Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 4Le traître

La porte se referma derrière eux. Le journ’était point encore venu. Cependant, la nuit était déjà moinsobscure. Le voyageur vit avec un certain étonnement que lescompagnons amenaient un prisonnier. Ce prisonnier, les mains liéesderrière le dos, était attaché sur un cheval dont deux compagnonstenaient la bride. Les trois cavaliers étaient entrés de face sousla porte cochère. Le galop de leurs chevaux les emporta jusqu’aufond de la cour. Deux par deux, les autres étaient entrés ensuite,et les avaient entourés. Tous avaient mis pied à terre.

Un instant le prisonnier était resté à cheval,mais on l’avait descendu à son tour.

– Faites-moi parler au capitaine Morgan,dit le voyageur au moine qui, jusque-là, s’était occupé de lui. Ilfaut avant tout qu’il sache que je suis arrivé.

Le moine alla dire quelques mots à l’oreilledu chef, qui s’approcha vivement du voyageur.

– De la part de qui venez-vous ? luidemanda-t-il.

– Faut-il répondre par la formuleordinaire, demanda celui-ci, ou dire tout simplement de la part dequi je viens, en effet ?

– Puisque vous êtes ici, c’est que vousavez satisfait aux exigences. Dites-moi de la part de qui vousvenez.

– Je viens de la part du généralTête-Ronde.

– Vous avez une lettre de lui ?

– La voici.

Et le voyageur porta la main à sa poche ;mais Morgan l’arrêta.

– Plus tard, dit-il. Nous avons d’abord ànous occuper de juger et de punir un traître. Conduisez leprisonnier dans la salle du conseil, ajouta Morgan.

En ce moment, on entendit le galop d’uneseconde troupe de cavaliers.

Morgan écouta.

– Ce sont nos frères, dit-il. Ouvrez laporte !

La porte s’ouvrit.

– Rangez-vous ! cria Morgan.

Et une seconde troupe de quatre hommes entrapresque aussi rapidement que l’avait fait la première.

– Avez-vous le prisonnier ? criacelui qui la commandait.

– Oui, répondirent en chœur lescompagnons de Jéhu.

– Et vous, demanda Morgan, avez-vous leprocès-verbal ?

– Oui, répondirent d’une seule voix lesquatre arrivants.

– Alors, tout va bien, dit Morgan, etjustice va être faite.

Voici ce qui était arrivé.

Comme nous l’avons dit, plusieurs bandes,connues sous le nom de compagnons de Jéhu ou sous celui deVengeurs, et même sous tous les deux, battaient le pays depuisMarseille jusqu’à Besançon. L’une se tenait aux environs d’Avignon,l’autre dans le Jura ; la troisième, enfin, où nous l’avonsvue, c’est-à-dire dans la chartreuse de Seillon.

Comme tous les jeunes gens qui composaient cesbandes appartenaient à des familles du pays, aussitôt le coupprémédité accompli, qu’il eût réussi ou qu’il eût manqué, on seséparait et chacun rentrait chez soi. Un quart d’heure après, notredétrousseur de diligences, le chapeau sur le coin de l’oreille, lelorgnon à l’œil, la badine à la main, se promenait par la ville,demandant des nouvelles des événements et s’étonnant del’incroyable insolence de ces hommes pour lesquels rien n’étaitsacré, pas même l’argent du Directoire. Or, comment soupçonner desjeunes gens dont les uns étaient riches, dont les autres étaient degrande naissance, qui étaient apparentés aux premières autoritésdes villes, de faire le métier de voleurs de grand chemin ?Puis, disons-le, on ne les soupçonnait pas ; mais, les eût-onsoupçonnés, nul n’eût pris sur lui de les dénoncer.

Cependant, le gouvernement voyait avec grandepeine son argent, détourné de sa destination, prendre la route dela Bretagne au lieu de celle de Paris, et aboutir à la caisse deschouans au lieu d’aboutir à celle des directeurs. Aussi voulut-illutter de ruse avec ses ennemis.

Dans une des diligences qui conduisaientl’argent, il fit monter, habillés en bourgeois, sept ou huitgendarmes qui avaient fait porter d’avance à la voiture leurscarabines et leurs pistolets, et qui reçurent l’ordre exprès deprendre vivant un de ces dévaliseurs. La chose fut exécutée assezhabilement pour que les compagnons de Jéhu n’entendissent parler derien. Le véhicule, avec l’honnête allure d’une diligence ordinaire,c’est-à-dire bourrée de bourgeois, s’aventura dans les gorges deCavaillon et fut arrêtée par huit hommes masqués ; une vivefusillade, qui partit de l’intérieur de la voiture, dénonça la ruseaux compagnons de Jéhu qui, peu curieux d’entamer une lutteinutile, mirent au galop leurs montures, et, grâce à l’excellencede leurs chevaux, eurent bientôt disparu. Mais le cheval de l’und’eux avait eu la cuisse cassée par une balle et s’était abattu surson cavalier. Le cavalier, pris par son cheval, n’avait pu fuir etavait été ramassé par les gendarmes, qui avaient ainsi atteint ledouble mandat qui leur avait été confié, celui de défendre l’argentdu gouvernement et de mettre la main sur un de ceux qui voulaientle prendre.

Comme les anciens francs-juges, comme lesilluminés du XVIIIe siècle, comme les francs-maçonsmodernes, les affiliés, pour être reçus compagnons passaient par decruelles épreuves et faisaient de terribles serments. Un de cesserments était de ne jamais dénoncer un compagnon, quelles quefussent les tortures que l’on endurât. Si la faiblesse l’emportait,si le nom d’un complice s’échappait de la bouche du prisonnier, sesubstituant à la justice qui faisait grâce ou qui adoucissait lapeine en récompense de la délation, le premier venu des compagnonsavait le droit de lui enfoncer un poignard dans le cœur.

Or, le prisonnier fait sur la route deMarseille à Avignon, dont le nom de guerre était Hector, et levéritable nom de Fargas, après avoir longtemps résisté tant auxpromesses qu’aux menaces, las enfin de la prison, tourmenté par ledéfaut de sommeil, la pire de toutes les tortures, connu sous sonvéritable nom, avait fini par faire des aveux et par nommer sescomplices.

Mais, aussitôt que la chose avait étédivulguée, les juges avaient reçu un tel déluge de menaces, soitpar lettres, soit de vive voix, qu’on avait résolu d’envoyerl’instruction se faire à l’autre bout de la France, et qu’on avaitchoisi, pour y suivre le procès, la petite ville de Nantua, situéeà l’extrémité du département de l’Ain.

Mais, en même temps que le prisonnier, toutesprécautions prises pour sa sûreté, était expédié à Nantua, lescompagnons de Jéhu de la chartreuse de Seillon avaient reçu avis dela trahison et de la translation du traître.

C’est à vous, leur disait-on, quiêtes les frères les plus dévoués de l’ordre, c’est à Morgan, votrechef, le plus téméraire et le plus aventureux de nous tous, desauver ses compagnons en détruisant le procès-verbal qui lesaccuse, et en faisant un exemple terrible sur la personne de celuiqui a trahi. Qu’il soit jugé, condamné, poignardé, disait lalettre, et exposé aux regards de tous avec le poignard vengeur dansla poitrine.

C’était cette terrible mission que Morganvenait d’accomplir.

Il s’était rendu avec dix de ses compagnons àNantua. Six d’entre eux, après avoir bâillonné la sentinelle,avaient frappé à la porte de la prison, et, le pistolet sur lagorge, avaient forcé le concierge d’ouvrir. Une fois dans laprison, ils s’étaient fait indiquer le cachot de Fargas, s’yétaient fait conduire par le concierge et le geôlier, les avaientenfermés tous deux dans le cachot du prisonnier, avaient liécelui-ci sur un cheval de main qu’ils avaient amené avec eux, etils étaient repartis au grand galop.

Les quatre autres, pendant ce temps, s’étaientemparés du greffier, l’avaient forcé de les conduire au greffe dontil avait la clé et où, dans les moments de presse, il travaillaitparfois toute la nuit. Là, ils s’étaient fait donner la procédureentière, les interrogatoires, contenant les dénonciations signéesde l’accusé. Puis, pour sauvegarder le greffier qui les suppliaitde ne pas le perdre, et qui, peut-être, n’avait pas fait toute larésistance qu’il eût pu faire, ils vidèrent une vingtaine decartons, y mirent le feu, refermèrent la porte du greffe, rendirentla clé au greffier qui fut libre de rentrer chez lui, et partirentau galop à leur tour, emportant les pièces du procès et laissant legreffe brûler tranquillement.

Inutile de dire que, pour faire cetteexpédition, tous étaient masqués.

Voilà pourquoi la seconde troupe, en entrantdans la cour de l’abbaye, avait crié : « Avez-vous leprisonnier ? » et pourquoi la première, après avoirrépondu : « Oui », avait demandé : « Etvous, avez-vous le procès-verbal ? » Et voilà toujourspourquoi, sur la réponse affirmative, Morgan avait dit, de cettevoix qui ne trouvait jamais de contradicteurs : « Alors,tout va bien, et justice va être faite. »

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