Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 13Dernier assaut

Pendant la nuit qui suivit la nomination deFaraud au grade de sous-lieutenant, Bonaparte reçut huit pièces degrosse artillerie et des munitions en abondance.

Les trois mille quatre cents boulets de Faraudavaient servi à repousser les sorties de la place.

La tour Maudite était détruite presque enentier. Bonaparte résolut de faire un dernier effort.

D’ailleurs, les circonstances lecommandaient.

Le 8 mai, on aperçut au loin une flotte turquede trente voiles, escortée par des bâtiments de guerre anglais.

Il faisait à peine jour lorsque Bonaparte enfut prévenu ; il monta sur une colline d’où l’on découvraittoute la mer.

Son appréciation fut que cette escadre venaitde l’île de Rhodes, et qu’elle apportait aux assiégés un renfort detroupes, de munitions et de vivres.

Il s’agissait d’emporter Saint-Jean-d’Acreavant que le convoi y entrât et que les forces de la garnisonfussent doublées.

Lorsque Roland vit l’attaque bien décidée, ildemanda au général en chef la disposition de deux cents hommes,avec carte blanche pour faire d’eux et avec eux tout ce qu’ilvoudrait.

Bonaparte exigea une explication.

Il avait une grande confiance dans le couragede Roland, courage qui allait jusqu’à la témérité ; mais, àcause de cette témérité même, il hésitait à lui confier la vie desdeux cents hommes.

Alors, Roland lui expliqua que, le jour où ils’était baigné, il avait aperçu du côté de la mer une brèche quel’on ne pouvait voir du côté de la terre et dont les assiégés nes’étaient point inquiétés, défendue qu’elle était par une batterieintérieure et par le feu des vaisseaux anglais.

Par cette brèche, il entrerait dans la villeet ferait diversion avec ses deux cents hommes.

Bonaparte autorisa Roland.

Roland choisit deux cents hommes de la32e demi-brigade, au nombre desquels était le nouveausous-lieutenant Faraud.

Bonaparte ordonna une attaque générale :Murat, Rampon, Vial, Kléber, Junot, généraux de division, générauxde brigade, chefs de corps, tous s’élancèrent à la fois.

À dix heures du matin, tous les ouvragesextérieurs repris par l’ennemi étaient enterrés de nouveau :cinq drapeaux étaient conquis, trois canons enlevés et quatreencloués. Cependant, les assiégés ne reculaient pas d’unesemelle ; on les abattait et l’on prenait la place de ceux quiétaient abattus. Jamais pareille audace, jamais valeur semblable,jamais plus impétueuse ardeur, jamais courage plus obstiné,n’avaient lutté pour la possession et la défense d’une ville.Jamais, depuis l’époque où l’enthousiasme religieux avait misl’épée aux mains des croisés, et le fanatisme mahométan, lecimeterre au bras des Turcs, jamais lutte si mortelle, simeurtrière, si sanglante n’avait effrayé une population, dont untiers faisait des vœux pour les chrétiens, et les deux autres tierspour Djezzar. Du haut des remparts qu’ils occupaient déjà en partieet où retentissaient déjà les cris de victoire, nos soldatspouvaient voir les femmes parcourant les rues et poussant leurscris qui ressemblent à la fois aux houhoulements des hiboux et auxglapissements de l’hyène, ces cris qu’aucun de ceux qui les aentendus n’oubliera jamais, et jetant de la poussière en l’air,avec des invocations et des malédictions !

Généraux, officiers, soldats, combattaientpêle-mêle dans la tranchée ; Kléber, armé d’un fusil albanaisqu’il avait arraché à son maître, s’en était fait une massue, et,le levant au-dessus de sa tête comme un batteur en grange fait d’unfléau, à chaque coup, il abattait un homme. Murat, la têtedécouverte, ses longs cheveux flottants, faisait tournoyer sonsabre, dont la fine trempe abattait tout ce qu’il rencontrait.Junot, tantôt le fusil, tantôt le pistolet à la main, tuait unhomme à chaque fois qu’il faisait feu.

Le chef de la 18e demi-brigade,Boyer, était tombé dans la mêlée avec dix-sept officiers, et plusde cent cinquante soldats de son corps ; mais, sur leurscadavres qui avaient servi d’épaulement, Lannes, Bon et Vialavaient passé.

Bonaparte, non pas dans la tranchée, mais surla tranchée, dirigeant lui-même l’artillerie, immobile et offertcomme une cible à tous les coups, faisait battre en brèche, avecles canons mêmes de la tour, la courtine qui était à sadroite ; au bout d’une heure, l’ouverture était praticable. Onmanquait de fascines pour combler le fossé ; là, comme onavait déjà fait sur un autre point un rempart, on jeta lescadavres : musulmans et chrétiens, Français et Turcs,précipités par les fenêtres de la tour qu’ils encombraient,élevèrent un pont à la hauteur des remparts.

Les cris de « Vive laRépublique ! » se firent entendre, mêlés aux cris« À l’assaut ! à l’assaut ! » La musique jouala Marseillaise, et le reste de l’armée prit part aucombat.

Bonaparte envoya un de ses officiersd’ordonnance, nommé Raimbaud, dire à Roland que le moment étaitvenu de faire son mouvement ; seulement, lorsqu’il sut de quoiil s’agissait, Raimbaud, au lieu de revenir près de Bonaparte,demanda à Roland de rester avec lui.

Les deux jeunes gens étaient liés, et, un jourde bataille, on ne se refuse pas ces choses-là entre amis.

Faraud était parvenu à se procurer l’habit etles épaulettes d’un sous-lieutenant tué, et il étincelait à la têtede sa compagnie.

La déesse Raison, plus fière de son grade queson mari, marchait sur le même rang que lui, une paire de pistoletsà la ceinture.

À peine l’ordre reçu, Roland prend la tête deses deux cents hommes, se jette à la mer avec eux, tourne lebastion avec de l’eau jusqu’à la ceinture, et se présente à labrèche, clairons en tête.

Cette attaque était si inattendue, depuis deuxmois que durait le siège, que les artilleurs n’étaient pas même àleurs pièces. Roland s’en empare et, n’ayant pas d’artilleurs pourles servir, les encloue.

Puis, au milieu des cris de« Victoire ! victoire ! » il s’élance dans lesrues tortueuses de la ville.

Ces cris sont entendus des remparts etredoublent l’ardeur des assiégeants. Pour la seconde fois,Bonaparte croit être maître de Saint-Jean-d’Acre, et s’élancelui-même dans la tour Maudite, que l’on a eu tant de mal àemporter.

Mais, arrivé là, il reconnaît avec désespoirune seconde enceinte, par laquelle sont arrêtés nos soldats.

C’est celle que le colonel Phélippeaux, sonancien condisciple de Brienne, a fait construire derrière lapremière.

À moitié penché hors de la fenêtre, il crie,il encourage ses soldats. Les grenadiers, furieux de se trouver enface de ce nouvel obstacle, essaient, à défaut d’échelles, demonter sur les épaules les uns des autres ; mais tout à coup,en même temps que les assaillants sont attaqués en face par ceuxqui garnissent la seconde enceinte, ils sont foudroyés par unebatterie destinée à les prendre en flanc. Une fusillade immenseéclate de tous les côtés, des maisons, des rues, des barricades, dusérail même, de Djezzar. Une fumée épaisse monte de l’intérieur dela ville : c’est Roland, Raimbaud et Faraud qui mettent le feuà un bazar. Au milieu de la fumée ils apparaissent sur lesterrasses des maisons, pour se mettre en communication avec ceuxdes remparts ; à travers la brume de l’incendie et de lafusillade, on voit briller les plumets tricolores, et, de la villeet des remparts, le cri « Victoire ! » s’élance pourla troisième fois de la journée ; ce sera ladernière !

Les soldats destinés à faire, par le rempart,leur jonction avec les deux cents hommes de Roland, et dont unepartie vient de se laisser rouler dans la ville, tandis que l’autrecombat sur la muraille et se débat dans les fossés, écrasés par unequadruple fusillade, hésitent, au sifflement des balles et augrondement des boulets qui tombent comme une grêle et passent commeun ouragan. Lannes, blessé à la tête d’un coup de feu, tombe sur legenou et est emporté par ses grenadiers… Kléber, comme un géantinvulnérable, tient encore au milieu du feu. Bon et Vial sontrepoussés dans le fossé.

Bonaparte cherche par qui il peut fairesoutenir Kléber. Tout son monde est engagé. Lui-même alors ordonnela retraite en pleurant de rage ; car, il n’en doute point,tout ce qui est entré dans la ville avec Roland, tout ce qui s’estglissé à bas du rempart pour aller le rejoindre, deux centcinquante ou trois cents hommes, tout cela est perdu. Et lelendemain, il y aura une moisson de têtes à faire dans le fossé dela ville !

Il se retire le dernier et s’enferme dans satente avec ordre de ne laisser pénétrer personne jusqu’à lui.

C’est, depuis trois ans, la première foisqu’il doute de sa fortune.

Quelle sublime page écrirait l’historien quipourrait dire ce qui se passa dans cet esprit et dans cette âmependant cette heure douloureuse !

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