Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 10La Tour Trouillasse

Or, Lescuyer, l’homme aux cordes, le patriotequi avait arraché les décrets du Saint-Père, l’ancien notairepicard, était le secrétaire de la municipalité ; son nom futjeté à la foule comme ayant, non seulement commis les méfaitsci-dessus, mais encore comme ayant signé l’ordre au gardien dumont-de-piété de laisser enlever les effets.

On envoya quatre hommes pour prendre Lescuyeret l’amener à l’église.

On le trouva dans la rue, se rendanttranquillement à la municipalité.

Les quatre hommes se ruèrent sur lui et letraînèrent avec des cris féroces dans l’église.

Arrivé là, Lescuyer comprit, aux yeuxflamboyants qui se fixaient sur lui, aux poings tendus qui lemenaçaient, aux cris qui demandaient sa mort, Lescuyer compritqu’il était dans un de ces cercles de l’enfer oubliés par Dante. Laseule idée qui lui vint fut que cette haine soulevée contre luiavait pour cause les cordes prises de force dans sa boutique et lalacération des affiches pontificales.

Il monta à la chaire, comptant s’en faire unetribune, et, de la voix d’un homme qui non seulement croit n’avoiraucun reproche à se faire, mais qui, encore, est prêt àrecommencer :

– Citoyens, dit-il, j’ai cru larévolution nécessaire, je me suis comporté en conséquence.

Les blancs comprirent que si Lescuyer, à quiils voulaient mal de mort, s’expliquait, Lescuyer était sauvé. Cen’était point cela qu’il leur fallait. Obéissant à un signe ducomte de Fargas, ils se jetèrent sur lui, l’arrachèrent de latribune, le poussèrent au milieu de la meute aboyante quil’entraîna vers l’autel, en proférant cette espèce de cri terriblequi tient du sifflement du serpent et du rugissement du tigre, cemeurtrier « Zou ! zou ! zou ! »particulier à la populace avignonnaise.

Lescuyer connaissait ce cri sinistre ! Ilessaya de se réfugier au pied de l’autel. Il y tomba.

Un ouvrier matelassier, armé d’un gourdin,venait de lui assener un si rude coup sur la tête, que le bâtons’était brisé en deux morceaux.

Alors, on se précipita sur ce pauvre corps,et, avec ce mélange de férocité et de gaieté particulier aux gensdu Midi, les hommes, en chantant, se mirent à lui danser sur leventre, tandis que les femmes, afin qu’il expiât les blasphèmesqu’il avait prononcés, lui découpaient ou plutôt lui festonnaientles lèvres avec leurs ciseaux. De tout ce groupe effroyable sortaitun cri, ou plutôt un râle. Ce râle disait :

– Au nom du ciel ! au nom de laVierge, au nom de l’humanité ! tuez-moi tout desuite !

Ce râle fut entendu. D’un commun accord, lesassistants s’éloignèrent. On laissa le malheureux, défiguré,sanglant, savourer son agonie. Elle dura cinq heures, pendantlesquelles, au milieu des éclats de rire, des insultes et desrailleries de la foule, ce pauvre corps palpita sur les marches del’autel. Voilà comme on tue à Avignon.

Attendez, et tout à l’heure vous verrez qu’ily a une autre façon encore.

En ce moment, et comme Lescuyer agonisait, unhomme du parti français eut l’idée d’aller au mont-de-piété – chosepar où il eût fallu commencer – afin de s’informer si le vol étaitréel. Tout y était en bon état, il n’en était pas sorti une balled’effets.

Dès lors, ce n’était plus comme complice d’unvol que Lescuyer venait d’être si cruellement assassiné, c’étaitcomme patriote.

Il y avait en ce moment à Avignon un homme quidisposait de ce dernier parti qui dans les révolutions n’est niblanc ni bleu, mais couleur de sang. Tous ces terribles meneurs duMidi ont conquis une si fatale célébrité, qu’il suffit de lesnommer pour que chacun, même parmi les moins lettrés, lesconnaissent. C’était le fameux Jourdan. Vantard et menteur, ilavait fait croire aux gens du peuple que c’était lui qui avaitcoupé le cou du gouverneur de la Bastille ; aussil’appelait-on Jourdan Coupe-Tête. Ce n’était pas son nom. Ils’appelait Mathieu Jouve ; il n’était pas Provençal, il étaitdu Puy-en-Velay. Il avait d’abord été muletier sur ces âpreshauteurs qui entourent sa ville natale, puis soldat sans guerre –la guerre l’eût peut-être rendu plus humain – puis cabaretier àParis. À Avignon, il était marchand de garance.

Il réunit trois cents hommes, s’empara desportes de la ville, y laissa la moitié de sa troupe, et avec lereste marcha sur l’église des Cordeliers, précédé de deux piècesd’artillerie. Il mit les canons en batterie devant l’église, ettira à tout hasard. Les assassins se dispersèrent comme une voléed’oiseaux effarouchés, se sauvant les uns par la fenêtre, lesautres par la sacristie, et laissant quelques morts sur les degrésde l’église. Jourdan et ses hommes enjambèrent par-dessus lescadavres et entrèrent dans le saint lieu.

Il ne restait plus que la statue de la Viergeet le malheureux Lescuyer. Il respirait encore, et, comme on luidemanda quel était son assassin, il nomma, non pas ceux quil’avaient frappé, mais celui qui avait donné l’ordre de lefrapper.

Celui qui en avait donné l’ordre, c’était, onse le rappelle, le comte de Fargas.

Jourdan et ses hommes se gardèrent biend’achever le moribond, son agonie était un suprême moyend’excitation. Ils prirent ce reste de vivant, ces trois quarts decadavre, et l’emportèrent saignant, pantelant, râlant. Ilscriaient :

– Fargas ! Fargas ! il nousfaut Fargas !

Chacun fuyait à cette vue, fermant portes etfenêtres. Au bout d’une heure, Jourdan et ses trois cents hommesétaient maîtres de la ville.

Lescuyer mourut sans que l’on s’aperçût mêmequ’il rendait le dernier soupir. Peu importait : on n’avaitplus besoin de son agonie.

Jourdan profita de la terreur qu’il inspirait,et, pour assurer la victoire à son parti, il arrêta ou fit arrêterquatre-vingts personnes à peu près, assassins ou prétendusassassins de Lescuyer ; par conséquent, complices deFargas.

Quant à celui-ci, il n’était point encorearrêté ; mais on était sûr qu’il le serait, toutes les portesde la ville étant scrupuleusement gardées, et le comte de Fargasétant connu de toute cette populace qui les gardait.

Sur les quatre-vingts personnes arrêtées,trente peut-être n’avaient pas mis les pieds dans l’église ;mais, quand on trouve une bonne occasion de se défaire de sesennemis, il est sage d’en profiter : les bonnes occasions sontrares. Ces quatre-vingts personnes furent entassées dans la TourTrouillasse.

C’était dans cette tour que l’Inquisitiondonnait la torture à ses prisonniers. Aujourd’hui encore on y voit,le long des murailles, la grasse suie qui montait avec la flamme dubûcher où se consumaient les chairs humaines. Aujourd’hui encore,on vous montre le mobilier de la torture précieusementconservé : la chaudière, le four, les chevalets, les chaînes,les oubliettes, et jusqu’aux vieux ossements, rien n’y manque.

Ce fut dans cette tour, bâtie par Clément IV,que l’on enferma les quatre-vingts prisonniers. Ces quatre-vingtsprisonniers enfermés dans la Tour Trouillasse, on en était bienembarrassé.

Par qui les faire juger ? Il n’y avait detribunaux légalement organisés que les tribunaux du pape.

Faire tuer ces malheureux comme ils avaienttué Lescuyer ? Nous avons dit qu’il y en avait un tiers, oumoitié peut-être, qui non seulement n’avaient point pris part àl’assassinat, mais qui même n’avaient pas mis le pied dansl’église. Les faire tuer, c’était le seul moyen : la tueriepasserait sur le compte des représailles.

Mais, pour tuer ces quatre-vingts personnes ilfallait un certain nombre de bourreaux. Une espèce de tribunalimprovisé par Jourdan siégeait dans une des salles du palais. Il yavait un greffier, nommé Raphel ; un président, moitiéItalien, moitié Français, orateur en patois populaire, nomméBarbe-Savournin de la Roua ; puis trois ou quatre pauvresdiables, un boulanger, un charcutier ; les noms se perdentdans l’infimité des conditions. C’étaient ceux-là quicriaient :

– Il faut les tuer tous ; s’il s’ensauvait un seul, il servirait de témoin !

Les tueurs manquaient. À peine avait-on sousla main une vingtaine d’hommes dans la cour, tous appartenant aupetit peuple d’Avignon. Un perruquier, un cordonnier pour femmes,un savetier, un maçon, un menuisier, tous armés à peine, au hasard,l’un d’un sabre, l’autre d’une baïonnette, celui-ci d’une barre defer, celui-là d’un morceau de bois durci au feu. Tous refroidis parune fine pluie d’octobre ; il était difficile de faire de cesgens-là des assassins !

Bon ! rien est-il difficile audiable ? Il y a, en ces sortes d’événements, une heure où ilsemble que la Providence abandonne la partie. Alors, c’est le tourde Satan.

Satan entra en personne dans cette cour froideet boueuse, il avait revêtu l’apparence, la forme, la figure d’unapothicaire du pays, nommé Mende ; il dressa une tableéclairée par deux lanternes ; sur cette table, il déposa desverres, des cruches, des brocs, des bouteilles. Quel étaitl’infernal breuvage renfermé dans ces mystérieux récipients ?On l’ignore, mais l’effet en est bien connu. Tous ceux qui burentde la liqueur diabolique se sentirent pris soudain d’une ragefiévreuse, d’un besoin de meurtre et de sang. Dès lors, on n’eutplus qu’à leur montrer la porte, ils se ruèrent dans lescachots.

Le massacre dura toute la nuit ; toute lanuit, des cris, des plaintes, des râles de mort furent entendusdans les ténèbres. On tua tout, on égorgea tout, hommes etfemmes ; ce fut long : les tueurs, nous l’avons dit,étaient ivres et mal armés ; cependant ils y arrivèrent. Àmesure qu’on tuait, on jetait morts, blessés, cadavres et mourantsdans la cour Trouillasse ; ils tombaient de soixante pieds dehaut ; les hommes furent jetés d’abord, les femmes ensuite. Àneuf heures du matin, après douze heures de massacre, une voixcriait encore du fond de ce sépulcre :

– Par grâce, venez m’achever, je ne puismourir !

Un homme, l’armurier Bouffier, se pencha dansle trou, les autres n’osèrent.

– Qui donc crie ?demandèrent-ils.

– C’est Lami, répondit Bouffier en serejetant en arrière.

– Eh bien ! demandèrent lesassassins, qu’as-tu vu au fond ?

– Une drôle de marmelade, dit-il ;tout pêle-mêle des hommes et des femmes, des prêtres et des joliesfilles, c’est à crever de rire.

En ce moment, on entendit à la fois des crisde triomphe et de douleur, le nom de Fargas était répété par centbouches. C’était, en effet, le comte que l’on amenait à JourdanCoupe-Tête. On venait de le découvrir caché dans un tombeau del’Hôtel du Palais-Royal. Il était à moitié nu et déjà tellementcouvert de sang, qu’on ne savait pas, si au moment où on lelâcherait, il n’allait pas tomber mort.

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