Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 17La migraine de Mlle de Saint-Amour

Chacun des directeurs s’était logé auLuxembourg selon ses mœurs et son goût plutôt que selon sesbesoins.

Barras, l’homme de l’initiative et du faste,le grand seigneur, le nabab indien, avait pris toute l’aile quiforme aujourd’hui la galerie de tableaux et ses dépendances.

Rewbell et Larevellière-Lépeaux s’étaientpartagé l’autre aile.

Carnot avait pris pour lui et son frère unepartie du rez-de-chaussée, dans laquelle il s’était taillé unimmense cabinet pour lui et ses cartes.

Barthélémy, arrivé le dernier, mal reçu de sesconfrères parce qu’il représentait la Contre-Révolution, avait prisce qu’il avait trouvé.

Le soir même où avait eu lieu cette orageuseséance du Club de Clichy, Barras rentrait chez lui d’assez médiocrehumeur. Il n’avait convoqué personne, comptant passer sa soiréechez Mlle Aurélie de Saint-Amour, qui, à sonmessage daté de deux heures, avait répondu une lettre charmante,lui disant que, comme toujours, elle serait heureuse de levoir.

Mais voilà que, lorsque à neuf heures, ils’était présenté chez elle, Mlle Suzette étaitvenue lui ouvrir sur la pointe du pied, lui recommandant de la mainet de la voix le silence, et lui annonçant que sa maîtresse étaitprise d’une de ces migraines à laquelle la Faculté, si puissantesoit-elle, n’a pas encore trouvé de remède, attendu qu’elle est,non pas dans la constitution, mais dans la volonté du malade.

Le directeur avait suivi Suzette, marchantavec les mêmes précautions que s’il eût eu un bandeau sur les yeux,et qu’il eût joué à colin-maillard. Barras avait, en passant, jetéun regard de défiance sur le cabinet de toilette strictement ferméet avait été introduit dans la chambre à coucher que nousconnaissons, et qui n’était éclairée que par une lampe d’albâtresuspendue au plafond et dans laquelle brûlait une huileparfumée.

Il n’y avait rien à dire,Mlle Aurélie de Saint-Amour était couchée dans sonlit de bois de rose aux incrustations de porcelaine de Sèvres. Elleavait sa coiffe de dentelle des grands jours de maladie et la voixplaintive de la femme qui fait un effort pour parler.

– Ah ! mon cher général, dit-elle,comme vous êtes bon d’être venu, et comme j’avais besoin de vousvoir !

– N’était-ce point une chose convenue,répondit Barras, que je viendrais passer la soirée avecvous ?

– Oui ; aussi, quoique en proie àcette odieuse migraine, ne vous ai-je rien fait dire, tant j’avaisle désir de vous voir. C’est lorsqu’on souffre surtout que l’onapprécie la présence des gens qu’on aime.

Elle sortit languissamment une main tiède ethumide de ses draps, et la tendit à Barras, qui la baisa galammentet s’assit sur le pied du lit.

La douleur arracha une plainte à lamalade.

– Ah çà ! dit Barras, mais c’estdonc sérieux, cette migraine ?

– Oui et non, répondit Aurélie ;avec un peu de repos, cela se passera… Ah ! si je pouvaisdormir !

Ces mots furent accompagnés d’un soupir que ledieu du sommeil lui-même eût envié à la belle courtisane.

Il est probable que, huit jours après sasortie du paradis terrestre, Ève joua pour Adam cette comédie de lamigraine qui dure depuis six mille ans et qui a toujours le mêmesuccès. Les hommes s’en moquent, les femmes en rient, et cependant,l’occasion s’offrant, la migraine vient au secours de qui l’appelleet réussit toujours à éloigner qui vient mal à propos.

Barras resta dix minutes assis près de labelle malade, juste ce qu’il fallut convenablement à celle-ci pourfermer un œil, moitié triste et moitié souriant, et pour laisseréchapper de sa poitrine ce souffle doux et régulier qui indique quel’âme veille peut-être encore, mais que le corps vient des’embarquer sur le calme océan du sommeil.

Barras déposa doucement sur le couvre-pieds dedentelles la main qu’il avait conservée dans les siennes, posa surle front blanc de la dormeuse un baiser paternel et chargea Suzettede prévenir sa maîtresse que ses grandes occupationsl’empêcheraient peut-être de venir de trois ou quatre jours.

Puis il sortit de la chambre sur la pointe dupied, comme il y était entré, repassa près du cabinet, dont il eutbien l’envie d’enfoncer un carreau avec le coude, car quelque choselui disait que là était la cause de la migraine de la belle Auréliede Saint-Amour.

Suzette l’avait minutieusement suivi jusqu’auseuil de la porte, et avait prudemment derrière lui refermé laporte à double tour.

À sa rentrée au Luxembourg, son valet dechambre lui annonça qu’une dame l’attendait.

Barras fit sa question habituelle.

– Jeune ou vieille ?

– Elle doit être jeune, monsieur,répondit le valet de chambre ; mais je n’ai pas pu voir sonvisage à cause de son voile.

– Quelle mise ?

– La mise d’une femme comme il faut,toute de satin noir, et l’air d’une veuve.

– Vous l’avez fait entrer ?

– Dans le boudoir rose. Si monseigneurn’eût pas voulu la recevoir, rien n’était plus facile que de lafaire sortir sans qu’elle traversât le cabinet. Monseigneur veut-illa recevoir ou passera-t-il au boudoir rose ?

– C’est bien, dit Barras. J’y vais.

Puis, se rappelant aussitôt qu’il pouvaitavoir affaire à une femme du monde, et qu’il fallait respecter lesconvenances, même au Luxembourg :

– Annoncez-moi, dit-il au valet dechambre.

Le valet de chambre marcha le premier, ouvritla porte du boudoir et annonça :

– Le citoyen directeur généralBarras.

Il se retira aussitôt pour faire place à celuiqu’il avait annoncé.

Barras entra avec ce grand air qu’il tenait dumonde aristocratique auquel il avait appartenu, et auquel, malgrétrois années de révolution et deux années de Directoire, ilappartenait encore.

Dans un des angles du boudoir occupé par uncanapé, dont la forme s’emboîtait dans celle de la chambre, setenait debout, toute vêtue de noir, comme l’avait dit le valet dechambre, une femme qu’à son attitude, Barras comprit, à la premièrevue, n’être point une chercheuse de bonnes fortunes.

Aussi, posant son chapeau sur une table, ils’avança vers elle en lui disant :

– Vous avez désiré me voir, madame, mevoilà.

La jeune femme, avec un geste superbe, levason voile et découvrit un visage d’une remarquable beauté.

La beauté est la plus puissante de toutes lesfées, et la plus savante de toutes les introductrices.

Barras s’arrêta un instant, debout et commeébloui.

– Ah ! madame, dit-il, que je suisheureux, lorsque je devais rester dehors une partie de la nuit,qu’une circonstance fortuite me ramène au Palais du Luxembourg, oùm’attendait une pareille fortune. Donnez-vous donc la peine de vousasseoir, madame, et dites-moi à quelles circonstances je dois lebonheur de votre visite.

Et il fit un mouvement pour lui prendre lamain et la ramener sur le canapé, duquel elle s’était levée enl’entendant annoncer.

Mais elle, gardant ses mains ensevelies sousles plis de son long voile :

– Pardon, monsieur ! dit-elle ;je resterai debout, comme il convient à une suppliante.

– Suppliante !… vous, madame !…Une femme, comme vous ne supplie pas, elle ordonne… ou, tout aumoins, elle réclame.

– Eh bien ! monsieur, c’est cela. Aunom de la ville qui nous a donné naissance à tous les deux ;au nom de mon père, ami du vôtre ; au nom de l’humanitéoutragée, au nom de la justice méconnue, je viens réclamervengeance !

– Le mot est bien dur, répondit Barras,pour sortir d’une si jeune et si belle bouche.

– Monsieur, je suis fille du comte deFargas, qui a été assassiné à Avignon par les républicains, et sœurdu vicomte de Fargas, qui vient d’être assassiné à Bourg-en-Bressepar les compagnons de Jéhu.

– Encore eux ! murmura Barras.Êtes-vous sûre, mademoiselle ?

La jeune fille étendit la main et présenta àBarras un poignard et un papier.

– Qu’est-ce que cela ? demandaBarras.

– Cela, c’est la preuve de ce que jeviens de vous dire, monsieur ; le corps de mon frère a ététrouvé, il y a trois jours, sur la place de la Préfecture à Bourg,avec ce poignard dans le cœur et ce papier au manche dupoignard.

Barras commença par examiner curieusementl’arme.

Elle était forgée d’un seul morceau de ferayant la forme d’une croix, telle qu’on décrit les ancienspoignards de la Sainte-Vehme. La seule chose qui l’en distinguâtest que celui-ci portait gravés sur sa lame ces trois mots :« Compagnons de Jéhu. »

– Mais, dit Barras, ce poignard seul neserait qu’une présomption. Il peut avoir été dérobé ou forgé exprèspour dérouter les recherches de la justice.

– Oui, dit la jeune femme ; maisvoici ce qui doit remettre la justice sur le bon chemin. Lisez cepost-scriptum, écrit de la main de mon frère, signé de monfrère.

Barras lut :

Je meurs pour avoir manqué à un sermentsacré. Par conséquent, je reconnais avoir mérité la mort. Si tuveux donner la sépulture à mon corps, mon corps sera déposé, cettenuit, sur la place de la Préfecture de Bourg. Le poignard quel’on trouvera planté dans ma poitrine indiquera que je nemeurs pas victime d’un lâche assassinat, mais d’une justevengeance.

Vicomte de Fargas.

– Et c’est à vous que ce post-scriptumest adressé, mademoiselle ? demanda Barras.

– Oui, monsieur.

– Est-il bien de la main de monsieurvotre frère ?

– Il est de sa main.

– Que veut-il dire en écrivant« qu’il ne meurt pas victime d’un lâche assassinat, mais d’unejuste vengeance », alors ?

– Compagnon de Jéhu, lui-même, mon frère,arrêté, a manqué à son serment en nommant ses complices. C’est moi,ajouta la jeune fille avec un rire étrange, c’est moi qui eusse dûentrer dans l’association à sa place.

– Attendez donc, dit Barras, je doisavoir dans mes papiers un rapport qui a trait à cela.

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