Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 19Les voyageurs

Comme Mlle de Fargasl’avait dit au directeur Barras, une voiture l’attendait à la portedu Luxembourg ; elle y monta et dit au postillon :

– Route d’Orléans !

Le postillon enleva ses chevaux. Les sonnettesretentirent, et la voiture prit la route de la barrière deFontainebleau.

Comme Paris était menacé de prochainstroubles, les barrières étaient gardées avec soin et la gendarmerieavait reçu l’ordre d’examiner soigneusement tous ceux qui entraientdans Paris et tous ceux qui en sortaient.

Quiconque n’avait point sur son passeport,soit la signature du nouveau ministre de la Police, Sothin ;soit la recommandation d’un des trois directeurs, Barras, Rewbellou Larevellière, devait justifier des motifs de sa sortie ou de sonentrée à Paris.

Mlle de Fargas futarrêtée à la barrière comme les autres ; on la fit descendrede sa voiture et entrer dans le cabinet du commissaire de police,qui, sans faire attention qu’elle était jeune et jolie, lui demandason passeport avec la même rigidité que si elle eût été vieille etlaide.

Mlle de Fargas tira deson portefeuille le papier demandé, et le présenta aucommissaire.

Celui-ci lut tout haut :

La citoyenne Marie Rotrou, maîtresse de laposte aux lettres, à Vitré (Ille-et-Vilaine).

Signé : Barras.

Le passeport était en règle ; lecommissaire le lui rendit avec un salut qui s’adressait plutôt à lasignature de Barras qu’à l’humble directrice des Postes, laquelle,de son côté, fit une légère inclination de tête et se retira, sansmême remarquer qu’un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huitans, qui allait présenter son passeport lorsqu’elle était entrée,avait, avec une courtoisie qui indiquait un homme de naissance,retiré son bras déjà étendu et laissé la belle voyageuse passer lapremière.

Mais il était venu immédiatement après elle.Le magistrat avait pris le passeport avec l’attention touteparticulière qu’il donnait à ses graves fonctions, et il avaitlu :

Le citoyen Sébastien Argentan, receveurdes contributions, à Dinan (Côtes-du-Nord).

Le passeport était signé non seulement deBarras, mais de ses deux collègues. Il y avait donc moins à redirequ’à celui de Mlle Rotrou, qui était signé deBarras tout seul.

Rentré dans la possession de son passeportavec un salut gracieux du magistrat, M. Sébastien Argentanremonta sur un bidet de poste marchant l’amble et le mit au trot,tandis que le postillon, chargé de le précéder et de lui fairepréparer son cheval, mettait le sien au galop.

Pendant toute la nuit, le receveur descontributions côtoya une chaise de poste fermée, dans laquelle ilétait loin de se douter que se trouvait la jolie personne àlaquelle il avait cédé son tour chez le commissaire de police.

Le jour vint, une des vitres de la voitures’ouvrit pour donner passage à l’air du matin ; une jolietête, qui n’était pas encore parvenue à secouer l’empreinte dusommeil, interrogea le temps, et, à son grand étonnement, il putreconnaître la directrice du bureau des lettres de Vitré, voyageanten poste dans une charmante calèche.

Mais il se rappelait que le passeport de lavoyageuse était signé Barras. Cette signature, en fait de luxe,expliquait bien des choses, surtout lorsqu’il s’agissait d’unefemme.

Le receveur des contributions salua polimentla directrice des postes, qui, se rappelant avoir entrevu la veillece visage, lui rendit, de son côté, gracieusement, son salut.

Quoique la jeune femme lui parût charmante, lejeune voyageur était de trop bonne compagnie pour se rapprocher dela calèche ou lui adresser la parole. Il pressa le galop de soncheval et, comme si ce salut échangé eût suffi à son ambition, ildisparut derrière la première montée du chemin.

Mais le voyageur avait prévu que sa compagnede route, dont il connaissait la destination, ayant entendu lireson passeport, s’arrêterait pour déjeuner à Étampes. Il s’y arrêtadonc lui-même, arrivé qu’il était une demi-heure avant elle.

Il se fit servir dans la salle commune ledéjeuner ordinaire des auberges, c’est-à-dire deux côtelettes, undemi-poulet froid, quelques tranches de jambon, des fruits et unetasse de café.

Il avait à peine attaqué ses côtelettes, quela voiture de Mlle Rotrou s’arrêta devantl’auberge, qui était en même temps le relais de poste.

La voyageuse demanda une chambre, traversa lasalle commune, salua en passant son compagnon de route, qui s’étaitlevé en l’apercevant, et monta chez elle.

La question pour M. d’Argentan, qui avaitdéjà résolu de se rendre la route aussi agréable que possible, futde savoir si Mlle Rotrou mangerait dans sa chambreou descendrait déjeuner dans la chambre commune.

Au bout d’un instant, il fut fixé. Lacamériste, qui avait accompagné la voyageuse, descendit, posa uneserviette blanche sur une table et dressa un couvert.

Des œufs, des fruits et une tasse de chocolatformèrent le repas frugal de la voyageuse, qui descendit au momentoù M. d’Argentan achevait son déjeuner.

Le jeune homme vit avec plaisir que, quoiquela toilette fût modeste, elle était assez soignée pour indiquer quetout sentiment de coquetterie n’était point éteint dans le cœur dela jolie directrice.

Sans doute jugea-t-il qu’il la rejoindraittoujours en pressant son cheval, car ce fut lui à son tour quidéclara avoir besoin de repos, et demanda une chambre.

Il se jeta sur le lit et dormit deuxheures.

Pendant ce temps, Mlle Rotrou,qui avait eu toute la nuit pour prendre du repos, remontait envoiture et continuait sa route.

Vers cinq heures, elle aperçut devant elle leclocher d’Orléans et elle entendit derrière elle le galop deschevaux qui, mêlé aux grelots, lui annonçait qu’elle était rejointepar le voyageur.

Les deux jeunes gens étaient maintenant deuxconnaissances.

Ils se saluèrent gracieusement, etM. d’Argentan se crut le droit de s’approcher de la portièreet de s’informer à la belle jeune femme de sa santé.

Il était facile de voir, malgré la pâleur deson teint, qu’elle n’avait pas trop souffert de la fatigue.

Il l’en félicita galamment, et, quant à lui,il avoua que cette manière de voyager, si agréable que fût lecheval, ne lui permettrait probablement pas de faire sa coursed’une seule traite.

Il ajouta que, s’il trouvait occasiond’acheter une voiture, il continuerait sa route d’une façon moinsfatigante.

C’était une manière détournée de demander àMlle Rotrou s’il lui serait agréable de partageravec lui et sa chaise et ses frais de poste.

Mlle Rotrou ne répondit pointà l’avance qui lui était faite, parla du temps, qui était beau, del’obligation où elle serait probablement elle-même de s’arrêter unjour à Tours ou à Angers ; ce à quoi le voyageur à cheval nerépondit absolument rien, se promettant à lui-même de s’arrêter oùelle s’arrêterait.

Après cette ouverture, après ce refus, côtoyerplus longtemps la voiture eût été une indiscrétion.M. d’Argentan mit son cheval au galop, en annonçant àMlle Rotrou qu’il allait lui commander ses relais àOrléans.

Toute autre que la fière Diana de Fargas,toute autre que ce cœur revêtu d’un triple acier, eût remarquél’élégance, la courtoisie, la beauté du voyageur. Mais, soitqu’elle fût destinée à rester insensible, soit que son cœur, pouraimer, eût besoin de plus violentes commotions, rien de tout ce quieût attiré les regards d’une autre femme ne fixa les siens.

Tout entière à sa haine, ne pouvant écarter desa pensée le but de son voyage alors même qu’elle souriait, ellepressait, comme si un remords était à l’envers de son sourire, ellepressait, disons-nous, le manche de ce poignard de fer qui avaitouvert une route à l’âme de son frère pour la précéder au ciel.

Jetant un regard sur la route pour voir sielle était bien seule, et la voyant solitaire aussi loin que sonregard pouvait s’étendre, elle tira de sa poche le dernier billetque son frère lui avait écrit, le lut et le relut, comme on mâcheavec impatience, et cependant avec entêtement, une racineamère.

Puis elle tomba dans un demi-sommeil dont ellene sortit que lorsque sa voiture s’arrêta pour le relais. Elleregarda autour d’elle ; les chevaux étaient prêts, comme lelui avait promis M. d’Argentan ; mais, lorsqu’elles’informa de lui, on lui répondit qu’il avait pris les devants.

On relaya cinq minutes.

On prit la route de Blois.

À la première montée, la voyageuse aperçut sonélégant courrier qui marchait au pas comme pour l’attendre ;mais cette indiscrétion, si c’en était une, était si excusable,qu’elle fut excusée.

Mlle Rotrou eut bientôtrejoint le cavalier.

Ce fut elle, cette fois, qui lui adressa lapremière la parole pour le remercier de l’attention qu’il avaiteue.

– Je remercie, dit le jeune homme, mabonne étoile qui, en m’amenant en même temps que vous chez lecommissaire de police et en me permettant de vous céder mon tour, apermis aussi que j’apprisse par votre passeport où vous allez. Et,en effet, le hasard veut que je fasse même route que vous, et que,tandis que vous allez à Vitré, j’aille, moi, à six ou sept lieuesde là, c’est-à-dire à Dinan. Si vous ne devez pas rester dans cepays, j’aurai du moins eu le plaisir de faire la connaissance d’unecharmante personne, et d’avoir eu l’honneur de l’accompagnerpendant les neuf dixièmes de sa route. Si vous restez, aucontraire, comme je ne serai qu’à quelques lieues de vous, et quemes occupations me forceront de voyager dans les trois départementsde la Manche, du Nord et d’Ille-et-Vilaine, je vous demanderai lapermission, lorsque le hasard me conduira à Vitré, de me rappeler àvotre souvenir, si toutefois ce souvenir n’a rien pour vous dedésagréable.

– Je ne sais trop moi-même le temps queje resterai à Vitré, répondit la jeune femme, mais plutôtgracieusement que sèchement. En récompense de services rendus parmon père, je suis nommée, comme vous l’avez vu sur mon passeport,directrice des postes à Vitré. Seulement, je ne crois pas que jetienne moi-même cette direction. Ruinée par la Révolution, je seraiobligée de tirer un parti quelconque de cette faveur que me fait legouvernement. Ce parti, ce sera de vendre ou de louer ma directionet d’en tirer une rente, sans être forcée d’exercer moi-même.

D’Argentan s’inclina sur son cheval, comme sicette confidence lui suffisait, et qu’il en fût reconnaissant à unepersonne qui, au bout du compte, ne la lui devait pas.

C’était une entrée en matière qui permettait àla conversation de s’engager sur tous ces terrains neutres quitouchent aux terres réservées du cœur, mais sans en fairepartie.

De quoi pouvaient-ils parler allant, l’une àVitré et l’autre à Dinan, si ce n’était de la chouannerie quidésolait les trois ou quatre départements qui composent une partiede l’ancienne Bretagne ?

Mlle Rotrou exprima une grandecrainte de tomber aux mains de ceux qu’on appelait lesbrigands.

Mais, au lieu de partager cette crainte ou del’accroître, d’Argentan s’écria qu’il serait l’homme le plusheureux du monde si un pareil malheur pouvait arriver à sa compagnede route, attendu qu’ayant fait autrefois ses études à Rennes avecCadoudal, ce lui serait une occasion de savoir si le fameux chefdes chouans était aussi ferme dans ses amitiés qu’on le disait.

Mlle Rotrou devint rêveuse,laissa tomber la conversation ; seulement, au bout d’uninstant, elle poussa un soupir de lassitude en disant :

– Décidément, je suis plus fatiguée queje ne le croyais et je pense que je m’arrêterai à Angers, ne fût-ceque pour une nuit.

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