Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 4De l’Antiquité jusqu’à nous

Puisque nous avons le bonheur de trouver deslecteurs assez intelligents pour nous encourager à écrire un livredans lequel le côté romanesque est rejeté au second plan on nouspermettra, sans aucun doute, de faire non seulement l’histoireprésente des localités que visitent nos héros, mais encore leurhistoire passée. Il y a un charme immense pour le philosophe, pourle poète, et même pour le rêveur, à fouler un sol composé de lacendre des générations écoulées, et nulle part plus qu’aux lieuxque nous visitons nous ne trouvons la trace de ces grandescatastrophes historiques, qui, toujours diminuant de solidité ets’effaçant de contours, finissent par aller se perdre comme desruines et comme des spectres de ruines, dans les ténèbres de plusen plus épaisses du passé.

Ainsi en est-il de la ville que nous venons delaisser pleine de cris, de carnage et de sang, avec ses murailleséventrées et ses maisons en flammes. La rapidité de notre récitnous a, en effet, empêché, voulant entrer avec le jeune vainqueurdans la Jaffa moderne, de vous dire en quelques mots ce qu’étaitl’antique Jaffa.

Jaffo en hébreu signifie beauté. Joppé, enphénicien, signifie hauteur.

Jaffa est au golfe oriental de la Méditerranéece que Djeddah est au centre de la mer Rouge.

La ville des pèlerins.

Tout pèlerin chrétien, qui va à Jérusalem pourvisiter le tombeau du Christ, passe par Jaffa.

Tout hadji musulman, qui va à La Mecquevisiter le tombeau de Mahomet, passe par Djeddah.

Quand nous lisons aujourd’hui les travaux dugrand ouvrage sur l’Égypte, ouvrage auquel ont concouru les hommesles plus savants de l’époque, nous sommes étonnés d’y voir si peude ces points lumineux, qui, disposés dans la nuit du passé,éclairent et attirent le voyageur comme des phares.

Nous allons essayer de faire ce qu’ils n’ontpoint fait. L’auteur qui assigne à Jaffa, c’est-à-dire à laphénicienne Joppé, sa place la plus reculée dans l’histoire estPomponius Mela, qui prétend qu’elle fut bâtie avant le déluge.

Est Joppe ante diluvium condita.

Et il fallait bien que Joppé fût fondée avantle déluge, puisque l’historien Josèphe, dans ses« Antiquités », dit avec Berose et Nicolas de Damas, nonpas précisément que c’est à Joppé que l’arche fut construite, caralors ils se fussent trouvés en contradiction avec la Bible, mais àJoppé qu’elle s’arrêta. De leur temps, assurent-ils, on montraitencore ses fragments aux voyageurs incrédules, et l’on employait,comme remède efficace en toute chose, comme dictame universel, lapoussière du goudron dont elle avait été enduite.

C’est à Joppé, s’il faut en croire Pline,qu’Andromède fut enchaînée aux rochers pour être dévorée par lemonstre marin, et qu’elle fut délivrée par Persée, monté sur laChimère et armé du stupéfiant bouclier de Méduse.

Pline affirme qu’on voyait encore, sous lerégime d’Adrien, les trous des chaînes d’Andromède, et saintJérôme, témoin qu’on n’accusera pas de partialité, déclare lesavoir vus.

Le squelette du monstre marin, long dequarante pieds, était considéré par les Joppéens comme celui deleur divinité Céto.

L’eau de la fontaine, dans laquelle Persée selava après avoir égorgé le monstre, demeura teinte de son sang.Pausanias le dit, et, de ses yeux, il a vu cette eau rose.

Cette déesse Céto, dont parle Pline,colitur fabulosa Ceto, et dont les historiens ont faitDerceto, était le nom que la tradition donnait à la mère inconnuede Sémiramis.

Diodore de Sicile raconte la charmante fablede cette mère inconnue avec ce charme antique qui poétise la fablesans lui enlever sa sensualité.

« Il y a, dit-il, dans la Syrie, uneville nommée Ascalon, dominant un lac grand et profond dans lequelles poissons abondent et près duquel est un temple dédié à unecélèbre déesse que les Syriens appellent Derceto.

» Elle a la tête et le visage d’unefemme ; tout le reste est d’un poisson. Les savants de lanation disent que Vénus, ayant été offensée par Derceto, luiinspira pour un jeune sacrificateur une de ces passions comme elleen inspirait à Phèdre et à Sapho. Derceto eut de lui unefille ; elle conçut de sa faute une si grande honte, qu’ellefit disparaître le jeune homme, exposa l’enfant dans un lieu désertet plein de rochers, et se jeta elle-même dans le lac, où son corpsfut métamorphosé en sirène. De là vient que les Syriens révèrentles poissons comme des dieux et s’abstiennent d’en manger.

» Cependant, la petite fille fut sauvéeet nourrie par des colombes, qui venaient en grand nombre faireleurs nids dans les rochers où elle avait été déposée.

» Un berger la recueillit et l’éleva avecautant d’amour que si elle eût été son enfant, et la nommaSémiramis, c’est-à-dire la fille des colombes. »

Si l’on en croit Diodore, ce serait à cettefille des colombes, à cette fière Sémiramis, à cette épouse et àcette meurtrière de Ninus qui fortifia Babylone et qui suspendit àson faîte ces magnifiques jardins qui faisaient l’admiration dumonde antique, que les Orientaux doivent le splendide costumequ’ils portent encore aujourd’hui. Arrivée au comble de lapuissance, ayant soumis l’Arabie d’Égypte, une partie del’Éthiopie, de la Libye et toute l’Asie jusqu’à l’Indus, il luiavait fallu inventer, pour ses voyages, un costume à la foiscommode et élégant, avec lequel on pût, non seulement accomplir lesactes ordinaires de la vie, mais encore monter à cheval etcombattre. Ce costume fut adopté par tous les peuples qu’elleconquit.

« Elle était si belle, dit Valère Maxime,qu’un jour une sédition ayant éclaté dans sa capitale, au moment oùelle était à sa toilette, elle n’eut qu’à se montrer, demi-nue etles cheveux épars, pour que tout aussitôt rentrât dansl’ordre. »

Ce qui avait donné naissance à la haine deVénus pour Derceto, peut-être le trouverions-nous dans Higin.

« La déesse de Syrie qu’on adorait àHiérapolis, dit-il, était Vénus. Un œuf tomba du ciel dansl’Euphrate ; les poissons le conduisirent au rivage, où il futcouvé par une colombe. Vénus en sortit, devint la déesse desSyriens, et Jupiter, à sa prière, plaça les poissons au ciel,tandis qu’elle, par reconnaissance pour ses nourrices, attelait lescolombes à son char. »

Le fameux temple de Dagon, où l’on trouva lastatue du dieu renversée devant l’arche avec ses deux mainsbrisées, était situé dans la ville d’Azoth entre Joppé etAscalon.

Lisez la Bible, ce grand livre d’histoire etde poésie, vous y verrez que c’est aux portes de Joppéqu’arrivèrent les cèdres du Liban pour la construction du temple deSalomon. Vous verrez que c’est aux portes de Joppé que le prophèteJonas vint s’embarquer pour Tharsis, afin de fuir la face duSeigneur. Puis, passant de la Bible à Josèphe, que l’on pourraitappeler son continuateur, vous verrez que Judas Macchabée, pourvenger la mort de deux cents de ses frères, que les habitants deJoppé avaient égorgés par trahison, vint, l’épée d’une main, latorche de l’autre, mettre le feu aux navires ancrés dans le port,et fit périr par le fer ceux qui avaient échappé au feu.

« Il y avait, disent les « Actes desApôtres », à Joppé, une femme nommée Tabithe, Dorcas engrec ; sa vie était pleine d’œuvres pieuses, elle faisaitbeaucoup d’aumônes.

» Or, il arriva qu’étant tombée malade,elle mourut, et, après qu’on l’eut lavée, on la mit dans unechambre haute.

» Comme Lydda était à peu de distance deJoppé, les disciples, apprenant que Pierre était là, vinrent letrouver et le conduisirent dans la chambre haute où était le corps,et, autour de lui, toutes les veuves assemblées et pleurant en luimontrant les tuniques et les vêtements que la bonne Dorcas leurfaisait. Pierre ayant fait sortir tout le monde, se mit à genoux etpria. Puis, se tournant vers le corps, il dit :

» – Tabithe, levez-vous !

» Alors, elle ouvrit les yeux et, ayantvu Pierre, elle s’assit sur son lit. Pierre lui donna la main,l’aida à se lever, et ayant appelé les fidèles et les veuves, il laleur rendit vivante.

» Ce miracle fut connu de toute la villede Joppé, si bien que beaucoup crurent au Seigneur.

» Pierre demeura plusieurs jours à Joppéchez un corroyeur nommé Simon.

» Ce fut là que le trouvèrent lesserviteurs du centurion Corneille, lorsque ceux-ci vinrent le prierde se rendre à Césarée. Ce fut chez Simon qu’il eut cette visionqui lui ordonnait de porter l’Évangile aux gentils. »

Lors des soulèvements juifs contre Rome,Sextius assiégea Joppé, la prit d’assaut, la brûla.

Huit mille habitants périrent ;cependant, elle fut bientôt rebâtie. Comme de la ville nouvellesortaient à chaque instant des pirates qui infestaient les côtes dela Syrie, et qui faisaient des courses jusqu’en Grèce et jusqu’enÉgypte, l’empereur Vespasien la reprit, la rasa au niveau de laterre depuis sa première jusqu’à sa dernière maison, il y fit bâtirune forteresse.

Mais, dans son livre des guerres, Josèpheraconte qu’une nouvelle ville ne tarda pas à se bâtir au pied de laforteresse vespasienne, qui fut le siège d’un évêché, ou plutôtd’un évêque, depuis le règne de Constantin (330) jusqu’à l’invasiondes Arabes (636).

Cet évêché fut établi dès la première croisadeet soumis au siège métropolitain de Césarée. Enfin, elle fut érigéeen comté, embellie et fortifiée par Baudouin Ier,empereur de Constantinople.

Saint Louis, à son tour, vint à Jaffa, etc’est dans Joinville, son naïf historien, qu’il faut lire le séjourqu’il fit chez le comte de Japhe, comme l’appelle le bon chevalieren francisant son nom.

Ce comte de Japhe était Gautier de Brienne,qui fit de son mieux pour nettoyer et badigeonner sa ville,laquelle était en si piteux état que Saint Louis en eut honte, etse chargea d’en relever les murs et d’en embellir les églises.

Saint Louis y reçut, pendant son séjour, lanouvelle de la mort de sa mère.

« Quand le saint roi, dit Joinville, vitque l’archevêque de Tyr et son confesseur entraient chez lui avecune grande tristesse sur le visage, il les fit passer dans sachapelle, qui était son arsenal contre toutes les traverses dumonde.

» Puis, lorsqu’il eut appris la fatalenouvelle, il se jeta à genoux, et, les mains jointes, il s’écria enpleurant :

» – Je vous remercie, ô mon Dieu !de ce que vous m’avez prêté madame ma mère tant qu’il a plu à votrevolonté, et de ce que maintenant, selon votre bon plaisir, vousl’avez retirée à vous. Il est vrai que je l’aimais au-dessus detoutes les créatures, et elle le méritait ; mais, puisque vousme l’avez ôtée, que votre nom soit béniéternellement ! »

Les travaux de Saint Louis furent détruits en1268 par le pacha d’Égypte, Bibas, qui rasa la citadelle et quienvoya au Caire, pour en bâtir sa mosquée, les bois et les marbresprécieux que l’on y trouva. Enfin, au temps où Monconys visita laPalestine, il ne trouva à Jaffa qu’un château et trois cavernescreusées dans le roc.

Nous avons dit dans quel état la trouvaBonaparte et dans quel état il la laissa. Nous passerons encore unefois par cette ville, qui, pour Bonaparte, ne fut ni Jaffa laBelle, ni Joppé la Haute, mais Jaffa la Fatale.

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