Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 18La mission de Mlle de Fargas

Barras, laissant un instantMlle de Fargas seule, se dirigea vers soncabinet, et, dans un carton réservé à sa correspondanceparticulière, il chercha et prit une lettre du procureur de laRépublique d’Avignon, qui, en effet, lui rendait compte de toutecette affaire jusqu’au moment du départ du vicomte de Fargas pourNantua.

Il le donna à lire àMlle de Fargas.

Celle-ci en prit connaissance d’un bout àl’autre, et elle y vit ce qu’elle savait elle-même du procès avantde quitter Avignon.

– Alors, demanda-t-elle à Barras, vousn’avez rien reçu de nouveau depuis deux jours ?

– Non, répondit celui-ci.

– Cela ne prouve pas en faveur de votrepolice. Mais, par bonheur, dans cette circonstance, je vais laremplacer.

Et elle raconta à Barras comment elle avaitsuivi son frère à Nantua, comment elle était arrivée à temps pourapprendre qu’il venait d’être enlevé de prison, comment le greffeavait été brûlé, le commencement du procès soustrait, et commentenfin, le lendemain en s’éveillant, elle avait trouvé le corps deson frère nu et percé du poignard des compagnons de Jéhu, sur laplace de la Préfecture de Bourg.

Tout ce qui venait du midi et de l’est avaitce caractère de mystère que les agents les plus habiles de lapolice directoriale avaient inutilement essayé de pénétrer.

Barras espéra un instant que la belledénonciatrice pourrait lui donner des renseignements inédits ;mais son séjour à Nantua et à Bourg, en la rapprochant du lieu desévénements et lui en mettant le résultat sous les yeux, ne luiavait rien appris de nouveau.

Tout ce que Barras savait de son côté etpouvait lui dire, c’est que ces événements étaient en corrélationavec ceux de la Bretagne et de la Vendée.

Le Directoire savait parfaitement que cesterribles détrousseurs de diligences n’exerçaient pas ce métierpour leur compte, mais faisaient passer l’argent du gouvernement àCharette, à Stofflet, à l’abbé Bernier, et à Georges Cadoudal.

Mais Charette et Stofflet avaient été pris etfusillés ; l’abbé Bernier avait fait sa soumission. Seulement,manquant à la parole qu’il avait donnée, au lieu de se retirer enAngleterre il était resté caché dans le pays, de sorte qu’après unan, dix-huit mois de tranquillité qui avaient donné au Directoireune sécurité assez grande pour tirer Hoche de la Vendée etl’envoyer à l’armée de Sambre-et-Meuse, le bruit d’une nouvelleprise d’armes s’était répandu, et, coup sur coup, les directeursavaient été avertis que quatre nouveaux chefs avaient paru dans lacontrée, Prestier, d’Autichamp, Suzannette et Grignon ; quantà Cadoudal, il n’avait jamais traité ni mis bas les armes ; ilavait toujours empêché la Bretagne de reconnaître le gouvernementrépublicain.

Depuis un instant, Barras paraissait s’êtrearrêté à une idée ; mais, comme toutes les idées hasardées quicommencent par paraître impossibles, celle-ci semblait avoir besoind’un certain temps matériel pour sortir de l’esprit qui l’avaitconçue. De temps en temps, il reportait les yeux de la fière jeunefille au poignard qu’il tenait toujours à la main, et du poignard àla lettre d’adieu du vicomte de Fargas, qu’il avait posée sur latable.

Diana se lassa de ce silence.

– Je vous ai demandé vengeance, luidit-elle, et vous ne m’avez pas encore répondu.

– Qu’est-ce que vous entendez parvengeance ? demanda Barras.

– J’entends la mort de ceux qui ont tuémon frère.

– Dites-nous leurs noms, reprit Barras.Nous avons autant d’intérêt que vous à ce qu’ils expient leurscrimes ; une fois pris, leur supplice ne se fera pasattendre.

– Si je savais leurs noms, réponditDiana, je ne serais pas venue à vous : je les eussepoignardés.

Barras jeta les yeux sur elle.

Le calme avec lequel elle avait dit cesparoles lui fut une preuve que son ignorance était la seule causepour laquelle elle ne s’était pas fait justice elle-même.

– Eh bien ! dit Barras, cherchez devotre côté, nous chercherons du nôtre.

– Que je cherche, moi ? repritDiana. Est-ce que cela me regarde ? Est-ce que je suis legouvernement ? Est-ce que je suis la police ? Est-ce quej’ai la charge de veiller sur la sûreté des citoyens ? Onarrête mon frère, on le met en prison ; la prison, qui est lamaison du gouvernement, doit me répondre de mon frère. La prisons’ouvre et trahit son prisonnier ; c’est au gouvernement àm’en rendre compte. Donc, puisque vous êtes le chef dugouvernement, je viens à vous et je vous dis : « Monfrère ! mon frère ! mon frère ! »

– Mademoiselle, répondit Barras, noussommes dans ces temps de troubles où l’œil le plus habile a peine àvoir, où le cœur le plus ferme ne faiblit pas, mais doute, où lebras le plus robuste plie ou tremble. Nous avons à l’est et au midiles compagnons de Jéhu qui assassinent, nous avons à l’ouest lesVendéens et les Bretons qui combattent. Nous avons ici les troisquarts de Paris qui conspirent, les deux tiers de nos Chambres quisont contre nous, et deux de nos collègues qui nous trahissent, etvous voulez que, dans ce trouble général, la grande machine qui, enveillant sur elle-même, veille au salut des principes sauveurs quitransformeront l’Europe, ferme à la fois tous ses yeux pour lesrouvrir sur un seul point, cette place de la Préfecture où vousavez relevé le corps inanimé de votre frère ? C’est tropexiger de nous, mademoiselle ; nous sommes de simples mortels,ne nous demandez pas l’œuvre des dieux. Vous aimiez votrefrère ?

– Je l’adorais !

– Vous avez le désir de levenger ?

– Je donnerais ma vie pour celle de sonmeurtrier.

– Et si l’on vous offrait un moyen deconnaître ce meurtrier, quel qu’il fût, vousl’adopteriez ?

Diana hésita un instant.

Puis, avec violence :

– Quel qu’il fût, dit-elle, jel’adopterais.

– Eh bien ! écoutez-moi, repritBarras ; aidez-nous, nous vous aiderons.

– Que dois-je faire ?

– Vous êtes jeune, vous êtes belle, trèsbelle même…

– Il ne s’agit point de cela, dit Dianasans baisser les yeux.

– Tout au contraire, dit Barras, ils’agit surtout de cela. Dans ce grand combat qu’on appelle la vie,la beauté a été donnée à la femme, non pas comme un simple présentdu Ciel, destiné à réjouir les yeux d’un amant ou d’un époux, maiscomme un moyen d’attaque et de défense. Les compagnons de Jéhun’ont pas de secret pour Cadoudal : il est leur chef réel,puisque c’est pour lui qu’ils travaillent ; il sait leurs nomsdepuis le premier jusqu’au dernier.

– Eh bien ! demanda Diana,après ?

– Après, reprit Barras, c’est biensimple. Partez pour la Vendée ou pour la Bretagne, rejoignezCadoudal ; quelque part qu’il soit, présentez-vous, ce qui estvrai, comme une victime de votre dévouement à la cause royale.Arrivez à gagner sa confiance, la chose vous sera facile. Cadoudalne vous verra pas sans devenir amoureux de vous. Avec son amour, ilvous donnera sa confiance. Résolue comme vous l’êtes, et lesouvenir de votre frère dans le cœur, vous n’accorderez que cequ’il vous plaira d’accorder. Vous saurez alors les noms de ceshommes que nous cherchons vainement. Faites-nous savoir ces noms,c’est tout ce que nous demandons de vous, et votre vengeance serasatisfaite. Maintenant, si votre influence allait jusqu’àdéterminer ce sectaire entêté à faire soumission comme les autres,je n’ai pas besoin de vous dire que le gouvernement ne mettrait pasde bornes à…

Diana étendit la main.

– Prenez garde, monsieur ! dit-elle.Un mot de plus, et vous m’insulteriez. Je vous demande vingt-quatreheures pour réfléchir.

– Prenez le temps que vous voudrez,mademoiselle, dit Barras, vous me trouverez toujours à vosordres.

– Demain, ici, à neuf heures du soir,répondit Diana.

Et Mlle de Fargas,prenant son poignard de la main de Barras et la lettre de son frèresur la table, remit lettre et poignard dans son corsage, saluaBarras et se retira.

Le lendemain, à la même heure, on annonçait audirecteur Mlle Diana de Fargas.

Barras se hâta de passer dans le boudoir roseet trouva la jeune fille qui l’attendait.

– Eh bien ! ma belle Némésis ?demanda-t-il.

– Je suis décidée, monsieur,répondit-elle. Seulement, j’ai besoin, vous le comprendrez, d’unsauf-conduit qui me fasse reconnaître des autorités républicaines.Dans la vie que je vais mener, il est possible que je sois priseles armes à la main et faisant la guerre à la République. Vousfusillez les femmes et les enfants, c’est une guerred’extermination, cela regarde Dieu et vous. Je puis être prise,mais je ne voudrais pas être fusillée avant de m’être vengée.

– J’avais prévu votre demande,mademoiselle, et voici non seulement un passeport qui assure votrelibre circulation, mais un sauf-conduit qui, dans un cas extrême,forcera vos ennemis à se transformer en défenseurs. Je vousconseille seulement de cacher ces deux pièces, et surtout laseconde, avec soin aux regards des chouans et des Vendéens. Il y ahuit jours, lassé de voir cette hydre de la guerre civile reprendresans cesse de nouvelles têtes, nous avons envoyé l’ordre au généralHédouville de ne faire aucun quartier. En conséquence, comme auxbeaux jours de la République, où la Convention décrétait lavictoire, nous avons envoyé un de nos vieux noyeurs de la Loire quiconnaît le pays, nommé François Goulin, avec une guillotine touteneuve. La guillotine sera également pour les chouans, s’ils selaissent prendre, et pour nos généraux, s’ils se laissent battre.Le citoyen Goulin conduit au général Hédouville un renfort de sixmille hommes. Les Vendéens et les Bretons n’ont pas peur de lafusillade, ils y marchent en criant : « Vive leroi ! vive la religion ! » et en chantant descantiques. Nous verrons comment ils marcheront à la guillotine.Vous rencontrerez, ou plutôt vous rejoindrez ces six mille hommeset le citoyen Goulin sur la route d’Angers à Rennes. Si vouscraignez quelque chose, mettez-vous sous leur protection jusqu’aumoment où, arrivée en Vendée, vous pourrez avoir des nouvellescertaines des localités qu’occupe Cadoudal, et l’y rejoindre.

– C’est bien, monsieur, dit Diana. Jevous remercie.

– Quand partez-vous ? demandaBarras.

– Ma voiture et mes chevaux de posteattendent à la porte du Luxembourg.

– Permettez-moi de vous faire unequestion délicate, mais qu’il est de mon devoir de vousadresser.

– Faites, monsieur.

– Avez-vous besoin d’argent ?

– J’ai six mille francs en or dans cettecassette, qui valent plus de vingt mille francs en assignats. Vousvoyez que je puis faire la guerre pour mon compte.

Barras tendit la main àMlle de Fargas, qui parut ne pas s’apercevoirde cette courtoisie.

Elle fit une révérence irréprochable etsortit.

– Voilà une charmante vipère ! fitBarras, je ne voudrais pas être celui qui la réchauffera !

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