Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 14Ce qui causait la mauvaise humeur du citoyen général Bonaparte

Bonaparte rentra au Palais Serbelloni.

Il était, en effet, de mauvaise humeur.

À peine au commencement de sa carrière, àpeine à l’aurore de son immense renommée, la calomnie s’acharnaitdéjà après lui pour lui ôter le mérite de victoires inouïes, quel’on ne pouvait comparer qu’à celles d’Alexandre, d’Annibal ou deCésar. On disait que c’était Carnot qui faisait ses plans debataille, et que son prétendu génie militaire suivait pied à piedles instructions écrites du Directoire. On disait que, quant àl’administration, à laquelle il n’entendait rien, c’était Berthier,son chef d’état-major, qui faisait tout.

Il voyait la lutte qui s’engageait, à Paris,contre les partisans de la royauté, représentés, aujourd’hui par leclub de Clichy, comme il avait été représenté deux ans auparavantpar la section Le Peletier.

La correspondance particulière de Bonaparteavec ses deux frères le pressait de prendre un parti entre lesdirecteurs, qui symbolisaient encore une république – biendétournée de son point de départ et de son but, c’est vrai, mais leseul drapeau cependant autour duquel pussent se rallier lesrépublicains – et les royalistes, c’est-à-dire laContre-Révolution.

Il y avait dans la majorité des deux conseilsune malveillance évidente contre lui. Les meneurs du partiblessaient sans cesse son amour-propre par leurs discours et leursécrits. Ils dénigraient sa gloire, ils dépréciaient les mérites decette admirable armée avec laquelle il avait battu cinq armées.

Il avait essayé d’entrer dans les affairesciviles, il avait ambitionné d’être un des cinq directeurs etd’entrer à la place de celui qui sortait.

S’il eût réussi dans cette entreprise, ilétait convaincu qu’il serait bientôt seul, mais on lui avaitobjecté ses vingt-huit ans, et pour être directeur, il eût fallu aumoins qu’il en eût trente. Il se retira, n’osant demander unedispense d’âge et violer cette Constitution pour le soutien delaquelle il avait fait le 13 vendémiaire.

Les directeurs, d’ailleurs, étaient bien loinde désirer de l’avoir pour collègue. Les membres de ce corps nedissimulaient pas la jalousie que leur inspirait le génie deBonaparte, et ils témoignaient hautement qu’ils étaient blessés dela hauteur du ton et de l’affectation d’indépendance dugénéral.

Lui était attristé de ce qu’on le représentâtcomme un démagogue fougueux et de ce qu’on le désignât sous le nomde l’homme du 13 vendémiaire, tandis que, le 13 vendémiaire, iln’avait été que l’homme de la Révolution, c’est-à-dire des intérêtspopulaires.

Enfin, il était fatigué de la qualification desavante, donnée à la manière dont Moreau faisait la guerre.

Son instinct, au surplus, le portait, sinonvers la Révolution, du moins contre les royalistes. Il voyait doncavec plaisir l’esprit républicain de l’armée et l’encourageait. Sespremiers succès devant Toulon, il les avait remportés sur lesroyalistes ; c’était sur des royalistes qu’il avait remportéla victoire de vendémiaire. Qu’est-ce que c’était que ces cinqarmées qu’il venait de battre ? Des armées soutenant la causedes Bourbons, c’est-à-dire des armées royalistes.

Mais surtout, à cette heure où il pouvaitflotter entre le rôle plein de sécurité de Monk ou le rôlehasardeux de César, ce qui lui faisait porter haut le drapeaurépublicain, ce qui l’empêchait d’écouter toute proposition qui pûtlui être faite, c’était le pressentiment intime de sa grandeur àvenir : C’était surtout cet orgueil, qu’il partageait avecCésar, d’être plutôt le premier dans un village que le second àRome.

En effet, si haut qu’un roi l’élevât, fût-ceau rang de connétable, qui lui était offert, ce roi restaittoujours au-dessus de lui, et faisait ombre à son front ;montant à l’aide d’un roi, il n’était jamais qu’un parvenu ;montant seul et de ses propres forces, il ne parvenait pas, ilarrivait.

Sous la République, au contraire, sa têtedépassait déjà toutes les têtes, et il ne pouvait que grandirencore et toujours. Peut-être son regard, si perçant qu’il fût,n’atteignait-il point encore les horizons que lui révélal’Empire ; mais il prévoyait dans une république, une audaced’action, une immensité d’entreprises qui convenait à l’audace deson génie et à l’immensité de son ambition.

Comme il arrive chez les hommes prédestinés etqui parfois font des choses impossibles, non point parce qu’ilsétaient élus pour les faire, mais parce qu’on leur a prophétiséqu’ils les feraient, et que, dès lors, ils se regardent comme lesprivilégiés de la Providence, le moindre fait, présenté sous uncertain jour, déterminait parfois une grande résolution chezBonaparte. Le duel auquel il venait d’assister, cette querelle desoldats à propos du mot monsieur et du mot citoyen, lui avait remissous les yeux toute la question qui à cette heure agitait laFrance. Faraud, en lui nommant son général Augereau et en lemontrant – chose que Bonaparte savait déjà de longue main – en lemontrant comme un partisan inflexible de la démocratie, lui avaitdésigné l’agent qu’il cherchait pour le seconder dans ses planssecrets.

Plus d’une fois, cette extrémité s’étaitprésentée aux yeux de Bonaparte, d’une révolution parisienne quirenverserait le Directoire ou qui l’opprimerait, comme jadis avaitété opprimée la Convention, et qui amènerait la Contre-Révolution,c’est-à-dire la victoire des royalistes et l’avènement de quelqueprince de la famille de Bourbon. Alors, Bonaparte étaitparfaitement décidé à repasser les Alpes avec vingt-cinq millehommes et à marcher par Lyon sur Paris. Carnot avait sans doute deses larges narines éventé ses desseins, car il lui écrivait :« On vous prête mille projets plus absurdes les uns que lesautres. On ne peut croire qu’un homme qui a fait de si grandeschoses puisse vivre en simple citoyen. »

De son côté, le Directoire écrivait àBonaparte :

Nous avons vu, citoyen général, avec uneextrême satisfaction les témoignages d’attachement que vous necessez de donner à la cause de la liberté et à la Constitution del’an III. Vous pouvez compter sur la plus entière réciprocité denotre part. Nous acceptons avec plaisir toutes les offres que vousnous avez faites de venir au premier appel au secours de laRépublique. Elles sont une seconde preuve de votre sincère amourpour la patrie. Vous ne devez pas douter que nous n’en ferons usageque pour sa tranquillité, son bonheur et sa gloire.

Cette lettre était de l’écriture deLarevellière-Lépeaux et signée : « Barras, Rewbell etLarevellière. » Les deux autres, Carnot et Barthélemy, ou n’enavaient point eu connaissance, ou avaient refusé de la signer.

Mais le hasard faisait que Bonaparte étaitmieux renseigné sur la situation des directeurs que les directeurseux-mêmes. Le hasard avait fait qu’un certain comte Delaunayd’Entraigues, agent royaliste, bien connu dans la révolutionfrançaise, se trouvait à Venise lorsque cette ville fut bloquée parles Français. On le regardait alors comme l’âme et l’agent tout àla fois des machinations qui se tramaient contre la France etsurtout contre l’armée d’Italie. C’était un homme d’un coup d’œilcertain ; il jugea le péril de la République de Venise etvoulut s’évader. Mais les troupes françaises occupaient la terreferme, il fut pris avec tous ses papiers. Amené comme émigré àBonaparte, Bonaparte le traita avec son indulgence habituelle pourles émigrés. Il lui fit rendre ses papiers, moins trois pièces, etsur sa parole, lui donna la ville de Milan pour prison.

Un beau matin, on apprit que le comte Delaunayd’Entraigues, abusant de la confiance que lui avait montrée legénéral en chef, avait quitté Milan et s’était enfui en Suisse.

Mais une des trois pièces qu’il avait laisséesentre les mains de Bonaparte avait, dans les circonstancesactuelles, la plus haute importance. C’était un récit parfaitementexact de ce qui s’était passé entre Fauche-Borel et Pichegru, à lasuite de cette première entrevue que nous avons racontée, et quiavait eu lieu à Dawendorf, lorsque Fauche-Borel s’était présenté àPichegru sous le nom et sous la qualité du citoyen Fenouillot,commis voyageur en vins de Champagne.

C’était le fameux comte de Montgaillard, dontnous avons, je crois, déjà dit quelques mots, qui avait été chargéde continuer les tentatives du prince de Condé sur Pichegru ;et cette note, retenue par Bonaparte, écrite parM. d’Entraigues, sous la dictée du comte de Montgaillardlui-même, contenait la série des offres qui avaient été faites parle prince de Condé au général en chef de l’armée du Rhin.

M. le prince de Condé, muni de tous lespouvoirs de Louis XVIII, excepté de celui d’accorder des cordonsbleus, avait offert à Pichegru, s’il voulait livrer la ville deHuningue et rentrer en France à la tête des Autrichiens et desémigrés, de le créer maréchal de France et gouverneur de l’Alsace.Il lui donnait :

1° le cordon rouge ;

2° le château de Chambord avec son parcet douze pièces de canon, enlevées aux Autrichiens ;

3° un million en argentcomptant ;

4° deux cent mille livres de rente, dontcent mille, au cas où il se marierait, réversibles sur la tête desa femme, et cinquante mille sur celle de ses enfants, jusqu’àl’extinction de sa race ;

5° un hôtel à Paris ;

6° enfin, la ville d’Arbois, patrie dugénéral Pichegru, porterait le nom de Pichegru et serait exempte detout impôt pendant vingt-cinq ans.

Pichegru avait refusé net de livrerHuningue.

– Je ne serai jamais d’un complot,avait-il dit. Je ne veux pas être le troisième volume de La Fayetteet de Dumouriez. Mes moyens sont aussi sûrs que vastes ; ilsont leurs racines, non seulement dans mon armée, mais à Paris, maisdans les départements et dans les généraux, mes collègues, quipensent comme moi. Je ne demande rien pour moi. Quand j’aurairéussi, on me fera ma part, je ne suis pas ambitieux. On peut, surce point, être tranquille d’avance. Mais, pour que mes soldatscrient : « Vive le roi ! » il leur faut àchacun un verre plein dans la main droite et un écu de six livresdans la main gauche. Je passerai le Rhin, je rentrerai en Franceavec le drapeau blanc, je marcherai sur Paris et je renverserai, auprofit de Sa Majesté Louis XVIII, le gouvernement, quel qu’il soit,à l’époque où je rentrerai à Paris. Mais il faut que mes soldatsreçoivent leur paie tous les jours, jusqu’à ma cinquième marche aumoins sur le territoire français. Ils me feront crédit dureste.

La négociation avait manqué par l’entêtementde Condé, qui voulut que Pichegru proclamât le roi de l’autre côtédu Rhin et lui remît la ville de Huningue.

Quoique possesseur de ce précieux document,Bonaparte avait refusé de s’en servir ; il lui en coûtaitd’accuser de trahison un général de la renommée de Pichegru, dontil estimait le talent militaire et qui avait été son professeur àl’école de Brienne.

Mais il n’en calculait pas moins ce quepouvait faire Pichegru, membre du Conseil des Anciens, quand, lematin même, au moment de faire une reconnaissance militaire auxenvirons de Milan, une lettre lui était arrivée de son frèreJoseph, lui annonçant que Pichegru avait été non seulement nommémembre du Conseil des Cinq-Cents, mais encore élu son présidentpresque à l’unanimité.

Il avait donc une arme double : sanouvelle influence civile et son ancienne popularité parmi sessoldats.

De là venait la rapide décision que Bonaparteavait prise d’envoyer un messager à Augereau, en lui faisant direqu’il l’attendait.

Le duel dont il avait été témoin et la causequi l’avait amené avaient aussi pesé de tout leur poids dans labalance de sa volonté. Seulement, les deux adversaires étaient loinde se douter qu’ils venaient de contribuer puissamment à faired’Augereau un maréchal de France, de Murat un roi, et de Bonaparteun empereur.

Et, en effet, rien de tout cela n’arrivait sile 18 fructidor n’avait, comme le 13 vendémiaire, anéanti lesprojets des royalistes.

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