Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 9Le comte de Fargas

Il faut pourtant que nos lecteurs sachent ceque c’était que le malheureux jeune homme dont on venait de déposerle cadavre sur la place de la Préfecture, ce que c’était que lajeune femme qui était descendue sur cette même place à l’Hôtel desGrottes-de-Ceyzeriat, et d’où tous deux venaient.

C’étaient les deux derniers rejetons d’unevieille famille de Provence. Leur père, ancien mestre de camp,ancien chevalier de Saint Louis, était né dans la même ville queBarras, avec lequel il avait été lié dans sa jeunesse, c’est-à-direà Fos-Emphoux. Un oncle qui était mort à Avignon, qui l’avait faitson héritier, lui avait laissé une maison ; il vint, vers1787, habiter cette maison avec ses deux enfants, Lucien et Diana.Lucien, à cette époque, avait douze ans, Diana en avait huit. Onétait alors dans toute l’ardeur des premières espérances et despremières craintes révolutionnaires, selon que l’on était patrioteou royaliste.

Pour ceux qui connaissent Avignon, il y avaitalors, et il y a encore aujourd’hui, il y a toujours eu deux villesdans la ville : la ville romaine, la ville française.

La ville romaine, avec son magnifique Palaisdes Papes, ses cent églises plus somptueuses les unes que lesautres, ses cloches innombrables, toujours prêtes à sonner letocsin de l’incendie ou le glas du meurtre.

La ville française, avec son Rhône, sesouvriers en soieries, et son transit croisé qui va du nord au sud,de l’ouest à l’est, de Lyon à Marseille, de Nîmes à Turin ; laville française était la ville damnée, la ville envieuse d’avoir unroi, jalouse d’obtenir des libertés, et qui frémissait de se sentirterre esclave, terre ayant le clergé pour seigneur.

Le clergé, non pas le clergé tel qu’il a étéde tout temps dans l’Église gallicane, et tel que nous leconnaissons aujourd’hui, pieux, tolérant, austère aux devoirs,prompt à la charité, vivant dans le monde pour le consoler etl’édifier sans se mêler à ses joies ni à ses passions ; maisle clergé, tel que l’avaient fait l’intrigue, l’ambition et lacupidité, c’est-à-dire ces abbés de cour rivaux des abbés romains,oisifs, élégants, hardis, rois de la mode, autocrates des salons etcoureurs de ruelles. Voulez-vous un type de ces abbés-là ?Prenez l’abbé Maury, orgueilleux comme un duc, insolent comme unlaquais, fils d’un cordonnier, et plus aristocrate qu’un fils degrand seigneur.

Nous avons dit : Avignon, villeromaine ; ajoutons : Avignon, ville de haines. Le cœur del’enfant pur partout ailleurs de mauvaises passions, naissait làplein de haines héréditaires, léguées de père en fils depuis huitcents ans, et, après une vie haineuse, léguait à son tourl’héritage diabolique à ses enfants. Dans une pareille ville, ilfallait prendre un parti, et selon l’importance de sa position,jouer un rôle dans ce parti.

Le comte de Fargas était royaliste avantd’habiter Avignon ; en arrivant à Avignon, pour se mettre auniveau, il dut devenir fanatique. Dès lors, on le compta comme undes chefs royalistes et comme un des étendards religieux.

C’était, nous le répétons, en 87, c’est-à-direà l’aurore de notre indépendance. Aussi, au premier cri de libertéque poussa la France, la ville française se leva-t-elle, pleine dejoie et d’espérance. Le moment était enfin venu pour elle decontester tout haut la concession faite par une jeune reinemineure, pour racheter ses crimes, d’une ville, d’une province, et,avec elle, d’un demi-million d’âmes. De quel droit ces âmesavaient-elles été vendues pour toujours à un maîtreétranger ?

La France allait se réunir au Champ-de-Marsdans l’embrassement fraternel de la Fédération. Paris tout entieravait travaillé à préparer cette immense terrasse où, soixante-septans après ce baiser fraternel donné, il vient de convoquer l’Europeentière à l’Exposition universelle, c’est-à-dire au triomphe de lapaix et de l’industrie sur la guerre. Avignon seule était exceptéede cette grande agape ; Avignon seule ne devait point avoirpart à la communion universelle ; Avignon, elle aussi,n’était-elle donc pas la France ?

On nomma des députés ; ces députés serendirent chez le légat et lui donnèrent vingt-quatre heures pourquitter la ville. Pendant la nuit, le parti romain, pour se venger,ayant le comte de Fargas à sa tête, s’amusa à pendre à une potenceun mannequin portant la cocarde tricolore.

On dirige le Rhône, on canalise la Durance, onmet des digues aux âpres torrents qui, au moment de la fonte desneiges, se précipitent en avalanches liquides des sommets duMont-Ventoux. Mais ce flot terrible, ce flot vivant, ce torrenthumain qui bondit sur la pente rapide des rues d’Avignon, une foislâché, une fois bondissant, le ciel lui-même n’a point encoreessayé de l’arrêter.

À la vue de ce mannequin aux couleursnationales se balançant au bout d’une corde, la ville française sesouleva de ses fondements en poussant des cris de rage. Le comte deFargas, qui connaissait ses Avignonnais, s’était retiré, la nuitmême de la belle expédition dont il avait été le chef, chez un deses amis, habitant la vallée de Vaucluse. Quatre des siens,soupçonnés à juste titre d’avoir fait partie de la bande qui avaitarboré le mannequin, furent arrachés de leurs maisons et pendus àsa place. On prit de force, pour cette exécution, des cordes chezun brave homme nommé Lescuyer, qui, dans le parti royaliste, fut àtort accusé de les avoir offertes. Cela se passait le 11 juin1790.

La ville française, tout entière, écrivit àl’Assemblée nationale qu’elle se donnait à la France, et avec elleson Rhône, son commerce, le Midi, la moitié de la Provence.L’Assemblée nationale était dans un de ses jours de réaction ;elle ne voulait pas se brouiller avec Rome, elle ménageait leroi ; elle ajourna l’affaire.

Dès lors, le mouvement patriote d’Avignonétait une révolte, et le pape était en droit de punir et deréprimer. Le pape Pie VI ordonna d’annuler tout ce qui s’était faitdans le Comtat Venaissin, de rétablir le privilège des nobles et duclergé et de relever l’inquisition dans toute sa rigueur. Le comtede Fargas rentra triomphant à Avignon, et non seulement ne cachaplus que c’était lui qui avait arboré le mannequin à la cocardetricolore, mais encore il s’en vanta. Personne n’osa rien dire. Lesdécrets pontificaux furent affichés.

Un homme, un seul, en plein jour, à la face detous, alla droit à la muraille où était affiché le décret et l’enarracha. Il se nommait Lescuyer. C’était le même qui avait déjà étéaccusé d’avoir fourni des cordes pour pendre les royalistes. On serappelle qu’il avait été accusé à tort. Ce n’était point un jeunehomme, il n’était donc point emporté par la fougue de l’âge. Non,c’était presque un vieillard qui n’était pas même du pays. Il étaitFrançais, Picard, ardent et réfléchi à la fois. C’était un anciennotaire établi depuis longtemps à Avignon. Ce fut un crime dontl’Avignon romaine tressaillit, un crime si grand, que la statue dela Vierge en pleura.

Vous le voyez, Avignon, c’est déjàl’Italie ; il lui faut à tout prix des miracles, et, si leciel n’en fait pas, il se trouve quelqu’un pour en inventer. Ce futdans l’église des Cordeliers que le miracle se fit. La foule yaccourut.

Un bruit se répandit en même temps, qui mit lecomble à l’émotion. Un grand coffre bien fermé avait été transportépar la ville. Ce coffre avait excité la curiosité des Avignonnais.Que pouvait-il contenir ? Deux heures après, ce n’était plusun coffre dont il était question, c’était dix-huit malles serendant au Rhône. Quant aux objets que contenaient ces malles, unportefaix l’avait révélé ; c’étaient les effets dumont-de-piété, que le parti français emportait avec lui ens’exilant d’Avignon. Les effets du mont-de-piété !C’est-à-dire la dépouille des pauvres ! Plus une ville estmisérable, plus le mont-de-piété est riche. Peu de monts-de-piétépourraient se vanter d’être aussi riches que l’était celuid’Avignon. Ce n’était plus une affaire d’opinion, c’était un vol,un vol infâme. Blancs et bleus, c’est-à-dire patriotes etroyalistes, coururent à l’église des Cordeliers, non pas pour voirle miracle, mais criant qu’il fallait que la municipalité leurrendît compte.

M. de Fargas était naturellement àla tête de ceux qui criaient le plus fort.

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