Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 35Adieu, France !

Cinq heures s’écoulèrent avant que le bâtimentmît à la voile ; il appareilla enfin, et, après une heure demarche, mouilla dans la grande rade.

Il était à peu près minuit.

Un grand mouvement se fit alors entendre surle pont ; au milieu des menaces multipliées qui avaientaccueilli les déportés en arrivant à Rochefort, les cris « Àl’eau ! » et « Boire à la grande tasse »,arrivaient distinctement jusqu’à eux. Aucun ne s’était communiquésa pensée secrète, mais tous s’attendaient à trouver la fin deleurs tortures dans le lit de la Charente. Sans doute que lebâtiment qui les contenait, ou celui à bord duquel ils allaientêtre transportés, était un de ces bâtiments à soupape, ingénieuseinvention de Néron pour se débarrasser de sa mère, et de Carrierpour noyer les royalistes.

Le commandement de mettre deux chaloupes à lamer est fait ; un officier ordonne à haute voix que chacun setienne à son poste ; puis, après un moment de silence, lesnoms de Pichegru et d’Aubry sont prononcés.

Ils prennent congé de leurs compagnons en lesembrassant, et montent sur le pont.

Un quart d’heure se passe.

Tout à coup les noms de Barthélemy et deDelarue retentissent.

Sans doute, on en a fini avec les deuxpremiers et le tour des deux autres arrive. Ils embrassent leurscompagnons comme ont fait Aubry et Pichegru, et montent sur lepont, d’où ils passent dans un petit canot où on les fait asseoircôte à côte sur un banc. Un matelot se place sur un autre bancvis-à-vis ; la voile est déployée, ils partent comme untrait.

À chaque instant, les deux déportés sondent dupied le canot, croyant voir la soupape, par où sont probablementpassés leurs compagnons, s’ouvrir et les engloutir à leur tour.

Mais, cette fois, leurs craintes étaientvaines : on les transportait du brigantin Le Brillantsur la corvette La Vaillante, où leurs deux compagnons lesavaient précédés et où les douze autres devaient les suivre.

Ils y furent reçus par le capitaine Julien,sur la figure duquel ils essayèrent d’abord de lire le sort qui lesattendait.

La figure affectait d’être sévère ; mais,lorsque le capitaine se vit seul avec eux :

– Messieurs, leur dit-il, on voit quevous avez beaucoup souffert ; mais prenez patience : touten exécutant les ordres du Directoire, je ne négligerai rien de cequi pourra adoucir votre sort.

Par malheur pour eux, Guillet les avaitsuivis ; il entendit ces derniers mots. Une heure après, lecapitaine Julien était remplacé par le capitaine Laporte.

Chose bizarre ! La Vaillante,corvette de vingt-deux pièces de canon, que montaient les déportés,venait d’être construite tout récemment à Bayonne, et Villot, quiétait commandant général de la contrée, avait été choisi pour êtreson parrain. C’était lui qui l’avait nommée La Vaillante.On fit descendre les déportés dans l’entrepont, et comme on nesongeait pas à leur donner à manger :

– Veut-on décidément nous laisser mourirde faim ? demanda Dessonville, celui d’entre les déportés quisouffrait le plus cruellement du manque de nourriture.

– Non, non, messieurs, dit en riant unofficier de la corvette nommé Des Poyes ; soyez tranquilles,on va vous servir à souper.

– Donnez-nous seulement quelques fruits,dit Barbé-Marbois mourant, quelque chose qui rafraîchisse labouche.

Un nouvel éclat de rire accueillit cettedemande, et, de dessus le pont, on jeta aux malheureux affamés deuxpains de munition.

« Souper exquis ! s’écria Ramel,pour de pauvres diables qui n’avaient pas mangé depuis quaranteheures, souper que nous avons bien souvent regretté, car ce fut ladernière fois qu’on nous donna du pain. »

Dix minutes après, on distribuait des hamacs àdouze des condamnés ; mais Pichegru, mais Villot, mais Ramel,mais Dessonville, n’en recevaient point.

– Et nous, demanda Pichegru, sur quoiallons-nous coucher ?

– Venez, répondit la voix du nouveaucapitaine, on va vous le dire.

Pichegru et les trois déportés qui n’avaientpas reçu de hamac se rendirent à l’ordre qui leur était donné.

– Faites descendre ces messieurs dans laFosse-aux-Lions, dit le capitaine Laporte, c’est le logement quileur est destiné.

Chacun sait ce que c’est que laFosse-aux-Lions, c’est le cachot où l’on met le matelot condamné audernier supplice.

Aussi, les déportés de l’entrepont, enentendant cet ordre, poussèrent-ils des cris de colère.

– Point de séparation !s’écrièrent-ils ; mettez-nous avec ces messieurs dans cethorrible cachot, ou laissez-les avec nous.

Barthélemy et son fidèle Letellier, ce bravedomestique qui, quelque observation qui lui eût été faite, n’avaitpas voulu quitter son maître, Barthélemy et Letellier s’élancèrentsur le pont, et, voyant leurs quatre compagnons entraînés par dessoldats vers l’écoutille qui conduit à la Fosse-aux-Lions, ils selaissèrent glisser par l’échelle plutôt qu’ils ne la descendirent,et se trouvèrent à fond de cale avant eux.

– Ici ! cria le capitaine du haut del’écoutille, ou je vous fais remonter à coups de baïonnette.

Mais eux se couchèrent.

– Il n’y a ni premier ni dernier entrenous, dirent-ils ; nous sommes tous coupables, ou tousinnocents.

» Que l’on nous traite donc tous de lamême manière.

Les soldats s’avancèrent sur eux, labaïonnette en avant ; mais eux ne bougèrent point, et ilfallut les instances de Pichegru et de ses trois amis pour lesfaire remonter sur le pont.

Ils restèrent donc tous quatre dans les plusépaisses ténèbres, dans cet horrible cachot infecté par lesexhalaisons de la cale et par celles des câbles, n’ayant ni hamacni couverture, ne pouvant demeurer debout, le plafond du cachotétant trop bas.

Les douze autres, resserrés dans l’entrepont,n’étaient guère mieux, car on ferma sur eux les écoutilles, et,comme leurs camarades de la Fosse-aux-Lions, ils furent privésd’air et de mouvement.

Vers quatre heures du matin, le capitainedonna l’ordre de mettre à la voile, et, au milieu des cris del’équipage, du grincement des agrès, du mugissement des vagues sebrisant contre l’avant de la corvette, on entendit, comme unsanglot déchirant sortir des flancs du vaisseau, ce derniercri :

– Adieu, France !

Et, comme un écho des entrailles de la cale,ce même cri répété, mais à peine intelligible à cause desprofondeurs du bâtiment :

– France, adieu !

Peut-être s’étonnera-t-on que nous ayons sifort appuyé sur ce douloureux récit, qui deviendrait bien autrementdouloureux encore, si nous suivions les malheureux déportés pendantleur traversée de quarante-cinq jours. Mais le lecteur n’auraitprobablement pas le courage que nous a inspiré ce besoin, non pasde réhabiliter, mais d’attirer la pitié des générations qui suiventsur les hommes qui se sont sacrifiés pour elles.

Il nous a paru que ce mot païen del’antiquité : « Malheur aux vaincus ! » étaitune cruauté dans tous les temps et une impiété dans les Tempsmodernes ; aussi, je ne sais par quel entraînement de mon cœurc’est toujours vers les vaincus que je me tourne, et toujours à euxque je vais.

Ceux qui m’ont lu savent que c’est avec unesympathie égale et avec une impartialité pareille que j’ai racontéla passion de Jeanne d’Arc à Rouen, la légende de Marie Stuart àFotheringay, que j’ai suivi Charles Ier sur la place deWhitehall et Marie-Antoinette sur la place de la Révolution.

Mais ce que j’ai remarqué avec regret chez leshistoriens, c’est qu’ils se sont étonnés, commeM. de Chateaubriand, de la quantité de larmes quecontenait l’œil des rois, sans étudier aussi religieusement lasomme de douleurs que pouvait supporter sans mourir cette pauvremachine humaine quand elle est soutenue par la conviction de soninnocence et de son droit, appartînt-elle aux classes moyennes etmême inférieures de la société.

Tels étaient ces hommes, dont nous venonsd’essayer de peindre l’agonie, pour lesquels nous ne trouvons pasun regret chez les historiens, et qui, par l’habile combinaisonqu’ont eue leurs persécuteurs de mêler avec eux des hommes commeCollot-d’Herbois et comme Billaud-Varennes, après avoir étédépouillés de la sympathie de leurs contemporains, ont étédéshérités de la pitié de l’avenir.

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