce désir fut exaucé. Morgan, qui lui avaitconstamment adressé la parole, poussa devant lui le papier, laplume et l’encre. Le jeune homme écrivit, d’une main assez ferme, àpeu près la valeur d’une page.

– J’ai fini, messieurs, dit-il.Voulez-vous me dicter le post-scriptum ?

Morgan s’approcha, posa un doigt sur lepapier, tandis que le prisonnier écrivait.

– Y êtes-vous ? demanda-t-il.

– Oui, répondit le jeune homme.

Je meurs pour avoir manqué à un sermentsacré. Par conséquent, je reconnais avoir mérité la mort. Si tuveux donner la sépulture à mon corps, mon corps sera déposé, cettenuit, sur la place de la Préfecture de Bourg. Le poignard que l’ontrouvera planté dans ma poitrine, indiquera que je ne meurs pasvictime d’un lâche assassinat, mais d’une juste vengeance.

Morgan tira alors de dessous sa robe unpoignard forgé, lame et poignée, d’un seul morceau de fer. Il avaitla forme d’une croix, pour que le condamné, à ses derniers moments,pût la baiser en l’absence d’un crucifix.

– Si vous le désirez, monsieur, luidit-il, nous vous accorderons cette faveur de vous laisser vousfrapper vous-même. Voici le poignard. Vous sentez-vous la mainassez sûre ?

Le jeune homme réfléchit un instant.

– Non, dit-il, je craindrais de memanquer.

– C’est bien, dit Morgan. Mettezl’adresse à la lettre de votre sœur.

Le jeune homme plia la lettre etécrivit :

À Mademoiselle Diana de Fargas, àNîmes.

– Maintenant, monsieur, lui dit Morgan,vous avez dix minutes pour faire votre prière.

L’ancien autel de la chapelle était encoredebout, quoique mutilé. Le condamné alla s’y agenouiller. Pendantce temps, on déchira une feuille de papier en douze morceaux, et,sur l’un de ces morceaux, on dessina un poignard. Les douzemorceaux furent mis dans le chapeau du messager qui était arrivétout juste pour assister à cet acte de vengeance. Puis, avant quele condamné eût achevé de prier, chacun des moines avait tiré unfragment de papier du chapeau. Celui auquel était échu l’office debourreau ne prononça pas une parole ; il se contenta deprendre le poignard déposé sur la table et d’en essayer la pointe àson doigt. Les dix minutes écoulées, le jeune homme se leva.

– Je suis prêt, dit-il.

Alors, sans hésitation, sans retard, muet etrigide, le moine à qui était échu l’office suprême marcha droit àlui et lui enfonça le poignard dans le côté gauche de la poitrine.On entendit un cri de douleur, puis la chute d’un corps sur lesdalles de la chapelle, mais tout était fini. Le condamné étaitmort. La lame du poignard lui avait traversé le cœur.

– Ainsi périsse, dit Morgan, toutcompagnon de notre association sainte qui manquera à sesserments !

– Ainsi soit-il ! répondirent enchœur tous les moines qui avaient assisté à l’exécution.

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