Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 10Le Mont-Tabor

Comme l’avait pensé Roland, le cheik d’Aherétait arrivé au point du jour au camp. En raison de sonaxiome : « Réveillez-moi toujours pour les mauvaisesnouvelles, mais jamais pour les bonnes », on avait éveilléBonaparte.

Le cheik, introduit près de lui, lui avait ditce qu’il avait vu, comment vingt-cinq à trente mille hommes avaientpassé le Jourdain, et venaient d’entrer sur le territoire deTibériade.

Sur la question de Bonaparte qui lui demandaitce qu’était devenu Roland, il lui dit que le jeune aide de camps’était chargé de prévenir Junot, qui était à Nazareth, et faisaitdire à Bonaparte qu’il y avait au pied du Tabor, entre cettemontagne et celles de Naplouse, une grande plaine dans laquelle,sans être gênés, vingt-cinq mille Turcs pouvaient dormir couchésles uns près des autres.

Bonaparte avait fait éveiller Bourrienne,avait demandé sa carte, et mandé Kléber.

Devant celui-ci, par le jeune Druse auquel ilavait donné un crayon, il s’était fait indiquer le passage précisdes musulmans, la route qu’ils avaient prise et celle que lui,cheik d’Aher, avait suivie pour revenir au camp.

– Vous allez prendre votre division, ditBonaparte à Kléber ; elle doit se composer de deux millehommes à peu près. Le cheik d’Aher vous servira de guide, pour quevous ne passiez pas justement par la même route qu’il a prise avecRoland. Vous suivrez le chemin le plus court pour aller àSafarié ; demain, dès le matin, vous pourrez être à Nazareth.Que vos hommes prennent chacun de l’eau pour la journée. Quoique jevoie un fleuve tracé sur la carte, j’ai peur qu’à l’époque del’année où nous sommes, il ne soit desséché. Engagez, si vouspouvez, la bataille dans la plaine qui est en avant ou en arrièredu Mont-Tabor, à Loubi ou à Fouli. Nous avons une revanche àprendre de la bataille de Tibériade, gagnée par Saladin sur Guy deLusignan en 1187. Tâchons que les Turcs n’aient rien perdu pourattendre. Ne vous inquiétez pas de moi ; j’arriverai àtemps.

Kléber réunit sa division, bivaqua le soirprès de Safarié, ville que la tradition veut avoir été habitée parsaint Joachim et par sainte Anne.

Le même soir, il se mit en communication avecJunot, qui avait laissé une avant-garde à Cana et était remonté àNazareth, pour laquelle il avait un faible.

Il apprit de lui que l’ennemi n’avait pointquitté sa position de Loubi, et que, par conséquent, il letrouverait sur un des deux points que lui avait indiqués Bonaparte,c’est-à-dire en avant du Mont-Tabor.

À un quart de lieue de Loubi était un villagenommé Seïd-Jarra, occupé par une portion de l’armée turque,c’est-à-dire par sept ou huit mille hommes. Il le fit attaquer parJunot avec une partie de sa division, tandis qu’avec le reste deses hommes, formés en carré, il chargeait la cavalerie.

Au bout de deux heures, l’infanterie despachas était chassée de Seïd-Jarra, et la cavalerie, de Loubi.

Les Turcs, culbutés, se retirèrent en désordrejusqu’au Jourdain. Junot, dans ce combat, eut deux chevaux tuéssous lui ; ne trouvant sous sa main qu’un dromadaire, il lemonta, et, emporté par lui, se trouva bientôt au milieu descavaliers turcs, parmi lesquels il semblait un géant.

Les jarrets coupés, son dromadaire s’abattit,ou plutôt s’écroula sous lui. Heureusement, Roland ne l’avait pasperdu de vue ; il arriva avec son aide de camp Teinturier, lemême qui regardait avec lui passer les belles filles deNazareth.

Tous deux tombèrent comme la foudre sur lamasse qui l’enveloppait, s’ouvrirent un passage et arrivèrentjusqu’à Junot. Ils le remontèrent sur le cheval d’un mamelouk tué,et tous trois, le pistolet au poing, perçant une muraille vivante,reparurent au milieu des soldats qui les croyaient perdus, et quise hâtaient, sans autre espérance que celle de retrouver leurscadavres.

Kléber était venu tellement vite, qu’iln’avait pu se faire suivre par ses fourgons ; il en résultaque, faute de munitions, il ne put poursuivre l’ennemi.

Il se retira sur Nazareth et se fortifia dansla position de Safarié.

Le 13, Kléber fit reconnaître l’ennemi. Lesmamelouks d’Ibrahim bey, les janissaires de Damas, les Arabesd’Alep et des différentes tribus de Syrie, avaient opéré leurjonction avec les Naplousins, et toute cette nuée d’hommes campaitdans la plaine de Fouli, c’est-à-dire d’Esdrelon.

Kléber informa aussitôt le général en chef deces détails. Il lui dit qu’il avait reconnu l’armée ennemie,qu’elle pouvait monter à une trentaine de mille hommes, dont vingtmille de cavalerie, et lui annonça que, le lendemain, avec ses deuxmille cinq cents hommes, il allait attaquer toute cette multitude.Il terminait sa lettre par ces mots :

L’ennemi est justement où vous levouliez ; tâchez d’être de la fête.

Le cheik d’Aher fut chargé de porter cettedépêche ; mais, comme la plaine était inondée de coureursennemis, elle fut envoyée en triple expédition et par troismessagers différents.

Sur les trois dépêches, Bonaparte en reçutdeux : l’une à onze heures du soir, l’autre à une heure dumatin. On n’entendit jamais parler du troisième messager.

Bonaparte n’avait garde de manquer d’être dela fête. Il était urgent d’en venir à une action générale et delivrer une bataille décisive pour éloigner cette masse formidablequi pouvait venir l’écraser contre les murailles deSaint-Jean-d’Acre.

Murat fut envoyé, à deux heures du matin, enavant avec mille hommes d’infanterie, une pièce d’artillerie légèreet un détachement de dragons. Il avait l’ordre de marcher jusqu’àce qu’il rencontrât le Jourdain, où il s’emparerait du pontd’Iacoub, pour empêcher la retraite de l’armée turque. Il avaitplus de dix lieues à faire.

Bonaparte partit à trois heures dumatin ; il emmenait avec lui tout ce qui n’était passtrictement nécessaire pour maintenir les assiégés dans leursmurailles. Au point du jour, il bivaquait sur les hauteurs deSafarié, faisait faire à ses hommes une distribution de pain, d’eauet d’eau-de-vie ; il avait été obligé de prendre la route laplus longue, parce que son artillerie et ses fourgons n’eussent pule suivre sur les rives du Kison.

À neuf heures, il se remit en marche, et, àdix heures du matin, il était au pied du Mont-Tabor.

Là, dans la vaste plaine d’Esdrelon, à troislieues de distance environ, il aperçut la division Kléber, forte dedeux mille cinq cents hommes à peine, comme nous l’avons dit, auxprises avec la masse entière de l’armée ennemie qui l’enveloppaitde tous côtés, et au milieu de laquelle elle faisait un point noirentouré de feu.

Plus de vingt mille cavaliers l’assaillaient,tantôt tournant autour d’elle comme un tourbillon, tantôt fondantsur elle comme une avalanche ; jamais ces hommes, qui avaientvu tant de choses cependant, n’avaient vu tant de cavaliers semouvoir, charger, caracoler autour d’eux ; et cependant,chaque soldat, pressant du pied le pied de son voisin, conservaitce sang-froid terrible qui pouvait seul faire son salut, recevaitles Turcs au bout de son fusil, ne faisant feu que lorsqu’il étaitsûr d’atteindre son homme ; frappant les chevaux de sabaïonnette quand les chevaux s’approchaient de trop près, maisgardant les balles pour les cavaliers.

Chaque homme avait reçu cinquantecartouches ; mais à onze heures du matin, on fut obligé defaire une seconde distribution de cinquante autres. Ils avaientfait autour d’eux un rempart d’hommes et de chevaux tués, et ilsétaient abrités par cet horrible abatis, par cette sanglantemuraille, comme par un rempart.

Voilà ce que voyaient Bonaparte et son arméelorsqu’ils débouchèrent du Mont-Tabor.

Aussi, à cette vue, un cri d’enthousiasmes’échappa-t-il de toutes les poitrines :

– À l’ennemi ! à l’ennemi !

Mais Bonaparte cria :« Halte ! » Il les força de prendre un quart d’heurede repos. Il savait que Kléber tiendrait, s’il le fallait, desheures encore, et il voulait que la journée fût complète.

Puis il forma ses six mille hommes en deuxcarrés de trois mille hommes chacun, et les divisa de manière àprendre toutes ces hordes sauvages, cavalerie et infanterie, dansun triangle de fer et de feu.

Les combattants étaient si acharnés que,pareils aux Romains et aux Carthaginois qui, pendant la bataille deTrasimène, ne sentirent pas un tremblement de terre qui renversavingt-deux villes, ni Turcs ni Français ne virent s’approcher cesdeux masses armées qui roulaient dans leurs flancs des tonnerresmuets encore, mais dont les armes brillantes envoyaient desmilliers d’éclairs, précurseurs de l’orage qui allait gronder.

Tout à coup, on entendit un coup de canonisolé.

C’était le signal par lequel Bonaparte étaitconvenu de prévenir Kléber.

Les trois carrés n’étaient plus qu’à une lieueles uns des autres, et leurs triples feux allaient porter sur unemasse de vingt-cinq mille hommes.

Le feu éclata des trois côtés à la fois.

Les mamelouks, les janissaires, tous lescavaliers enfin tourbillonnèrent sur eux-mêmes, ne sachant commentsortir de la fournaise, tandis que les dix mille hommesd’infanterie, ignorants de toute science et de toute théoriemilitaire, se débandèrent et allèrent se heurter à ces triplesfeux.

Tout ce qui eut le bonheur de donner dans lesintervalles parvint à peu près à s’échapper. Au bout d’une heure,les fugitifs avaient disparu comme une poussière balayée par levent, laissant la plaine couverte de morts, abandonnant leur camp,leurs étendards, quatre cents chameaux, un butin immense.

Les fuyards se croyaient sauvés ; ceuxqui gagnèrent les montagnes de Naplouse y trouvèrent, en effet, unrefuge ; mais ceux qui voulurent rejoindre le Jourdain, parlequel ils étaient venus, rencontrèrent Murat et ses mille hommesqui gardaient le passage du fleuve.

Les Français ne s’arrêtèrent que lorsqu’ilsfurent las de tuer.

Bonaparte et Kléber se joignirent sur le champde bataille, et, au milieu des acclamations des trois carrés, sejetèrent dans les bras l’un de l’autre.

Ce fut là que, suivant la tradition militaire,le colosse Kléber, posant la main sur l’épaule de Bonaparte, quiatteignait à peine à sa poitrine, lui dit ces paroles tantcontestées depuis :

– Général, vous êtes grand comme lemonde !

Bonaparte devait être content.

C’était bien sur le même point où Guy deLusignan avait été vaincu qu’il venait de vaincre ; c’était làque, le 5 juillet 1187, les Français, ayant épuisé jusqu’à l’eau deleurs larmes, dit l’auteur arabe, en vinrent à une actiondésespérée avec les musulmans, commandés par Sala-Eddin.

« Au commencement, dit ce même auteur,ils se battaient comme des lions ; mais à la fin ils n’étaientplus que des brebis dispersées. Entourés de toutes parts, ilsfurent repoussés jusqu’au pied de la montagne des Béatitudes, où leSeigneur, instruisant le peuple, dit : « Bienheureux lespauvres d’esprit, bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceuxqui souffrent persécution pour la justice » et où il leurdit : « Vous prierez ainsi : « Notre Père, quiêtes aux cieux ! »

Toute l’action se porta donc vers cettemontagne, que les infidèles appellent la montagne d’Hittin.

Guy de Lusignan se réfugia sur la colline etdéfendit tant qu’il put la vraie croix, dont il ne put empêcher lesmusulmans de s’emparer, après qu’ils eurent blessé mortellementl’évêque de Saint-Jean-d’Acre, qui la portait.

Raymond s’ouvrit un passage avec les siens ets’enfuit à Tripoli, où il mourut de douleur.

Tant qu’un groupe de chevaliers resta, cegroupe revint à la charge, mais il fondait bientôt au milieu desSarrasins, comme la cire dans un brasier.

Enfin, le pavillon du roi tomba pour ne plusse relever ; Guy de Lusignan fut fait prisonnier, et Saladin,en prenant des mains de celui qui lui apportait l’épée du roi deJérusalem, descendit de cheval et rendit grâce à Mahomet de savictoire.

Jamais les chrétiens, ni en Palestine, niailleurs, n’avaient subi une pareille défaite. « En voyant lenombre des morts, dit un témoin oculaire, on ne croyait pas qu’il yeût des prisonniers ; en voyant les prisonniers, on ne pouvaitcroire qu’il y eût des morts. »

Le roi, après avoir juré la renonciation deson royaume, fut envoyé à Damas. Tous les chevaliers du Temple etles hospitaliers eurent la tête tranchée. Sala-Eddin, qui craignaitque ses soldats ne ressentissent une pitié qu’il n’éprouvait pas,et qui appréhendait qu’ils n’épargnassent quelques-uns de cesmoines-soldats, paya cinquante pièces d’or pour chacun de ceuxqu’on lui livra.

De toute l’armée chrétienne, à peineresta-t-il mille hommes debout. « On vendit, disent lesauteurs arabes, un prisonnier pour une paire de sandales, et l’onexposa dans les rues de Damas des têtes de chrétiens en guise demelons. »

Monseigneur Mislin dit, dans son beau livredes « Saints Lieux », qu’un an après cet horriblecarnage, en traversant les champs d’Hittin, il trouva encore desmonceaux d’ossements, et que les montagnes et les valléesd’alentour étaient couvertes des restes qu’y avaient traînés lesbêtes sauvages.

Après la bataille du Mont-Tabor, les chacalsde la plaine d’Esdrelon n’eurent rien à envier aux hyènes de lamontagne de Tibériade.

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