Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 21Le citoyen François Goulin

Mlle Rotrou, ou plutôt Dianade Fargas, était, en sortant de Châteaubriant, tombée dans uneprofonde rêverie. Dans l’état où était son cœur, il était ou ellecroyait qu’il devait être insensible à tout sentiment tendre etsurtout à l’amour. Mais la beauté, l’élégance, la courtoisie auronttoujours sur une femme comme il faut une influence suffisante à lafaire rêver, sinon à la faire aimer.

Mlle de Fargas rêvait àson compagnon de voyage et, atteinte pour la première fois d’unfaible soupçon, elle se demandait comment un homme si bien protégépar la triple signature de Barras, de Rewbell et deLarevellière-Lépeaux, pouvait éprouver d’aussi invinciblesrépugnances devant les agents d’un gouvernement qui l’honoraitd’une confiance si particulière.

Elle oubliait qu’elle-même, dont lessympathies étaient loin d’être vives pour le gouvernementrévolutionnaire, marchait sous sa protection directe, et, ensupposant M. d’Argentan un ci-devant, comme quelques parolesde son dernier entretien lui avaient donné à le croire, il étaitpossible que des circonstances pareilles à la sienne lui eussentvalu une protection qu’il avait honte à réclamer.

Puis Diana avait remarqué queM. d’Argentan, en descendant de cheval, emportait toujoursavec lui une valise dont le poids était loin d’être proportionné àsa grosseur.

Quoique le jeune homme fût vigoureux, et que,pour écarter tout soupçon, il prît souvent cette valise d’une seulemain, il était facile de voir que cette valise avec laquelle ilfaisait semblant de jouer, comme si elle ne renfermait que quelqueshabits de voyage, pesait à sa main plus qu’il ne voulait le laisservoir.

Était-ce de l’argent qu’il portait ? Ence cas, c’était un singulier receveur que celui qui portait del’argent de Paris à Vitré, au lieu d’en envoyer de Vitré àParis.

Puis, quoique dans ces heures debouleversements il ne fût pas rare de voir des hérésies sociales,Mlle de Fargas avait trop étudié lesdifférents échelons de la société pour ne pas reconnaître qu’iln’était pas dans les habitudes d’un petit receveur de chef-lieu decanton perdu à l’extrémité de la France, de monter à cheval commeun gentleman anglais et de s’exprimer, surtout au sortir d’uneépoque où chacun s’était fait grossier pour se rapprocher de lapuissance du jour, de s’exprimer avec une courtoisie qui avaitconservé un indélébile parfum de gentilhommerie.

Elle se demandait, sans que cependant son cœurfût pour rien dans cette demande, quel pouvait être cet inconnu, etquel motif pouvait le forcer à voyager avec un passeport qui, àcoup sûr, n’était pas le sien.

Ce qu’il y avait de curieux, c’est queM. d’Argentan, en quittant Diana de Fargas, se faisait à luiles mêmes questions que celle-ci se faisait à elle-même.

Tout à coup, en arrivant sur la hauteur quiprécède le relais de La Guerche et du sommet de laquelle on voit laroute se dérouler pendant plusieurs lieues, Diana tressaillit,éblouie par la vue des canons de fusil qui reflétaient la lumièredu soleil. La route semblait une immense rivière roulant de l’acierfondu.

C’était la colonne républicaine qui était enmarche et dont la tête faisait déjà halte à La Guerche, quand, unedemi-lieue en arrière le reste de cette colonne marchaitencore.

Tout était événement dans ces époques detroubles, et comme Diana payait bien ses guides, le postillon luidemanda s’il devait prendre la queue de la colonne ou si, faisantmarcher la voiture sur le revers de la route, il devait, sansralentir sa course, piquer jusqu’à La Guerche.

Mlle de Fargas donnal’ordre d’abaisser le dessus de sa calèche pour ne point devenir unobjet de curiosité, et invita le postillon à ne pas ralentir sacourse.

Le postillon exécuta les ordres de Diana,remonta à cheval, et reprit ce joli petit train avec lequel lesquadrupèdes de la régie postale parvenaient à faire deux lieues àl’heure.

Il en résulta queMlle de Fargas arriva aux portes de LaGuerche, et, quand nous disons aux portes, cela signifie à l’entréede la rue qui donne sur la route de Châteaubriant.

Il y avait encombrement à cette porte.

Une immense machine, traînée par douze chevauxet placée sur un truc trop large pour passer entre deux bornes,obstruait l’entrée de la rue.

Mlle de Fargas, voyant lavoiture arrêtée et ne connaissant pas la cause de ce retard, passala tête par l’ouverture de la vitre et demanda :

– Qu’y a-t-il donc, postillon ?

– Il y a, citoyenne dit-il, que nos ruesne sont pas assez larges pour les instruments qu’on veut y fairepasser et qu’on est obligé de déraciner une borne pour que lamachine de M. Guillotin puisse faire son entrée à LaGuerche.

Et, en effet, comme le sieur François Goulin,commissaire extraordinaire du gouvernement, avait décidé de voyagerpour l’édification des villes et des villages, il arrivait, commel’avait dit le postillon, que la rue était trop étroite, non paspour la machine elle-même, mais pour l’espèce de plate-formeroulante sur laquelle elle était dressée.

Diana jeta les yeux sur la chose hideuse quiobstruait le chemin, et, reconnaissant que ce devait êtrel’échafaud qu’elle n’avait jamais vu, elle rentra vivement la têteen s’écriant :

– Oh ! quelle horreur !

– Quelle horreur ! quellehorreur ! répéta une voix dans la foule. Je voudrais biensavoir quelle est l’aristocrate qui parle avec si peu de respect del’instrument qui a le plus fait pour la civilisation humaine depuisl’invention de la charrue.

– C’est moi, monsieur, ditMlle de Fargas et je vous serais obligée, sivous y pouviez quelque chose, de faire entrer à La Guerche macalèche le plus vite possible ; je suis pressée.

– Ah ! tu es pressée ! dit enpâlissant de colère un petit homme sec, maigre, vêtu de cetteignoble carmagnole que déjà, depuis un an ou deux, on ne portaitplus. Ah ! tu es pressée ! Eh bien ! tu vasdescendre d’abord de ta calèche, aristocrate, et tu passeras àpied, si nous te laissons passer, toutefois.

– Postillon, dit Diana, abattez lacouverture de la calèche.

Le postillon obéit. La jeune fille écarta sesvoiles et laissa apparaître son merveilleux visage.

– Est-ce que, par hasard, demanda-t-elled’un ton railleur, j’aurais affaire au citoyen FrançoisGoulin ?

– Je crois que tu railles, s’écria lepetit homme en s’élançant vers la calèche et en arrachant sonbonnet rouge, coiffure que, depuis longtemps aussi, on ne portaitplus, mais que le citoyen François Goulin s’était promis deremettre à la mode en province. Eh bien ! oui, c’estmoi ; qu’as-tu à lui dire, au citoyen Goulin ?

Et il étendit la main vers elle, comme pourlui mettre la main au collet.

Diana, d’un mouvement, se rejeta de l’autrecôté de la calèche.

– D’abord, citoyen Goulin, si vous voulezme toucher, ce que je regarde comme parfaitement inutile, mettezdes gants ; je déteste les mains sales.

Le citoyen Goulin appela quatre hommes, sansdoute pour leur donner l’ordre de s’emparer de la bellevoyageuse ; mais, pendant ce temps, d’une poche secrète de sonportefeuille, Diana avait tiré le sauf-conduit particulier deBarras.

– Pardon, citoyen, dit-elle, toujoursrailleuse ; savez-vous lire ?

Goulin jeta un cri de colère.

– Oui, reprit-elle. Eh bien ! en cecas-là, lisez ; mais prenez garde de ne pas trop froisser lepapier qui pourra m’être utile, si je suis exposée à rencontrer detemps en temps des malotrus tels que vous.

Et elle tendit le papier au citoyen FrançoisGoulin.

Il ne contenait que ces troislignes :

Au nom du Directoire, il est ordonné auxautorités civiles et militaires de protégerMlle Rotrou dans sa mission et de lui prêtermain-forte, si elle la réclame, sous peine de destitution.

Barras.

Paris, ce …

Le citoyen François Goulin lut et relut lesauf-conduit de Mlle Diana de Fargas.

Puis, comme un ours que son maître, le bâton àla main, force de faire une révérence :

– Singulière époque, dit-il, que celle oùles femmes, et les femmes en robe de satin et en calèche, sontchargées de donner des ordres aux citoyens portant les signes durépublicanisme et de l’égalité. Puisque nous n’avons fait quechanger de roi et que vous avez un laissez-passer du roi Barras,passez, citoyenne ; mais je n’oublierai pas votre nom, soyeztranquille, et, si jamais vous me tombez sous la main…

– Voyez donc, postillon, si la route estlibre, dit Mlle de Fargas du ton qui lui étaithabituel ; je n’ai plus rien à faire avec Monsieur.

La route n’était pas encore dégagée ;mais, en prenant un détour, la calèche put cependant passer.

Mlle de Fargas arriva àgrand-peine jusqu’à la poste, les rues étaient encombrées derépublicains.

Là, force lui fut de s’arrêter. Elle n’avaitrien pris depuis Châteaubriant, et, voulant aller coucher à Vitré,il lui fallait absolument prendre un repas à La Guerche.

Elle se fit donner une chambre et servir chezelle.

Elle commençait à peine à déjeuner lorsqu’onlui dit que le colonel, qui commandait la colonne, demandait lapermission de lui présenter ses devoirs.

Elle répondit qu’elle n’avait pas l’honneur deconnaître le colonel, et qu’à moins qu’il n’eût des choses d’unecertaine importance à lui dire, elle le priait de l’excuser si ellene le recevait pas.

Le colonel insista, disant qu’il croyait êtrede son devoir de la prévenir d’une chose que lui seul savait et quipouvait avoir une certaine importance pour elle.

Mlle de Fargas fit signequ’elle était prête à recevoir le visiteur, et l’on annonça lecolonel Hulot.

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