Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 14Le dernier bulletin

Pendant ce temps, Roland et les cinquantehommes qui étaient descendus dans la ville, et qui avaient faitleur jonction avec lui, après avoir eu l’espoir d’être soutenus,commençaient à craindre d’être abandonnés.

En effet, les cris de victoire qui avaientrépondu aux leurs s’éteignaient peu à peu ; puis la fusilladeet la canonnade allaient diminuant, et enfin, au bout d’une heure,avaient entièrement cessé.

À travers les autres bruits dont il étaitenvironné, Roland avait même cru entendre les clairons sonnant etles tambours battant la retraite.

Puis, comme nous l’avons dit, tous les bruitss’étaient éteints.

Alors, pareils à une marée qui de tous côtésmonte à la fois, de tous côtés sur la petite troupe s’était ruésAnglais, Turcs, mamelouks, Arnautes, Albanais, la garnison entière,huit mille hommes.

Alors, Roland avait fait former le carré à sapetite troupe, avait appuyé une de ses faces à la porte d’unemosquée, avait fait entrer cinquante de ses hommes dans la mosquée,convertie par lui en forteresse, et là, après avoir fait jurer àses hommes de se défendre jusqu’à la mort contre des ennemis dontil n’y avait pas de quartier à espérer, ils attendirent, labaïonnette en avant.

Comme toujours, les Turcs, pleins de confiancedans leur cavalerie, la lancèrent sur le carré avec une tellefurie, que, quoique le feu des Français eût abattu dans sa doublefusillade une soixantaine d’hommes et de chevaux, ceux qui venaientensuite montèrent par-dessus les cadavres d’hommes et de chevaux,comme ils eussent fait par-dessus une montagne, et vinrent seheurter aux baïonnettes encore fumantes.

Mais, là, force leur fut de s’arrêter.

Le second rang eut le temps de recharger et defaire, feu à bout portant.

Il fallut reculer ; mais comme ils nepouvaient pas repasser la montagne de morts et de blessés àreculons, ils s’échappèrent par la droite et par la gauche.

Deux effroyables fusillades les accompagnèrentdans leur fuite et les décimèrent.

Mais ils n’en revinrent que plus acharnés.

Alors, une lutte effroyable commença,véritable combat corps à corps, où les cavaliers turcs, affrontantla fusillade à bout portant, venaient, jusque sur les baïonnettesde nos soldats, décharger leurs pistolets.

D’autres, voyant que le reflet du soleil surles canons des fusils effrayait leurs chevaux, les faisaientmarcher à reculons, et, les forçant de se cabrer, se renversaientavec eux sur les baïonnettes.

Les blessés se traînaient à terre, et, commedes serpents se glissant sous le canon des fusils, coupaient lesjarrets de nos soldats.

Roland, armé d’un fusil double, selon sonhabitude dans ces sortes de combats, abattait un chef à chaque coupqu’il tirait.

Faraud, dans la mosquée, dirigeait le feu, etplus d’un bras qui levait déjà le sabre pour frapper, retombainerte, atteint d’une balle venant d’une fenêtre de la galerie duminaret.

Roland, voyant que le nombre de ses hommesdiminuait, et que, malgré le triple rang de cadavres qui faisait unrempart à sa petite troupe, il ne pouvait soutenir longtemps encoreune pareille lutte, fit ouvrir la porte de la mosquée, et, avec leplus grand calme et continuant de faire un feu meurtrier, y fitrentrer ses hommes et y rentra lui-même le dernier.

Alors, le feu commença par toutes lesouvertures de la mosquée ; mais les Turcs firent avancer unepièce de canon et la pointèrent vers la porte.

Roland, lui, se tenait près d’une fenêtre, etl’on vit tomber les uns après les autres les trois premiersartilleurs qui approchèrent la mèche de la lumière.

Alors, un cavalier passa à toute bride près ducanon, et, avant que l’on s’aperçût de son intention, il lâcha sonpistolet sur la lumière.

La pièce éclata, le cheval et le cavalierroulèrent à dix pas, mais la porte était brisée.

Seulement, par cette porte brisée, sortit unetelle fusillade, que trois fois les Turcs se présentèrent pourentrer dans la mosquée et trois fois ils furent repoussés.

Furieux, ils se rallient et reviennent unequatrième fois ; mais, cette fois, quelques coups de fusil àpeine répondent à leurs cris de mort.

Les munitions de la petite troupe sontépuisées.

Les grenadiers attendent l’ennemi labaïonnette en avant.

– Amis, crie Roland, rappelez-vous quevous avez juré de mourir plutôt que d’être les prisonniers deDjezzar le Boucher, qui a fait couper les têtes de noscompagnons.

– Nous le jurons ! crient d’uneseule voix les deux cents hommes de Roland.

– Vive la République ! ditRoland.

– Vive la République !répétèrent-ils tous après lui.

Et chacun s’apprête à mourir, mais à tuer enmourant.

En ce moment, un groupe d’officiers paraît àla porte ; à leur tête marche Sidney Smith. Tous ont l’épée aufourreau.

Smith lève son chapeau et fait signe qu’ilveut parler.

On fait silence.

– Messieurs, dit-il en excellentfrançais, vous êtes des braves, et il ne sera pas dit que, devantmoi, on massacre des hommes qui se sont conduits en héros.Rendez-vous : je vous assure la vie sauve.

– C’est trop ou pas assez, réponditRoland.

– Que voulez-vous donc ?

– Tuez-nous tous jusqu’au dernier ourenvoyez-nous tous.

– Vous êtes exigeants, messieurs, dit lecommodore, mais on ne peut rien refuser à des hommes comme vous.Seulement, vous me permettrez de vous donner une escorte anglaisejusqu’à la porte de la ville ; sans quoi, pas un de vous n’yarriverait vivant. Est-ce convenu ?

– Oui, milord, dit Roland, et nous nepouvons que vous remercier de votre courtoisie.

Sidney Smith laissa deux officiers anglaispour garder la porte, et, entrant dans la mosquée, vint tendre lamain à Roland.

Dix minutes après, l’escorte anglaise étaitarrivée.

Les soldats français, la baïonnette au bout dufusil, les officiers le sabre à la main, traversèrent, au milieudes imprécations des musulmans, des hurlements des femmes et descris des enfants, la rue qui conduisait au camp français.

Dix ou douze blessés, au nombre desquels étaitFaraud, étaient portés sur des civières improvisées avec desfusils. La déesse Raison marchait près du brancard dusous-lieutenant, un pistolet à la main.

Jusqu’à ce qu’ils fussent hors de la portéedes balles turques, Smith et les soldats anglais accompagnèrent lesgrenadiers, qui défilèrent devant le double rang de soldats rougesleur présentant les armes.

Bonaparte, nous l’avons dit, s’était retirédans sa tente. Il avait demandé Plutarque et lisait la biographied’Auguste ; et, pensant à Roland et à ses braves, qu’à cetteheure on égorgeait sans doute, il murmurait, comme Auguste après labataille de Teutberg : « Varus, rends-moi meslégions ! »

Cette fois, il n’avait à redemander seslégions à personne, il était son propre Varus.

Tout à coup, une grande rumeur se fit entendreet le chant de la Marseillaise arriva jusqu’à lui.

Qu’avaient-ils à se réjouir et à chanter, cessoldats, quand leur général pleurait de rage et dedouleur ?

Il bondit jusqu’à la porte de sa tente.

La première personne qu’il vit fut Roland, sonaide de camp Raimbaud et le sous-lieutenant Faraud, sur une jambecomme un héron ; l’autre avait été traversée d’une balle.

Le blessé s’appuyait sur l’épaule de la déesseRaison.

Derrière eux étaient les deux cents hommes queBonaparte croyait perdus.

– Ah ! par exemple, mon bon ami,dit-il en serrant les mains de Roland, j’avais déjà fait mon deuilde toi, car je te croyais flambé… Comment, diable, vous êtes voustirés de là ?

– Raimbaud vous racontera cela, ditRoland, de mauvaise humeur de devoir la vie à un Anglais. Moi, j’aitrop soif pour parler, je vais boire.

Et, prenant une gargoulette pleine d’eau quise trouvait sur la table, il la vida d’un seul trait, tandis queBonaparte allait au-devant du groupe des soldats, qu’il voyait avecd’autant plus de plaisir qu’il avait cru ne plus les revoir.

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