Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 7Ce qui fut l’objet, pendant plus de trois mois, des conversationsde la petite ville de Nantua

À la première question de maître RenéServet :

– Que se passe-t-il donc, s’il vousplaît, compère Bidoux, à la prison ?

Celui auquel il s’adressaitrépondit :

– Des choses extraordinaires, monsieurServet, et qui ne se sont jamais vues ! On a trouvé ce matin,en la relevant, la sentinelle dans sa guérite, bâillonnée etficelée comme un saucisson ; et, dans ce moment-ci, il paraîtqu’on vient de trouver le père Rossignol et son geôlier enfermésdans un cachot. Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu ? dansquel temps vivons-nous ?

Sous la forme grotesque dont l’enveloppaitl’interlocuteur de maître René Servet, Diana avait reconnu lavérité. Il était clair, pour tout esprit intelligent, que, dumoment que le concierge et le geôlier étaient dans les cachots, lesprisonniers devaient être dehors.

Diana quitta le bras de maître René, s’élançavers la prison, perça la foule et pénétra jusqu’à la porte.

Là, elle entendit dire :

– Le prisonnier s’est évadé !

En même temps apparaissaient dans la geôle lepère Rossignol et le guichetier, tirés de leur cachot par leserrurier d’abord, qui leur en avait ouvert la porte, puis ensuitepar le maire et le commissaire de police.

– On ne passe pas ! dit le sergentde pompiers à Diana.

– Cette consigne, donnée pour tout lemonde, n’est pas donnée pour moi, répondit Diana. Je suis la sœurdu prisonnier qui s’est évadé.

Cette raison n’était peut-être pas bienconcluante en matière de justice, mais elle portait avec elle cettelogique du cœur à laquelle l’homme résiste si difficilement.

– En ce cas, c’est autre chose, dit lesergent de pompiers en levant son sabre. Passez, mademoiselle.

Et Diana passa, au grand ébahissement de lafoule, qui voyait commencer une nouvelle péripétie du drame, et quimurmurait tout bas :

– C’est la sœur du prisonnier.

Or, tout le monde savait à Nantua ce quec’était que le prisonnier, et pour quelle cause il étaitdétenu.

Le père Rossignol et son guichetier étaientd’abord dans un tel état de prostration et de terreur, que ni lemaire ni le commissaire de police n’en pouvaient tirer une parole.Par bonheur, ce dernier eut l’idée de leur faire boire à chacun unverre de vin, ce qui donna au père Rossignol la force de raconterque six hommes masqués s’étaient introduits de force dans saprison, l’avaient forcé de descendre au cachot, lui et son geôlierRigobert, et qu’après s’être emparés du prisonnier qu’on avaitamené deux jours auparavant, ils les avaient enfermés tous les deuxà sa place. Depuis ce temps-là ils ignoraient ce qui s’étaitpassé.

C’était tout ce que voulait savoirmomentanément Diana, qui, convaincue que son frère avait été enlevépar les compagnons de Jéhu, d’après cette désignation d’hommesmasqués qu’avait donnée le père Rossignol sur les envahisseurs dela prison, s’élança hors de la geôle. Mais, là, elle fut entouréepar toute la population, qui, ayant entendu dire qu’elle était lasœur du prisonnier, voulait apprendre d’elle quelques détails sursa fuite.

Diana dit en deux mots tout ce qu’elle ensavait elle-même, rejoignit à grand-peine maître René Servet, etelle allait lui donner l’ordre de demander des chevaux de postepour repartir à l’instant même, lorsqu’elle entendit un hommeannoncer tout haut que le feu avait été mis au greffe, nouvelle quieut le privilège de partager avec l’évasion du prisonnierl’attention de la foule.

En effet, sur la place de la prison, on venaitd’apprendre à peu près tout ce que l’on pouvait savoir, tandis qu’àcoup sûr cet épisode inattendu ouvrait une voie nouvelle auxconjectures. Il était à peu près certain qu’il y avait collusionentre l’incendie du greffe et l’enlèvement du frère de Diana. C’estce que pensa aussi la jeune fille. L’ordre de mettre les chevaux àla voiture s’arrêta sur ses lèvres, et elle comprit que l’incendiedu greffe allait lui fournir de nouveaux détails qui ne seraientpeut-être pas sans utilité.

Le temps s’était passé. Il était huit heuresdu matin. C’était l’heure de se présenter chez le magistrat pourlequel elle avait une lettre. D’ailleurs, les événementsextraordinaires dont la petite ville de Nantua venait d’être lethéâtre expliquaient, de la part d’une sœur surtout, cette visiteun peu matinale. Diana pria donc son hôte de la conduire chezM. Pérignon : c’était le nom du président dutribunal.

M. Pérignon avait été éveillé un despremiers par la double nouvelle qui tenait en émoi toute la villede Nantua. Seulement, il s’était porté sur le point qui, commejuge, l’intéressait avant tout, c’est-à-dire au greffe.

Il venait justement de rentrer, au moment oùon lui annonça :

– Mlle Diana deFargas !

En arrivant au greffe, il avait trouvél’incendie éteint ; mais le feu avait déjà consumé une portiondes dossiers qu’on lui avait donnés en pâture. Il avait interrogéle concierge, qui lui avait raconté que le greffier était entrédans son bureau vers onze heures et demie du soir avec deuxmessieurs ; que lui, concierge, n’avait pas cru devoirs’inquiéter de ce qu’ils faisaient, le greffier venant quelquefois,pendant la soirée, chercher des jugements qu’il grossoyait chezlui.

Mais à peine le greffier était-il parti, qu’ilavait vu une grande lueur, il s’était levé et avait trouvé un grandfoyer allumé, de manière à communiquer avec les casiers de boisplacés le long de la muraille et contenant les cartons.

Alors, il n’avait point perdu la tête, avaitséparé les papiers brûlants de ceux qui n’étaient point encoreatteints par la flamme, et, puisant avec un pot dans un bac pleind’eau qu’il y avait dans la cave, il avait fini par éteindrel’incendie.

Le brave homme de concierge n’avait pas étéplus loin dans ses soupçons que de penser à un accident ;mais, comme la flamme avait causé différents dommages, qu’il avait,par sa présence d’esprit, empêché probablement un grand malheur, ilavait, en se réveillant, raconté l’événement à tout le monde, et,comme son intérêt était plutôt de l’exagérer que de l’atténuer, àsept heures du matin on disait par toute la ville que, sans leconcierge qui avait manqué périr dans l’incendie et dont les habitsavaient été complètement brûlés, non seulement le greffe, maisprobablement tout le tribunal, eût été la proie des flammes.

M. Pérignon, après avoir reconnu de sesyeux l’état dans lequel était le bureau du greffier, pensajudicieusement que c’était à celui-ci qu’il fallait s’adresser pouravoir des renseignements exacts. En conséquence, il se rendit à sondomicile, et demanda à le voir. Il lui fut répondu que le greffieravait été atteint pendant la nuit d’une fièvre cérébrale et qu’ilne voyait qu’hommes masqués, dossiers brûlés et procès-verbauxenlevés.

En apercevant M. Pérignon, la terreur dugreffier avait été à son comble ; mais, pensant qu’il valaitmieux tout dire que de s’engager dans une fable qui n’auraitd’autre résultat que de le faire accuser de complicité avec lesincendiaires, il se jeta aux pieds de M. Pérignon et lui avouala vérité. Cette coïncidence entre les événements ne laissa pas dedoutes au magistrat qu’ils ne fussent liés l’un à l’autre etaccomplis dans le double but d’enlever à la fois le coupable et lapreuve de sa culpabilité.

La présence chez lui de la sœur du prisonnier,le récit qu’elle lui fit de ce qui s’était passé à la prison, nelui laissèrent plus aucun doute, quand même il en aurait eu.

Ces hommes masqués étaient venus à Nantua dansl’intention bien positive d’enlever Lucien de Fargas etl’instruction commencée contre lui. Maintenant, dans quel but leprisonnier avait-il été enlevé ?

Dans la sincérité de son cœur, Diana nedoutait point que, mus d’un sentiment généreux, les compagnons deson frère ne se fussent réunis et n’eussent risqué leur tête, poursauver celle de leur jeune ami.

Mais M. Pérignon, esprit froid etpositif, n’était point de cet avis. Il connaissait les véritablescauses du transport du prisonnier ; il savait qu’ayant dénoncéquelques-uns de ses complices, il était en butte à la vengeance descompagnons de Jéhu. Aussi son avis à lui était-il que, loin de lefaire évader pour lui rendre la liberté, ils ne l’avaient tiré deprison que pour le punir plus cruellement que ne l’eût fait lajustice. Le tout était donc de savoir si les ravisseurs avaientpris la route de Genève ou étaient rentrés dans l’intérieur dudépartement.

S’ils avaient pris la route de Genève et, parconséquent, gagné l’étranger, c’est qu’ils avaient l’intention desauver Lucien de Fargas, et de mettre leur vie en sûreté en mêmetemps que la sienne. Si, au contraire, ils étaient rentrés dansl’intérieur du département, c’est qu’ils se sentaient assez fortspour braver deux fois la justice, non seulement comme détrousseursde grands chemins, mais aussi comme meurtriers.

À ce soupçon qui lui venait pour la premièrefois, Diana pâlit, et saisissant la main deM. Pérignon :

– Monsieur ! monsieur !s’écria-t-elle, est-ce que vous croyez qu’ils oseraient commettreun pareil crime ?

– Les compagnons de Jéhu osent tout,mademoiselle, répondit le juge, et surtout ce que l’on croit qu’ilsn’oseront point oser.

– Mais, fit Diana, tremblante de terreur,par quel moyen savoir s’ils ont gagné la frontière ou s’ils sontrentrés dans l’intérieur de la France ?

– Oh ! quant à cela, rien de plusfacile, mademoiselle, répondit le juge. C’est aujourd’hui jour demarché ; depuis minuit, tous les chemins qui arrivent à Nantuasont couverts de paysans qui, avec des charrettes et des ânes,apportent leurs denrées à la ville. Dix hommes à cheval, emmenantun prisonnier avec eux, ne passent pas inaperçus. Il s’agit detrouver des gens venant de Saint-Germain et de Chérizy et des’informer d’eux s’ils ont vu des cavaliers allant du côté du Paysde Gex, et d’en trouver d’autres venant de Volongnat et de Peyriatet de s’informer d’eux si au contraire, ils ont vu des cavaliersallant du côté de Bourg.

Diana insista si fort près deM. Pérignon, elle fit sonner si haut la lettre derecommandation de son beau-frère, sa situation, au reste, commesœur de celui dont la vie était en jeu présentait un si grandintérêt, que M. Pérignon consentit à descendre avec elle surla place.

Informations prises, les cavaliers avaient étévus allant du côté de Bourg.

Diana remercia M. Pérignon, rentra àl’Hôtel du Dauphin, demanda des chevaux et repartit à l’instantmême pour Bourg.

Elle descendit place de la Préfecture, àl’Hôtel des Grottes-de-Ceyzeriat, qui lui avait été indiqué parmaître René Servet.

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