Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 33Le voyage

Quatre voitures, ou plutôt quatre fourgons,montés sur quatre roues formant des espèces de cages fermées detous les côtés par des barreaux de fer, qui, au moindre cahot,meurtrissaient les prisonniers, reçurent les seize déportés.

Ils furent placés quatre par quatre, sans quel’on s’inquiétât ni de leur faiblesse, ni de l’état de leursblessures. Quelques-uns avaient reçu des coups de sabre ;d’autres avaient été meurtris, soit par les soldats qui lesarrêtaient, soit par la populace, dont l’avis sera toujours que lesvaincus ne souffrent point assez.

Par chaque voiture et par chaque groupe dequatre hommes, il y avait un gardien chargé de la clé du cadenasfermant la grille qui servait de portière.

Le général Dutertre commandait l’escorte,forte de quatre cents hommes d’infanterie, de deux cents hommes decavalerie et de deux pièces de canon.

Chaque fois que les déportés montaient dansleur cage ou en descendaient, les deux pièces de canon étaientbraquées diagonalement chacune sur deux voitures, et lescanonniers, mèche allumée, se tenaient prêts à tirer sur ceux quieussent essayé de fuir, comme sur ceux qui n’eussent pointessayé.

Le 22 fructidor (8 septembre), à une heure dumatin, les condamnés se mirent en marche par un temps affreux.

Ils avaient à traverser tout Paris, partant duTemple pour sortir par la barrière d’Enfer et prendre la routed’Orléans.

Mais, au lieu de suivre la rue Saint-Jacques,l’escorte, après le pont, tourna à droite et conduisit le convoi auLuxembourg.

Il y avait bal chez les trois directeurs, ouplutôt chez Barras, dans lequel ils se résumaient tous trois.

Barras, prévenu, accourut au balcon, suivi deses invités, et leur montra Pichegru, trois jours auparavant lerival de Moreau, de Hoche et de Bonaparte ; Barthélemy, soncollègue ; Villot, Delarue, Ramel et tous ceux enfin qu’unécart de fortune ou qu’un oubli de la Providence venait de mettre àsa disposition. Au milieu des éclats de rire d’une joie bruyante,les déportés entendirent Barras recommander à Dutertre, l’hommed’Augereau, d’avoir bien soin de ces messieurs.

Ce à quoi Dutertre répondit :

– Soyez tranquille, général.

On verra bientôt ce qu’entendait Barras parces mots : « Ayez bien soin de ces messieurs. »

Pendant ce temps, la populace qui sortait duclub de l’Odéon avait entouré les voitures, et, comme on luirefusait ce qu’elle demandait avec insistance, la permission demettre les déportés en morceaux, on les enveloppa, pour laconsoler, de pots à feu qui lui permirent de les voir tout à sonaise.

Enfin, au milieu des cris de mort, deshurlements de rage, les voitures défilèrent par la rue d’Enfer etsortirent de Paris.

À deux heures de l’après-midi, on avait faithuit lieues seulement, on arrivait à Arpajon. Barthélémy etBarbé-Marbois, les plus faibles entre les déportés, étaient couchésla face contre terre et semblaient épuisés.

En apprenant que l’étape du jour était finie,les prisonniers eurent l’espoir d’être conduits dans une prisonconvenable où ils pussent prendre quelques instants de repos. Maisle commandant de l’escorte les conduisit à la prison des voleurs,examinant la contenance de chacun et se faisant une joie de larépulsion que les condamnés manifestaient à cette vue.

Par malheur, la première voiture ouverte étaitcelle de Pichegru, sur la figure duquel il était impossible de lirela moindre impression. Il se contenta de dire en approchant d’uneespèce de trou :

– Si c’est un escalier,éclairez-moi ; si c’est un puits, prévenez-moi tout desuite.

C’était un escalier dont plusieurs marchesétaient dégradées.

Cette tranquillité exaspéra Dutertre.

– Ah ! scélérat, dit-il, vous avezl’air de me braver ; mais nous verrons si, un jour ou l’autre,je ne viens pas à bout de votre insolence.

Pichegru, arrivé le premier, annonça à sescompagnons qu’on avait eu l’attention d’étendre de la paille poureux et remercia Dutertre de cette attention. Seulement, la pailletrempait dans l’eau et le cachot était infect.

Barthélemy descendit le second, doux, calme,mais épuisé et sentant qu’il n’avait pas un instant de repos àattendre ; à moitié couché dans cette eau glacée, il leva lesmains au ciel en murmurant :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

On amena alors Barbé-Marbois ; on lesoutenait sous les deux bras ; à l’odeur méphitique quis’exhalait du cachot, il recula en disant :

– Faites-moi donc fusiller tout de suite,et épargnez-moi l’horreur d’une pareille agonie.

Mais la femme du geôlier qui suivaitpar-derrière :

– Tu fais bien le difficile,dit-elle ; tant d’autres qui valaient mieux que toi n’ont pasfait tant de cérémonies pour y descendre.

Et, le poussant par le bras, elle leprécipita, la tête la première, du haut en bas de l’escalier.

Villot, qui venait derrière, entendit le crique jetait Barbé-Marbois en tombant et celui que poussaient lesdeux déportés qui le voyaient tomber et qui s’élançaient pour lerecevoir, et, saisissant la femme par le cou :

– Par ma foi, dit-il, j’ai bien envie del’étrangler. Qu’en dites-vous, vous autres ?

– Lâchez-la, Villot, dit Pichegru, etdescendez avec nous.

On avait relevé Barbé-Marbois ; il avaitle visage meurtri et l’os de la mâchoire fracassé.

Les trois déportés sains et saufs se mirent àcrier :

– Un chirurgien ! unchirurgien !

On ne leur répondit pas.

Ils demandèrent alors de l’eau, pour laver lesblessures de leur compagnon, mais la porte était refermée et ne serouvrit que deux heures après, pour laisser passer un pain demunition et une cruche d’eau, leur dîner.

Tous avaient très soif, mais Pichegru, habituéà toutes les privations, offrit immédiatement sa part d’eau pourlaver les blessures de Barbé-Marbois ; les autres prisonniersne permirent pas ce sacrifice ; l’eau nécessaire au pansementfut prélevée sur la part de tous, et, comme Barbé-Marbois nepouvait pas manger, sa ration fut portée à l’unanimité au double decelle des autres.

Le lendemain, 23 fructidor (9 septembre), onse remit en marche à sept heures du matin, sans s’inquiéter de lafaçon dont avaient passé la nuit les déportés et sans qu’on eûtpermis à un chirurgien de visiter le blessé.

À midi, on arriva à Étampes, Dutertre fitfaire halte au milieu de la place et livra ses prisonniers auxinsultes de la populace, à qui l’on permit d’entourer les voitures,et qui profita de la permission pour huer, maudire et couvrir deboue ceux dont elle ne connaissait pas le crime, et qui étaientcriminels à ses yeux, par cela seul qu’ils étaient prisonniers.

Les déportés demandèrent qu’on avançât ouqu’on leur permît de descendre. Les deux choses furent refusées.L’un des déportés, Tronçon du Coudray, se trouvait à Étampes dansle département de Seine-et-Oise, dont il était le député, etprécisément dans le canton où tous les habitants l’avaient porté àl’élection avec le plus d’ardeur.

Il ressentit d’autant plus vivementl’ingratitude et l’abandon de ses concitoyens. Alors, se levanttout à coup comme s’il eût été à la tribune et répondant à ceux quile désignaient sous son nom :

– Eh bien ! oui, c’est moi,dit-il ; c’est moi-même, votre représentant ! lereconnaissez-vous dans cette cage de fer ? C’est moi que vousaviez chargé de soutenir vos droits, et c’est dans ma personnequ’ils ont été violés. Je suis traîné au supplice sans avoir étéjugé, et sans même avoir été accusé. Mon crime, c’est d’avoirprotégé votre liberté, vos propriétés, vos personnes ; d’avoirvoulu donner la paix à la France, et, par conséquent, d’avoir vouluvous rendre vos enfants, que décime la baïonnette ennemie ;mon crime, c’est d’avoir été fidèle à la Constitution que nousavions jurée, et voilà qu’aujourd’hui, pour prix de mon zèle à vousservir et à vous défendre, voilà que vous vous joignez à nosbourreaux ! Vous êtes des misérables et des lâches, indignesd’être représentés par un homme de cœur.

Et il rentra dans son immobilité.

La foule resta un instant stupéfaite, écraséepar cette véhémente sortie ; mais bientôt elle recommença sesoutrages qui augmentèrent lorsqu’on apporta aux seize condamnésleur dîner, consistant en quatre pains de munition et en quatrebouteilles de vin.

Cette exposition dura trois heures.

Le même soir, on alla coucher à Angerville, oùDutertre voulut, comme il avait fait la veille, entasser lesprisonniers dans un cachot.

Mais son adjudant général (bizarreressemblance !) qui se nommait Augereau, comme celui qui lesavait arrêtés, prit sur lui de les loger dans une auberge, où ilspassèrent une assez bonne nuit, et où Barbé-Marbois put obtenir unchirurgien.

Le 24 fructidor (10 septembre), on arriva debonne heure à Orléans, et on passa tout le reste de la journée etla nuit suivante dans une maison de réclusion, autrefois le couventdes Ursulines.

Cette fois, les déportés ne furent pointgardés par leur escorte, mais par la gendarmerie, qui tout enobservant sa consigne, se montra pour eux d’une grandehumanité.

Puis ils ne tardèrent pas à reconnaître sousles habits de deux servantes, qui leur avaient été données commedes femmes du peuple, deux femmes du monde, qui avaient revêtu deshabits grossiers pour être à même de leur offrir des secours et del’argent.

Elles proposèrent même à Villot et à Delaruede les aider à fuir ; elles pouvaient faciliter l’évasion dedeux prisonniers, mais pas plus.

Villot et Delarue refusèrent, craignant, parleur fuite, d’aggraver le sort de leurs collègues.

Les noms de ces deux anges de charité sontrestés inconnus. Les nommer à cette époque, c’eût été lesdénoncer.

L’Histoire a, de temps en temps, un de cesregrets qui lui arrache un soupir.

Le lendemain, on arriva à Blois.

En avant de la ville, un rassemblementconsidérable de bateliers attendait les voitures dans l’espoir deles briser et d’assassiner ceux qu’elles renfermaient.

Mais le capitaine de cavalerie qui commandaitle détachement, et qui se nommait Gauthier, – l’Histoire a conservéle nom de celui-là, comme elle a conservé le nom de Dutertre – fitsigne aux déportés qu’ils n’avaient rien à craindre.

Il prit quarante hommes et bouscula toutecette canaille.

Mais, à défaut des cris, les injures furentprodiguées. Les noms de scélérats, de régicides, d’accapareurs,leur furent jetés aveuglément par cette populace furieuse, aumilieu de laquelle on passa pour aller loger les prisonniers dansune petite église très humide, sur le pavé de laquelle on avaitrépandu un peu de paille.

En entrant dans l’église, une bousculadepermit à la populace d’approcher les condamnés d’assez près pourque Pichegru sentît qu’on lui glissait un billet dans la main.

Aussitôt que les déportés furent seuls,Pichegru lut le billet ; il contenait ces mots :

Général, sortir de la prison où vous êtes,monter à cheval, vous sauver sous un autre nom à la faveur d’unpasseport, tout cela ne dépend que de vous. Si vous y consentez,aussitôt après avoir lu ce billet, approchez-vous de la garde quivous surveille et ayez soin d’avoir votre chapeau sur latête ; ce sera la preuve de votre consentement. Alors, soyez,de minuit à deux heures, habillé, et veillez.

Pichegru s’approcha de la garde, la têtenue.

Celui qui voulait le sauver jeta sur lui unregard d’admiration et s’éloigna.

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