Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 32Les déportés

Le Temple avait, pour la plupart de ceux quel’on venait d’y conduire, des souvenirs qui n’étaient pasprécisément sans remords politiques.

Quelques-uns d’entre eux, après avoir envoyéLouis XVI au Temple, c’est-à-dire après avoir fermé sur lui lesportes de cette prison, les avaient rouvertes pour l’envoyer à lamort.

Ce qui signifie que plusieurs des déportésétaient des régicides.

Libres dans l’intérieur, ils s’étaient ralliésautour de Pichegru, comme autour de la personnalité la pluséminente. Pichegru, qui n’avait rien à se reprocher à l’égard duroi Louis XVI, mais qui, tout au contraire, était puni pour lapitié que lui avaient inspirée les Bourbons, Pichegru, archéologue,historien, homme de lettres, se mit à la tête du groupe quidemandait à visiter les appartements de la tour.

Lavilleheurnois, ancien maître des requêtessous Louis XVI, agent secret des Bourbons pendant la Révolution,complice, avec Brotier-Deprèle, d’une conspiration contre legouvernement républicain, leur servait de guide.

– Voici la chambre de l’infortuné LouisXVI, dit-il en ouvrant la porte de l’appartement où l’augusteprisonnier avait été enfermé.

Rovère, le même à qui s’était adressé Ramel,et qui lui avait expliqué qu’il n’y avait rien à craindre dumouvement des troupes, Rovère, ancien lieutenant de JourdanCoupe-Tête, qui avait fait à l’Assemblée législative l’apologie dumassacre de la Glacière, ne put supporter la vue de cette chambre,et, se frappant le front de ses deux mains, il se retira.

Pichegru, redevenu aussi calme que s’il eûtété encore à la tête de l’armée du Rhin, déchiffrait lesinscriptions écrites au crayon sur les boiseries et au diamant surles vitres.

Il lut celle-ci :

« Ô mon Dieu, pardonne à ceux qui ontfait mourir mes parents !

» Ô mon frère, veille sur moi du haut duciel !

» Puissent les Français êtreheureux ! »

Il n’y avait pas de doute sur la main quiavait tracé ces lignes ; cependant, Pichegru voulut s’assurerde la vérité.

Lavilleheurnois disait bien qu’ilreconnaissait l’écriture de Madame Royale ; mais Pichegru fitmonter le concierge, qui affirma que c’était, en effet, l’augustefille du roi Louis XVI qui avait, d’un cœur chrétien, émis cesdifférents souhaits. Puis il ajouta :

– Messieurs, je vous en prie, n’effacezpoint ces lignes tant que je serai ici. J’ai fait vœu que personnen’y toucherait.

– Bien, mon ami, vous êtes un bravehomme, dit Pichegru, tandis que Delarue au-dessous de cesmots : « Puissent les Français être heureux ! »écrivait ceux-ci : « Le Ciel exaucera les vœux del’innocence ! »

Cependant, tout séparés du monde qu’ilsétaient, les déportés eurent la satisfaction de voir à plusieursreprises qu’ils n’en étaient pas complètement oubliés.

Le soir même du 18 fructidor, comme ellesortait du Temple, où permission lui avait été donnée de voir sonmari, la femme d’un des prisonniers fut accostée par un hommequ’elle ne connaissait point.

– Madame, lui dit-il, vous appartenezsans doute à l’un des malheureux qui ont été arrêtés cematin ?

– Hélas ! oui, monsieur,répondit-elle.

– Eh bien ! permettez, quel qu’ilsoit, que je lui fasse cette légère avance, qu’il me rendra quandles temps seront meilleurs.

Et, disant cela, il lui remit trois rouleauxde louis dans la main.

Un vieillard, queMme Lafon-Ladébat ne connaissait point, se présentachez elle, le 19 fructidor au matin.

– Madame, dit-il, j’ai voué à votre maritoute l’estime et toute l’amitié qu’il mérite, veuillez luiremettre cinquante louis ; je suis au désespoir de n’avoir ence moment que cette faible somme à lui offrir.

Mais lui, voyant son hésitation et en devinantla cause :

– Madame, votre délicatesse ne doit pointsouffrir ; je ne fais que prêter cet argent à votre mari, ilme le rendra à son retour.

Presque tous les condamnés à la déportationavaient longtemps occupé les premiers emplois de la République,soit comme généraux, soit comme ministres. Au 18 fructidor, choseremarquable, au moment du départ pour l’exil, ils étaient tous dansl’indigence.

Pichegru, le plus pauvre de tous, le jour deson arrestation, en apprenant qu’il ne serait point fusillé commeil l’avait cru d’abord, mais simplement déporté, s’inquiétait dusort de sa sœur et de son frère, dont il soutenait seull’existence.

Quant à la pauvre Rose, on sait que, grâce àson aiguille, elle gagnait sa vie et était la plus riche de tous.Si elle eût su le coup qui frappait son ami, c’eût été ellecertainement qui fût accourue de Besançon, et qui lui eût ouvert sabourse.

Ce qui inquiétait surtout cet homme qui avaitsauvé la France sur le Rhin, qui avait conquis la Hollande, laprovince la plus riche de toutes, qui avait manié des millions, etrefusé des millions pour se vendre, tandis qu’on l’accusait d’avoirreçu neuf cents louis en or, de s’être fait donner la principautéd’Arbois, avec deux cent mille livres de rente, réversibles parmoitié sur sa femme et ses enfants, le Château de Chambord avecdouze pièces de canon prises par lui sur l’ennemi – ce quil’inquiétait, cet homme qui n’était pas marié, qui n’avait, parconséquent, ni femme ni enfants, cet homme qui s’était donné pourrien lorsqu’il pouvait se vendre cher, c’était une dette de sixcents francs qui n’était pas acquittée !

Il fit venir son frère et sa sœur, et,s’adressant à cette dernière :

– Tu trouveras, lui dit-il, dans lelogement que j’occupais, l’habit, le chapeau et l’épée aveclesquels j’ai conquis la Hollande ; mets-les en vente aveccette inscription : « Habit, chapeau et épée de Pichegru,déporté à Cayenne. »

La sœur de Pichegru obéit, et, le lendemain,elle revenait le rassurer, lui disant qu’une main pieuse lui avaitfait passer les six cents francs, en échange des trois objets misen vente et que sa dette était acquittée.

Barthélemy, un des hommes considérables del’époque, politiquement parlant, puisqu’il avait fait avecl’Espagne et la Prusse les premiers traités de paix qu’eût signésla République, Barthélemy, qui pouvait se faire donner un millionde chacune de ces deux puissances, n’avait pour tout bien qu’uneferme rapportant huit cents livres de rente.

Villot, au moment de sa proscription, nepossédait en tout que mille francs. Huit jours auparavant, il lesavait prêtés à un homme qui se disait son ami, et qui, au moment deson départ, trouva moyen de ne pas les lui rendre.

Lafon-Ladébat, qui, depuis la proclamation dela République, oubliait ses intérêts pour ceux du pays, après avoirpossédé une immense fortune, eut peine à réunir cinq cents francslorsqu’il apprit sa condamnation. Ses enfants, chargés de liquidersa fortune, payèrent tous les créanciers et se trouvèrent dans lamisère.

Delarue soutenait son vieux père et toute safamille. Riche avant la Révolution, mais entièrement ruiné parelle, il ne dut qu’à l’amitié les secours qu’il reçut en partant.Son père, vieillard de soixante-neuf ans, était inconsolable, etcependant la douleur ne put le tuer.

Il vivait dans l’espoir de revoir un jour sonfils.

Trois mois après le 18 fructidor, on luiapprend qu’un officier de marine arrivé à Paris a rencontré Delaruedans les déserts de la Guyane.

Il veut aussitôt le voir et l’entendre ;le récit de l’officier doit intéresser toute la famille, la familleest réunie. Le marin entre. Le père de Delarue se lève pour aller àsa rencontre ; mais, au moment où il va lui jeter les bras aucou, la joie le tue et il tombe foudroyé aux pieds de celui quivenait lui dire : « J’ai vu votre fils ! »

Quant à Tronçon du Coudray, qui ne vivait quede ses appointements, il était dépourvu de tout lors de sonarrestation et partit avec deux louis pour toute fortune.

Peut-être ai-je tort ; mais il me semblequ’il est bon, puisque l’historien néglige ce soin, que leromancier marche à la suite des révolutions et des coups d’État, etapprenne à l’avenir que ce n’est pas toujours ceux à qui l’on élèvedes statues qui sont dignes de son admiration et de sonrespect.

C’était Augereau qui, après avoir été chargéde l’arrestation, était préposé à la garde des prisonniers. Il leuravait donné pour gardien immédiat un homme qui sortait, à ce qu’onprétendait, depuis un mois, des galères de Toulon, où il avait étémis, en exécution du jugement d’un conseil de guerre, pour crimesde vol, assassinat et incendie, commis dans la Vendée.

Les prisonniers restèrent au Temple depuis le18 fructidor au matin jusqu’au 21 fructidor au soir.

À minuit, le geôlier les réveilla en leurannonçant que vraisemblablement ils allaient partir, et qu’ilsavaient un quart d’heure pour se préparer.

Pichegru, qui avait conservé l’habitude dedormir tout habillé, fut prêt le premier, et il alla de chambre enchambre pour faire hâter ses compagnons.

Il descendit le premier et trouva au bas de latour le directeur Barthélemy, entre le général Augereau et leministre de la Police Sothin, qui l’avait amené au Temple dans sapropre voiture.

Et, comme Sothin avait été convenable enverslui, et que Barthélemy le remerciait, le ministre luirépondit :

– On sait ce que c’est qu’unerévolution ! aujourd’hui votre tour, le nôtre peut-êtredemain.

Et, comme Barthélemy, inquiet du pays avant des’inquiéter de lui-même, demandait s’il n’était arrivé aucunmalheur et si la tranquillité publique n’avait point ététroublée :

– Non, répondit le ministre ; lepeuple a avalé la pilule, et, comme la dose était bonne, elle abien pris.

Puis, voyant tous les déportés au pied de latour :

– Messieurs, dit-il, je vous souhaite unbon voyage.

Et, remontant dans sa voiture, il partit.

Alors, Augereau fit l’appel des condamnés. Àmesure qu’on les nommait, une garde conduisait aux voitures, lelong d’une haie de soldats qui l’insultaient, celui qui venaitd’être nommé.

Quelques-uns de ces hommes, de ces bâtards duruisseau, qui sont toujours prêts à injurier ce qui tombe,essayaient, à travers les soldats, de frapper les déportés auvisage, de leur arracher leurs vêtements ou de leur jeter de laboue.

– Pourquoi les laisse-t-on aller ?criaient-ils. On nous avait promis de les fusiller !

– Mon cher général, dit Pichegru enpassant devant Augereau (et il appuya sur le mot général), si vousaviez promis cela à ces braves gens, c’est mal à vous de ne pasleur tenir parole.

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