Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 22Le colonel Hulot

Le colonel Hulot était un homme de trente-huitou quarante ans. Dix ans soldat sous la royauté, sans avoir pu mêmepasser caporal, il avait, du moment que la République avait étéproclamée, conquis ses grades en véritable brave qu’il était, à lapointe de son épée.

Il avait appris l’altercation qui avait eulieu, à la porte de la ville, entre le citoyen François Goulin etla fausse Mlle Rotrou.

– Citoyenne, dit-il en entrant, j’aiappris ce qui s’est passé entre vous et notre commissaire duDirectoire ; je n’ai pas besoin de vous dire que, nous autresvieux soldats, nous ne portons pas dans notre cœur tous cesdresseurs de guillotine qui vont à la suite des armées pour couperles têtes, comme si la poudre et le plomb, le fer et le feu nefournissaient pas une suffisante pâture à la mort. Sachant que vousétiez arrêtée à l’auberge de la poste, je suis venu dans la seuleintention de vous féliciter sur la façon dont vous avez traité lecitoyen Goulin. Quand les hommes tremblent devant de pareilscoquins, c’est aux femmes de leur faire comprendre qu’ils sont lerebut de la création humaine, et qu’ils ne sont pas dignes des’entendre appeler canaille par une belle bouche comme la vôtre.Maintenant, citoyenne, avez-vous besoin du colonel Hulot ? Ilest à votre service.

– Merci, colonel, répondit Diana. Sij’avais quelque chose à craindre ou quelque chose à demander,j’accepterais votre ouverture avec la même franchise qu’elle m’estfaite. Je me rends à Vitré, qui est ma destination, et, comme il neme reste plus qu’une poste à faire, je crois qu’il ne m’arriverapas plus malheur pendant ce dernier relais que pendant lesautres.

– Hum ! hum ! fit le colonelHulot, il n’y a que cinq lieues, je le sais, d’ici à Vitré, mais ceque je sais aussi, c’est que la route est une gorge étroite, bordéedes deux côtés de taillis, de genêts et d’ajoncs, toutesproductions qui semblent faites exprès pour servir de couvert àmessieurs les chouans. Ma conviction est que, malgré notre nombreplus que respectable, nous n’irons pas jusqu’à Vitré sans êtreattaqués. Si vous êtes aussi vivement recommandée par le citoyenBarras qu’on me l’a dit, c’est que vous êtes une personned’importance. Or, une protégée de Barras a tout à craindre entombant entre les mains de maître Cadoudal, qui n’a pas pour leDirectoire toute la déférence qu’il mérite. En outre, j’ai étépersonnellement prévenu par une lettre officielle, et comme chef dela colonne au milieu de laquelle vous vous trouvez en ce moment,qu’une citoyenne, du nom de Mlle Rotrou,réclamerait peut-être la faveur de voyager à l’ombre de nosbaïonnettes ; quand je dis : réclamerait la faveur devoyager à l’ombre de nos baïonnettes, je me sers des termes de lalettre qui m’est adressée, car il est bien entendu que, dans cecas-là, toute la faveur serait pour moi.

– Je suis, en effet,Mlle Rotrou, monsieur ; et je suisreconnaissante à M. Barras de ce bon souvenir, mais, je vousle répète, mes précautions sont prises, et quelques recommandationsque je pourrais invoquer près du chef même des chouans me fontcroire que je ne cours aucun danger. Maintenant, colonel, mareconnaissance n’en est pas moins vive vis-à-vis de vous, et jesuis heureuse surtout que vous partagiez l’antipathie que m’inspirele misérable que l’on vous a donné pour compagnon de voyage.

– Oh ! quant à nous, dit le colonelHulot, nous sommes bien tranquilles à son égard. La République n’enest plus au temps des Saint-Just et des Lebon, ce que je regrette,je l’avoue de tout mon cœur. Ces hommes-là étaient des braves quis’exposaient aux mêmes dangers que nous, qui combattaient avecnous, et qui, restant immobiles sur le champ de bataille au risqued’être pris ou tués, avaient le droit de faire le procès à ceux quil’abandonnaient. Les soldats ne les aimaient pas, mais ils lesrespectaient, et, quand ces gens-là étendaient la main sur unetête, ils comprenaient que nul n’avait le droit de soustraire cettetête à la vengeance de la République. Mais, en ce qui concernenotre François Goulin, qui se sauvera avec sa guillotine au premiercoup de fusil qu’il entendra, il n’y a pas un des six mille hommesque je commande qui lui laissât toucher du doigt la tête d’un denos officiers.

On vint annoncer à la voyageuse que leschevaux étaient à sa voiture.

– Citoyenne, dit le colonel, il est demon devoir d’éclairer la route où la colonne va s’engager. J’aiavec moi un petit corps de cavalerie composé de trois centshussards et de deux cents chasseurs, je vais les envoyer, non paspour vous, mais pour moi, sur le chemin que vous allez suivre. Sivous aviez besoin de recourir à l’officier qui les commande, ilaura l’ordre d’accueillir votre demande, et même, si vous ledésirez, de vous escorter jusqu’à Vitré.

– Je vous remercie, monsieur, réponditMlle de Fargas en tendant sa main au vieuxsoldat, mais je me reprocherais de compromettre l’existenceprécieuse des défenseurs de la République pour sauvegarder une vieaussi humble et aussi peu importante que la mienne.

À ces mots, Diana descendit, suivie ducolonel, qui lui donna galamment la main pour monter envoiture.

Le postillon attendait à cheval.

– Route de Vitré ! dit Diana.

Le postillon partit.

Les soldats s’écartèrent devant la voiture et,comme il n’y en avait pas un qui ne sût déjà de quelle façon elleavait traité François Goulin, les compliments, adressés dans unelangue un peu grossière, c’est vrai, mais sincères, ne lui furentpoint épargnés.

En partant, elle avait entendu le colonelcrier :

– À cheval, les chasseurs et leshussards !

Et, de trois ou quatre points différents, elleavait entendu sonner le boute-selle.

En arrivant de l’autre côté de La Guerche et àcinquante pas de la ville à peu près, le postillon arrêta lavoiture, fit semblant d’avoir quelque chose à raccommoder à sestraits, et, s’approchant de la portière :

– Ce n’est pas à eux que la citoyenne aaffaire ? demanda-t-il.

– À eux ? répéta Diana étonnée.

Le postillon cligna de l’œil.

– Eh ! oui, à eux !

– À qui voulez-vous dire ?

– Aux amis, donc ! ils sont là, àdroite et à gauche du chemin.

Et il fit entendre le cri de la chouette.

– Non, répondit Diana ; continuezvotre route ; seulement au bas de la descente,arrêtez-moi.

– Bon ! dit le postillon enremontant à cheval et en se parlant à lui-même. Vous vous arrêterezbien toute seule, la petite mère !

On était, en effet, au sommet d’une descentequi, en pente douce, s’étendait à plus d’une demi-lieue. Aux deuxcôtés de la route s’élevaient des talus rapides tout plantésd’ajoncs, de genêts et de chênes nains. En quelques endroits, cesarbustes étaient assez touffus pour cacher un ou deux hommes.

Le postillon remit ses chevaux à l’allureordinaire et descendit la montagne en chantant une vieille chansonbretonne dans le dialecte de Karnack.

De temps en temps, il élevait la voix, commesi sa chanson contenait des recommandations, et comme si cesrecommandations s’adressaient à des gens assez voisins de lui pourles entendre.

Diana, qui avait compris qu’elle étaitentourée de chouans, regardait de tous ses yeux et ne soufflait pasmot. Ce postillon pouvait être un espion placé près d’elle parGoulin, et elle n’oubliait pas la menace que celui-ci lui avaitfaite, si elle donnait prise sur elle et tombait entre sesmains.

Au moment où elle arrivait au bas de ladescente, et où un petit sentier coupait transversalement lechemin, un homme à cheval bondit du bois pour arrêter lavoiture ; mais, voyant qu’elle était occupée par une femmeseule, il mit le chapeau à la main.

Le postillon, à l’aspect du cavalier, s’étaitrenversé en arrière sur son cheval, pour se rapprocher de lavoyageuse et lui dire à mi-voix :

– N’ayez pas peur, c’est le généralTête-Ronde.

– Madame, lui dit le cavalier avec laplus grande politesse, je crois que vous venez de La Guerche etprobablement de Châteaubriant.

– Oui, monsieur, répondit la jeune femmeen s’accoudant curieusement sur le rebord de la voiture, sansmanifester aucune crainte, quoiqu’elle vît embusqués dans le cheminde traverse une cinquantaine de cavaliers.

– Entre-t-il dans vos opinions politiquesou dans votre conscience sociale de me donner quelques détails surla force de la colonne républicaine que vous avez laissée derrièrevous ?

– Cela entre à la fois dans ma consciencesociale et dans mes opinions politiques, répondit la bellevoyageuse en souriant. La colonne est de six mille hommes quireviennent des prisons d’Angleterre et de Hollande. Elle estcommandée par un brave homme nommé le colonel Hulot. Mais elletraîne à sa suite un bien infect misérable que l’on appelleFrançois Goulin, et une bien vilaine machine qu’on appelle laguillotine. J’ai eu, en entrant dans la ville, une altercation avecle susdit François Goulin, qui m’a promis de me faire faireconnaissance avec son instrument, si jamais je retombais sous samain, ce qui m’a tellement popularisée parmi les soldatsrépublicains qui méprisent leur compagnon de route, ni plus nimoins que vous et moi, que le colonel Hulot a voulu absolumentfaire ma connaissance et me donner une escorte pour arriver jusqu’àVitré, de peur que, sur la route, je ne tombasse aux mains deschouans. Or, comme je suis partie de Paris dans la seule intentionde tomber aux mains des chouans, j’ai refusé l’escorte, j’ai dit aupostillon d’aller en avant, et me voici, enchantée de vous avoirrencontré, général Cadoudal, et de vous dire toute l’admiration quej’ai pour votre courage et toute l’estime que je fais de votrecaractère. Quant à l’escorte qui devait m’accompagner, la voilà quiapparaît à la sortie de la ville. Elle se compose de trois centschasseurs et de deux cents hussards. Tuez le moins de ces bravesgens que vous pourrez, et vous me ferez plaisir.

– Je ne vous cacherai pas, madame,répondit Cadoudal, qu’il va y avoir une rencontre entre mes hommeset ce détachement. Voulez-vous continuer votre route jusqu’à Vitré,où je me rendrai après le combat, désireux d’apprendre d’une façonplus complète les motifs d’un voyage duquel vous ne m’avez donnéqu’une cause improbable ?

– C’est cependant la seule réelle,répondit Diana, et la preuve, c’est que, si vous le voulez bien, aulieu de continuer ma route, j’assisterai au combat ; venantpour m’engager dans votre armée, ce sera une manière de faire monapprentissage.

Cadoudal jeta les yeux sur la petite colonne,vit qu’elle grossissait en s’avançant et, s’adressant aupostillon :

– Place Madame de manière qu’elle necoure aucun danger, lui dit-il. Et si, par hasard, nous étionsvaincus, explique aux bleus que c’est moi qui, à son granddésespoir, l’ai empêchée de continuer sa route.

Puis, saluant Diana :

– Madame, dit-il, priez Dieu pour labonne cause ; moi, je vais combattre pour elle.

Et, s’élançant dans le sentier, il alla yrejoindre ses compagnons embusqués.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer