Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 29Jean-Victor Moreau

Moreau était à cette époque un homme detrente-sept ans, le seul qui, avec Hoche, contrebalançât, sinon lafortune, du moins la renommée de Bonaparte.

Dès cette époque, il était entré dans uneassociation qui devint plus tard un complot, et qui, établie en1797, ne fut étouffée qu’à Wagram, en 1809, par la mort du colonelOudet, chef de cette société dite des philadelphes.

Dans cette société, son nom de guerre étaitFabius, en souvenir du fameux consul romain qui remporta lavictoire sur Annibal en temporisant.

Aussi nommait-on Moreau le Temporisateur.

Par malheur, cette temporisation n’était pointchez lui le résultat d’un calcul, mais l’effet du caractère. Moreaumanquait complètement de fermeté dans les aperçus politiques, et dedétermination dans la volonté.

Doué d’une vigueur plus instinctive, il eût puinfluer sur les événements de la France et se faire une vie enrivalité avec les plus belles existences modernes et antiques.

Moreau était né à Morlaix en Bretagne ;son père était un avocat distingué ; sa famille étaitconsidérée et plutôt riche que pauvre. À dix-huit ans, entraînévers l’état militaire, il s’engagea. Son père, qui voulait faire dujeune Moreau un avocat comme lui, racheta le congé de son fils etl’envoya à Rennes pour y faire son droit.

Il prit bientôt une certaine influence sur sescamarades ; cette influence était due à une incontestablesupériorité morale.

Inférieur en intelligence à Bonaparte,inférieur en spontanéité à Hoche, il pouvait rester encoresupérieur à beaucoup.

Quand les troubles précurseurs de laRévolution éclatèrent en Bretagne, Moreau adopta le parti duParlement contre la Cour, et entraîna avec lui toute la corporationdes étudiants.

Il s’ensuivit, entre Moreau, que l’on surnommadès lors le général du Parlement, et le commandant de Rennes, unelutte dans laquelle le vieux soldat n’eut pas toujoursl’avantage.

Le commandant de Rennes donna l’ordre alorsd’arrêter Moreau.

Moreau, dans le génie duquel était laprudence, ou plutôt dont la prudence était le génie, trouva lemoyen de se dérober à toutes les recherches, en se montrant tousles jours, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, afin que l’onfût bien convaincu que l’âme de l’opposition parlementaire n’avaitpoint abandonné la vieille capitale de l’Armorique.

Mais, plus tard, voyant que ce Parlement qu’ildéfendait s’opposait à la convocation des états généraux, etjugeant que cette convocation était nécessaire au futur bonheur dela France, il changea de parti, tout en conservant son opinion,soutint la convocation des états généraux et parut à la tête detous les attroupements qui s’organisèrent dès lors en Bretagne.

Il était président de la jeunesse bretonneréunie à Pontivy, lorsque le procureur général du département,cherchant à utiliser cette capacité qui se révélait en quelquesorte d’elle-même, le nomma commandant du 1er bataillonde volontaires d’Ille-et-Vilaine.

Voici, au reste, ce que Moreau ditlui-même :

« J’étais voué à l’étude des lois aucommencement de cette Révolution qui devait fonder la liberté dupeuple français. Elle changea la destination de ma vie ; je lavouai aux armes. Je n’allai pas me placer parmi les soldats de laliberté par ambition, j’embrassai l’état militaire par respect pourles droits de la nation : je devins guerrier parce que j’étaiscitoyen. »

Moreau devait à ce caractère calme, et même unpeu lymphatique, un coup d’œil sûr au milieu du danger et unsang-froid étonnant dans un jeune homme. À cette époque, les hommesmanquaient encore, mais allaient se présenter en foule ; sesqualités, quoiqu’un peu négatives, valurent à Moreau le grade degénéral en chef.

Pichegru, homme de génie, apprécia Moreau,homme de talent, et lui conféra, en 1794, le grade de général dedivision.

À partir de ce moment, il eut sous ses ordresun corps de vingt-cinq mille hommes et fut particulièrement chargéde la conduite des sièges.

Dans la brillante campagne de 1794, qui soumitla Hollande à la France, Moreau commanda l’aile droite del’armée.

La conquête de la Hollande était jugéeimpossible par tous les stratégistes, la Hollande étant, on lesait, une terre plus basse que la mer, conquise sur la mer et quel’on peut inonder à volonté.

Les Hollandais risquèrent cedemi-suicide ; ils percèrent les digues qui retenaient leseaux de la mer, et crurent échapper à l’invasion en inondant leursprovinces.

Mais tout à coup un froid inconnu dans cettecontrée, un froid qui s’éleva jusqu’à quinze degrés, un froid telqu’on ne l’avait vu qu’une fois dans tout le cours d’un siècle,vient glacer les canaux et les fleuves.

Alors, avec une audace qui n’appartient qu’àeux, les Français s’aventurent sur l’abîme. C’est d’abordl’infanterie qui risque le passage, puis vient la cavalerie à sontour, puis l’artillerie légère ; et, comme on voit que lesglaces supportent ce poids insolite, on fait descendre et roulersur cette mer improvisée jusqu’à la grosse artillerie de siège. Onse bat à la surface de l’eau, comme on se battait autrefois sur laterre ferme ; les Anglais sont attaqués et chassés à labaïonnette, les batteries autrichiennes sont emportées ; cequi devait sauver la Hollande, la perd. Le froid, qui deviendraplus tard l’ennemi mortel de l’Empire, s’est fait l’allié fidèle dela République.

Alors, rien ne peut plus s’opposer àl’envahissement des Provinces-Unies. Les remparts ne défendent plusles villes, les glaces sont au niveau des remparts. Arnheim,Amsterdam, Rotterdam, La Haye sont prises. La conquête d’Overyssel,de Groningue et de Frise achève de livrer toute la Hollande.

Restait la flotte du stathouder, surprise parles glaces dans le détroit du Texel et dont les pièces sont restéesà fleur d’eau.

Moreau fait traîner ses canons pour répondre àl’artillerie de la flotte ; il combat des vaisseaux comme ileût combattu des forteresses, lance un régiment de hussards àl’abordage ; et une flotte, chose inouïe dans l’histoire despeuples et dans les annales de la marine, est prise par un régimentde cavalerie légère.

C’étaient toutes ces choses qui avaient grandiPichegru et Moreau, en laissant cependant chacun à sa place, Moreaun’étant toujours que l’habile lieutenant d’un homme de génie.

Sur ces entrefaites, Pichegru fut appelé aucommandement de l’armée de Rhin-et-Moselle, et Moreau eut lecommandement de l’armée du Nord.

Bientôt, comme nous l’avons dit, Pichegrusoupçonné fut rappelé à Paris, et Moreau appelé à le remplacer aucommandement en chef de l’armée de Rhin-et-Moselle.

Dès l’ouverture de la campagne, les troupeslégères avaient pris un fourgon faisant partie des équipages dugénéral autrichien de Klinglin. Dans une cassette qui avait étéremise à Moreau se trouvait toute la correspondance de Fauche-Borelavec le prince de Condé. Cette correspondance rendait compte desrelations qu’avait eues Fauche-Borel, sous le nom du citoyenFenouillot, commis voyageur en vins de Champagne, avecPichegru.

C’est ici que chacun a le droit de juger à saguise et selon sa conscience la conduite de Moreau.

Moreau, l’ami de Pichegru, l’obligé dePichegru, le lieutenant de Pichegru, devait-il prendre connaissancepurement et simplement du contenu de cette cassette et la renvoyerà son ancien général en disant :« Gardez-vous ! » ou bien devait-il, faisant passerla patrie avant le cœur, le stoïcien avant l’ami, devait-il fairece qu’il fit ? à savoir employer six mois à déchiffrer et àfaire déchiffrer toutes ces lettres écrites en chiffres, etdevait-il, les soupçons justifiés, mais la culpabilité non prouvée,devait-il profiter des préliminaires de la Paix de Leoben, et,quand la tempête déjà s’amassait sur la tête de Pichegru, venirfrapper à la porte de Barras et dire :

– Me voilà, je suis la foudre !

Or, c’était cela que venait dire Moreau àBarras ; c’étaient ces preuves, non pas de trahison, mais denégociation, qui manquaient au Directoire pour accuser Pichegru,que Moreau apportait au Directoire.

Barras passa deux heures en tête à tête avecMoreau, s’assurant qu’il tenait contre son ennemi des armesd’autant plus mortelles qu’elles étaient empoisonnées.

Puis, quand il fut bien convaincu qu’il yavait matière, sinon à condamnation, du moins à procès, ilsonna.

Un huissier entra.

– Allez, dit Barras, me chercher leministre de la Police et mes deux collègues, Rewbell etLarevellière-Lépeaux.

Puis, tirant sa montre :

– Dix heures du soir, dit-il ; nousavons six heures devant nous.

Et, tendant la main à Moreau :

– Citoyen général, ajouta-t-il, tuarrives à temps. Puis, avec son fin sourire :

– Nous te revaudrons cela.

Moreau demanda la permission de se retirer.Cette permission lui fut accordée ; il eût autant gêné Barrasque Barras l’eût gêné.

Les trois directeurs restèrent en séancejusqu’à deux heures du matin. Le ministre de la Police s’empressade se rendre près d’eux et l’on envoya chercher successivementMerlin (de Douai) et Augereau.

Puis l’on expédia, vers une heure du matin,chez l’imprimeur du gouvernement une adresse conçue en cestermes :

Le Directoire, attaqué vers deux heures dumatin par les troupes des deux Conseils sous le commandementde l’adjudant général Ramel, a été obligé de repousser laforce par la force.

Après un combat d’une heure, les troupesdes deux Conseils ont été battues, et force est demeurée augouvernement.

Plus de cent prisonniers sont restés auxmains des directeurs ; demain, on donnera la liste de leursnoms et des détails plus amples sur cette conspiration qui a faillirenverser le pouvoir établi.

18 fructidor, quatre heures dumatin.

Cette pièce curieuse était signée Barras,Rewbell et Larevellière-Lépeaux ; c’était Sothin, ministre dela Police, qui l’avait proposée et en avait fait la rédaction.

– On ne croira pas à votre affiche, avaitdit Barras en haussant les épaules.

– On y croira pendant la journée dedemain, répondit Sothin, et c’est tout ce qu’il nous faut. Peu nousimporte qu’on n’y croie pas après-demain, le tour sera fait.

Les directeurs se séparèrent en donnantl’ordre d’arrêter, avant tout, leurs deux collègues Carnot etBarthélemy.

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