Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 17Où l’on voit que les pressentiments de Bonaparte ne l’avaient pastrompé

Le 24, on arriva à Jaffa.

On y séjourna les 25, 26, 27 et 28.

Jaffa était véritablement pour Bonaparte uneville de malheur !

On se rappelle les quatre mille prisonniersd’Eugène et de Croisier, que l’on ne pouvait nourrir, que l’on nepouvait garder, que l’on ne pouvait envoyer au Caire, mais que l’onpouvait fusiller et qu’on fusilla.

Une plus grave et plus douloureuse nécessitépeut-être attendait Bonaparte à son retour.

Il existait à Jaffa un hôpital depestiférés.

Nous avons au musée un magnifique tableau deGros représentant Bonaparte touchant les pestiférés de Jaffa.

Pour représenter un fait inexact, le tableaun’en deviendra pas moins beau.

Voici ce que dit M. Thiers. Nous sommesfâché, nous, chétif romancier, de nous trouver cette fois encore enopposition avec le géant de l’Histoire.

C’est l’auteur de la « Révolution »,du « Consulat » et de l’ » Empire », quiparle :

« Arrivé à Jaffa, Bonaparte en fit sauterles fortifications. Il y avait là une ambulance pour nospestiférés. Les emporter était impossible ; en ne lesemportant pas, on les laissait exposés à une mort inévitable, soitpar la maladie, soit par la faim, soit par la cruauté de l’ennemi.Aussi Bonaparte dit-il au médecin Desgenettes qu’il y aurait bienplus d’humanité à leur administrer de l’opium qu’à leur laisser lavie ; à quoi ce médecin fit cette réponse fort vantée :« Mon métier est de les guérir, non de les tuer. » On neleur administra point d’opium, et ce fait servit à propager unecalomnie indigne et aujourd’hui détruite. »

J’en demande humblement pardon àM. Thiers, mais cette réponse de Desgenettes, que j’aibeaucoup connu, comme Larrey, comme tous les Égyptiens, enfin,compagnons de mon père dans cette grande expédition, la réponse deDesgenettes est aussi apocryphe que celle de Cambronne.

Dieu me garde de calomnier, c’est le termedont se sert M. Thiers, l’homme qui a illuminé la premièremoitié du XIXe siècle du flambeau de sa gloire, et,quand nous en serons à Pichegru et au duc d’Enghien, on verra si jeme fais l’écho de bruits infâmes ; mais la vérité est une, etil est du devoir de quiconque parle à la foule de la direhautement.

Nous avons dit que le tableau de Grosreprésentait un fait inexact, prouvons-le. Voici le rapport deDavout, écrit sous les yeux et par ordre du général en chef dans sarelation officielle.

L’armée arriva à Jaffa le 5 prairial (24mai). On y séjourna les 6, 7 et 8 (25, 26 et 21 mai). Ce temps estemployé à punir les villages qui se sont mal conduits. On faitsauter les fortifications de Jaffa. On jette à la mer toutel’artillerie en fer de la place. Les blessés sont évacués par meret par terre. Il n’y avait qu’un petit nombre de bâtiments, et,pour donner le temps d’achever l’évacuation par terre, on fut forcéde différer jusqu’au 9 (28 mai) le départ de l’armée.

La division Kléber forme l’arrière-gardeet ne quitte Jaffa que le 10 (29 mai).

Vous le voyez, pas un mot des pestiférés, pasun mot de la visite à l’hôpital et surtout de l’attouchement despestiférés.

Pas un mot dans aucun rapport officiel.

De la part de Bonaparte, dont les yeux, depuisqu’ils ont quitté l’Orient, sont tournés vers la France, c’eût étéune modestie bien mal appliquée que de garder le silence sur unfait si remarquable et qui eût fait honneur, non pas à sa raisonpeut-être, mais à sa témérité.

Au reste, voici comment Bourrienne, témoinoculaire et acteur fort impressionné, raconte le fait :

« Bonaparte se rendit à l’hôpital. Il yavait là des amputés, des blessés, beaucoup de soldats affligésd’ophtalmie, qui poussaient de lamentables cris, et des pestiférés.Les lits des pestiférés étaient à droite en entrant dans lapremière salle. Je marchais à côté du général. J’affirme ne l’avoirpas vu toucher un pestiféré. Et pourquoi en aurait-il touché ?Ils étaient à la dernière période de la maladie ; aucun nedisait mot. Bonaparte savait bien qu’il n’était point à l’abri dela contagion. Fera-t-on intervenir la fortune ? Elle l’avait,en vérité, trop peu secondé dans les derniers mois pour qu’il seconfiât à ses faveurs.

» Je le demande. Se serait-il exposé àune mort certaine, pour laisser son armée au milieu d’un désert quenous venions de créer par nos ravages, dans une bicoque démolie,sans secours, sans espérance d’en recevoir ; lui, sinécessaire, si indispensable, on ne peut le nier, à sonarmée ; lui sur la tête duquel reposait en ce moment, sansaucun doute, la vie de tous ceux qui avaient survécu au dernierdésastre et qui venaient de lui prouver par leur dévouement, leurssouffrances et leurs privations, leur inébranlable courage, quifaisaient tout ce qu’il pouvait humainement exiger d’eux, et quin’avaient confiance qu’en lui ? »

Voilà déjà qui est logique ; mais voiciqui est convaincant.

Bonaparte traversa rapidement les salles,frappant légèrement le revers jaune de sa botte avec la cravachequ’il tenait à la main. Il répétait, en marchant à grands pas, cesparoles :

« – Les fortifications sontdétruites ; la fortune m’a été contraire à Saint-Jean-d’Acre.Il faut que je retourne en Égypte pour la préserver des ennemis quivont arriver. Dans peu d’heures, les Turcs seront ici ; quetous ceux qui se sentent la force de se lever viennent avec nous,ils seront transportés sur les brancards et les chevaux. »

Il y avait à peine une soixantaine depestiférés, tout ce que l’on a dit au-delà de ce nombre estexagéré : leur silence absolu, leur complet abattement, uneatonie générale annonçaient leur fin prochaine ; les emmenerdans l’état où ils étaient, c’était évidemment inoculer la pestedans le reste de l’armée. On veut sans cesse des conquêtes, de lagloire, des faits brillants, que l’on fasse donc aussi la part desmalheurs. Lorsque l’on croit pouvoir reprocher une action à un chefqui est précipité par les revers et par de désastreusescirconstances à de funestes extrémités, il faut, avant deprononcer, se bien identifier avec la position donnée et connue, etse demander, la main sur la conscience, si l’on n’aurait pas agi demême. Il faut alors plaindre celui qui est forcé de commettre cequi paraît toujours cruel, mais il faut l’absoudre, car lavictoire, il faut le dire franchement, ne peut s’acquérir que parces horreurs ou d’autres qui leur ressemblent.

D’ailleurs, voici celui qui a tout intérêt àdire la vérité qui prend la parole.

Écoutez :

« Il ordonna d’examiner ce qu’il y auraitde mieux à faire. Le rapport fut que sept ou huit hommes étaient sidangereusement malades, qu’ils ne pouvaient vivre au-delà devingt-quatre heures ; qu’en outre, atteints de la peste commeils l’étaient, ils répandraient cette maladie parmi tous lessoldats qui communiqueraient avec eux. Plusieurs demandèrentinstamment la mort. On pensa que ce serait un acte de charité dedevancer leur mort de quelques heures. »

Doutez-vous encore ? Napoléon vas’exprimer à la première personne :

« Quel est l’homme qui n’aurait paspréféré une mort prompte à l’horreur de vivre exposé aux torturesde ces barbares ! Si mon fils – et cependant, je crois l’aimerautant qu’on peut aimer ses enfants – était dans une situationpareille à celle de ces malheureux, mon avis serait qu’on en agîtde même, et si je m’y trouvais moi-même, j’exigerais qu’on en agîtainsi envers moi. »

Rien n’est plus clair, il me semble, que cesquelques lignes. Comment M. Thiers ne les a-t-il pas lues, et,s’il les a lues, comment a-t-il démenti un fait avoué par celui quiavait le plus d’intérêt à le nier ? Aussi, quand nousrétablissons la vérité, n’est-ce point pour accuser Bonaparte quine pouvait agir autrement que de faire ce qu’il a fait, mais pourmontrer aux partisans de l’histoire pure qu’elle n’est pas toujoursde l’histoire vraie.

La petite armée suivit, pourrentrer au Caire, la même route qu’elle avait suivie pour ensortir. Seulement, la chaleur alla chaque jour augmentant. Ensortant de Gaza, elle était de trente-cinq degrés, et, si l’onfaisait toucher le sable au mercure, elle montait à quarante-cinqdegrés.

Un peu avant d’arriver à El-Arich, au milieudu désert, Bonaparte vit deux hommes qui recouvraient unefosse.

Il crut les reconnaître pour leur avoir parléune quinzaine de jours auparavant.

En effet, ces hommes, interrogés, répondirentque c’étaient eux qui portaient le brancard de Croisier.

Le pauvre garçon venait de mourir dutétanos.

– Avez-vous enterré son sabre aveclui ? demanda Bonaparte.

– Oui, répondirent-ils tous deux en mêmetemps.

– Bien sûr ? insista Bonaparte.

Un des hommes descendit dans la fosse, fouillale sable mouvant avec son bras et amena la poignée de l’armejusqu’à la surface du sable.

– C’est bien, dit Bonaparte ;achevez.

Il demeura jusqu’à ce que la fosse fûtcomblée ; puis, craignant quelque spoliation :

– Un homme de bonne volonté qui reste ensentinelle ici jusqu’à ce que l’armée soit passée, dit-il.

– Voilà, dit une voix qui semblait venirdu ciel.

Bonaparte se retourna et aperçut, perché surson dromadaire, le maréchal des logis-chef Falou.

– Ah ! c’est toi, fit-il.

– Oui, citoyen général.

– Et comment se fait-il que tu sois àdromadaire quand les autres sont à pied ?

– Parce que deux pestiférés sont mortssur le dos de mon dromadaire et que personne ne veut plus lemonter.

– Et tu n’as pas peur de la peste, toi, àce qu’il paraît ?

– Je n’ai peur de rien, citoyengénéral.

– C’est bien, dit Bonaparte, on s’ensouviendra ; cherche ton ami Faraud, et venez me voir tous lesdeux au Caire.

– On ira, citoyen général.

Bonaparte abaissa une dernière fois son regardvers la fosse de Croisier.

– Dors en paix, pauvre Croisier !dit-il, ta modeste tombe ne sera pas souvent troublée.

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