Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 12Comment le citoyen Pierre-Claude Faraud fut nommésous-lieutenant

Cette récolte de boulets dura quatre jours.Les Anglais et les Turcs avaient deviné le but de la spéculation,qu’ils avaient prise d’abord pour une bravade. Le compte fait desboulets, il y en avait trois mille quatre cents.

Bonaparte les avait fait payer très exactementau sergent-major par le payeur de l’armée Estève.

– Ah ! dit Estève en reconnaissantle sergent, décidément tu spécules sur l’artillerie. Je t’ai payéun canon à Frœschwiller, et je te paie trois mille quatre centsboulets à Saint-Jean-d’Acre.

– Bon ! dit le sergent-major, je nesuis pas plus riche pour cela ; les six cents francs descanons de Frœschwiller ont servi, avec le trésor du prince deCondé, à faire des pensions aux veuves et aux orphelins deDawendorf.

– Et cet argent-ci, qu’en vas-tufaire ?

– Il a sa destination.

– Peut-on la connaître ?

– D’autant mieux que c’est toi, citoyenpayeur, qui vas te charger de la commission. Cet argent est destinéà la vieille mère de notre brave capitaine Guillet, qui a été tuéau dernier assaut. Il est mort en la léguant à sa compagnie. LaRépublique n’est pas assez riche, elle pourrait oublier de luifaire une pension. Eh bien ! à défaut de pension, la compagnielui fera un capital. C’est malheureux seulement que ces démonsd’Anglais et ces imbéciles de Turcs se soient aperçus de la farceet n’aient pas voulu rendre plus longtemps ; on lui auraitcomplété la somme de mille francs, à la pauvre femme ; mais,que veux-tu, citoyen payeur, la plus belle fille du monde ne peutdonner que ce qu’elle a, et la troisième compagnie de la32e demi-brigade, quoiqu’elle soit la plus belle fillede l’armée, n’a que huit cent cinquante francs à lui offrir.

– Et où demeure-t-elle, la mère ducapitaine Guillet ?

– À Châteauroux, capitale de l’Indre…Ah ! l’on est fidèle à son vieux régiment, et il en était, lebrave capitaine Guillet !

– C’est bien, on lui fera passer lasomme, au nom de la troisième compagnie de la 32edemi-brigade et de…

– Pierre-Claude Faraud, exécuteurtestamentaire.

– Merci. Maintenant, Pierre-ClaudeFaraud, je suis chargé par le général en chef de te dire qu’il veutte parler.

– Quand il voudra, fit le sergent-major,avec le mouvement de cou qui lui était particulier. Pierre-ClaudeFaraud n’est pas embarrassé sur la parole.

– Il te le fera dire.

– J’attends !

Et le sergent-major pivota sur ses talons, etalla attendre à la 32e demi-brigade l’avis qui lui étaitannoncé. Bonaparte était à dîner sous sa tente, lorsqu’on leprévint que le sergent-major qu’il avait envoyé chercher attendaitson bon plaisir.

– Qu’il entre ! fit Bonaparte.

Le sergent-major entre.

– Ah ! c’est toi ?

– Oui, citoyen général, dit Faraud ;ne m’as-tu pas fait demander ?

– À quelle brigadeappartiens-tu ?

– À la 32e.

– À quelle compagnie ?

– À la troisième.

– Capitaine ?

– Capitaine Guillet, défunt.

– Non remplacé ?

– Non remplacé.

– Quel est le plus brave des deuxlieutenants ?

– Il n’y a pas de plus brave dans la32e, ils sont tous aussi braves l’un que l’autre.

– Le plus ancien, alors ?

– Le lieutenant Valats, resté à son posteavec un coup de feu dans la poitrine.

– Le second lieutenant n’a point étéblessé, lui ?

– Ce n’est pas sa faute.

– C’est bien. Valats passera capitaine,le second lieutenant passera lieutenant en premier. N’y a-t-il pasun sous-lieutenant qui se soit distingué ?

– Tout le monde s’est distingué.

– Mais je ne puis pas faire tout le mondelieutenant, animal !

– C’est juste ; alors, il y aTaberly.

– Taberly ? qu’est-ce queTaberly ?

– Un brave.

– Sa nomination sera-t-elle bienvue ?

– Acclamée.

– En ce cas, il va manquer unesous-lieutenance ; quel est le plus vieuxsergent-major ?

Celui auquel s’adressait la question fit unmouvement de cou, à croire qu’il s’étranglait dans sa cravate.

– C’est un nommé Pierre-Claude Faraud,dit-il.

– Qu’as-tu à dire sur lui ?

– Pas grand-chose.

– Tu ne le connais pas,peut-être ?

– C’est justement parce que je leconnais.

– Eh bien, moi aussi, je le connais.

– Tu le connais, général ?

– Oui, c’est un aristocrate de l’armée duRhin.

– Oh !

– Un querelleur.

– Général !

– Que j’ai surpris se battant en duel àMilan avec un brave républicain.

– C’est un ami, général ; on peutbien se battre entre amis.

– Et que j’ai envoyé à la salle de policepour quarante-huit heures.

– Pour vingt-quatre, général.

– Alors, je lui ai fait tort desvingt-quatre autres.

– On est prêt à les faire, général.

– Quand on est sous-lieutenant, on ne vaplus à la salle de police, on va aux arrêts.

– Mon général, Pierre-Claude Faraud n’estpas sous-lieutenant. Il n’est que sergent-major.

– Si fait, il est sous-lieutenant.

– Oh ! en voilà une bonne, parexemple ! et depuis quand ?

– Depuis ce matin ; voilà ce quec’est que d’avoir des protecteurs.

– Moi, des protecteurs ? s’écriaFaraud.

– Ah ! c’est donc toi ? ditBonaparte.

– Oui, c’est moi, et je voudrais biensavoir qui me protège.

– Moi, dit Estève, qui t’ai vu deux foisdonner généreusement l’argent que tu avais gagné.

– Et moi, dit Roland, qui ai besoin d’unbrave qui me seconde dans une expédition dont pas beaucoup nereviendront.

– Prends-le, dit Bonaparte ; mais jene te conseille pas de le mettre en sentinelle perdue dans un paysoù il y aura des loups.

– Comment, général, tu sais cettehistoire-là ?

– Je sais tout, monsieur.

– Général, dit Faraud, c’est toi quiferas mes vingt-quatre heures de salle de police.

– Comment cela ?

– Tu viens de dire monsieur !

– Allons, allons, tu es un garçond’esprit, dit en riant Bonaparte, et je me souviendrai detoi ; en attendant, tu vas boire un verre de vin à la santé dela République.

– Général, reprit en riant Roland, lecitoyen Faraud ne boit à la République qu’avec de l’eau-de-vie.

– Bon ! et moi qui n’en ai pas, fitBonaparte.

– J’ai prévu le cas, dit Roland.

Puis, allant à la porte de la tente :

– Entre, citoyenne Raison, dit-il.

La citoyenne Raison entra.

Elle était toujours belle, quoique le soleild’Égypte eût hâlé son teint.

– Rose ici ! s’écria Faraud.

– Tu connais la citoyenne ? demandaen riant Roland.

– Je crois bien ! répliqua Faraud,c’est ma femme.

– Citoyenne, dit Bonaparte, je t’ai vuopérer au milieu des boulets ; Roland a voulu te payer lepetit verre que tu lui as donné au moment où il sortait de l’eau,tu as refusé ; comme je n’ai pas d’eau-de-vie dans ma cantineet que mes convives en désiraient chacun un petit verre, Roland adit : « Faites venir la citoyenne Raison, nous luipaierons le tout ensemble. » On t’a fait venir, versedonc.

La citoyenne Raison tourna son petit tonneau,et versa à chacun son petit verre.

Elle oubliait Faraud.

– Quand on boit au salut de laRépublique, dit Roland, tout le monde boit.

– Seulement, on est libre de boire del’eau, dit Bonaparte. Et, levant son verre :

– Au salut de la République !prononça-t-il.

Le toast fut répété en chœur.

Alors, Roland tirant un parchemin de sapoche :

– Tiens, dit-il, voilà une lettre dechange sur la postérité ; seulement elle est au nom de tonmari ; tu peux l’endosser, mais lui seul la touchera.

La déesse Raison, les mains tremblantes,ouvrit le parchemin que Faraud suivait d’un œil étincelant.

– Tiens, Pierre, dit-elle en le luitendant, lis ! ton brevet de sous-lieutenant en remplacementde Taberly.

– Est-ce vrai ? demanda Faraud.

– Regarde plutôt.

Faraud regarda.

– Cré mille tonnerres ! Faraud,sous-lieutenant ! s’écria-t-il. Vive le généralBonaparte !

– Vingt-quatre heures d’arrêts forcéspour avoir crié : « Vive le généralBonaparte ! » au lieu de crier : « Vive laRépublique ! » dit Bonaparte.

– Décidément, je ne pouvais pas yéchapper, répliqua Faraud ; mais, ces vingt-quatre heures-là,on les fera avec plaisir.

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