Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 27L’exécution

Celui qui, du village de Moutiers,c’est-à-dire de la partie qui donne sur la gauche, eût vu venir àlui l’étrange cortège qui, lentement, gravissait la montée, eût eupeine à s’expliquer ce que c’était que ce cortège mêlé d’hommes àpied, d’hommes à cheval, de blancs avec le costume consacré parCharette, Cathelineau et Cadoudal, de bleus avec l’uniformerépublicain, accompagnés de femmes, d’enfants et de paysans,roulant au milieu de ses flots, agités comme les vagues de l’Océan,une machine inconnue, s’il n’eût été mis au courant par lesaffiches de Coster de Saint-Victor.

Mais longtemps ces affiches avaient été prisespour une de ces gasconnades étranges comme s’en permettaient lespartis à cette époque, et beaucoup peut-être étaient accourus, nonpas pour voir l’exécution promise – ils n’osaient l’espérer – maispour avoir l’explication de cette promesse qui leur était faite. Lerendez-vous était à Moutiers, et tous les paysans des environsattendaient, dès huit heures du matin, sur la place publique dubourg.

Tout à coup on vint leur annoncer qu’uncortège, qui allait grossissant à chaque pas, s’avançait vers laville. Aussitôt chacun se mit à courir vers le point désigné, et,en effet, aux deux tiers de la montée, on aperçut les chefsvendéens formant l’avant-garde et tenant tous en main une brancheverte, comme aux jours des expiations antiques.

La foule réunie à Moutiers déborda alors surla grande route, et, comme deux marées qui viendraient au-devantl’une de l’autre, les deux fleuves d’hommes se heurtèrent etmêlèrent leurs vagues.

Il y eut un instant de trouble et delutte ; chacun s’efforçait d’arriver jusqu’à la charrette quitraînait l’échafaud et jusqu’à la voiture qui renfermait Goulin, lebourreau et son aide.

Mais, comme chacun était animé d’un mêmeesprit, que l’enthousiasme était peut-être encore plus grand que lacuriosité, ceux qui avaient vu trouvèrent trop juste que les autresvissent à leur tour et s’effacèrent pour céder une part duterrain.

Au fur et à mesure qu’on avançait, Goulindevenait plus pâle, car il comprenait qu’on marchait à un but quel’on finirait par atteindre ; d’ailleurs, il avait vu, surl’affiche qu’on lui avait mise entre les mains, qu’à Moutiersdevait avoir lieu son exécution, et il n’ignorait pas que cetteville qu’il voyait devant lui, et dont chaque pas le rapprochait,était Moutiers. Il roulait sur toute cette foule des yeux hagards,ne pouvant comprendre ce mélange de républicains et de chouans,qui, la veille encore, se battaient avec tant d’acharnement et qui,le matin, se pressaient de si bon accord pour lui servir d’escorte.De temps en temps, il fermait les yeux pour se faire croire sansdoute à lui-même que c’était un songe ; mais alors il devaitlui sembler, aux balancements de cette voiture, aux mugissements decette foule qu’il était sur une barque secouée par quelque terribletempête océanique. Alors, il levait ses bras qu’il avait fini pardégager de l’espèce de linceul dont il était enveloppé, en battaitl’air comme un insensé, se mettait debout, voulait crier, etpeut-être même criait-il ; mais sa voix était étouffée par letumulte et il retombait assis entre ses deux sombrescompagnons.

Enfin l’on arriva sur le plateau de Moutiers,et le cri de « Halte ! » se fit entendre.

C’était là.

Plus de dix mille personnes couronnaient ceplateau, les premières maisons de la ville étaient couvertes decurieux, les arbres de la route étaient surchargés de spectateurs.Quelques hommes à cheval, et au milieu d’eux une femme portant sonbras en écharpe, dominaient la foule de toute la tête.

Ces hommes, c’étaient : Cadoudal d’abord,puis Coster de Saint-Victor, puis les autres chefs des chouans.

La femme, c’étaitMlle de Fargas, qui, pour se familiariser avecses futures émotions des champs de bataille, venait chercher laplus émouvante de toutes, celle que communique aux spectateurs lamort sur l’échafaud.

Lorsque tout le cortège fut bien immobile, quechacun eut pris la place où il comptait rester pendant l’exécution,Cadoudal leva la main et fit signe qu’il voulait parler.

Chacun se tut, les respirations semblèrents’éteindre dans les poitrines, un morne silence se fit, et les yeuxde Goulin se fixèrent sur Cadoudal, dont il ignorait le nom etl’importance, qu’il n’avait pas encore distingué des autres, etqui, cependant, était celui qu’il venait chercher de si loin etqui, dès la première rencontre, changeant de rôle avec lui, s’étaitfait le juge et avait fait du bourreau la victime, si toutefois unassassin peut, quelle que soit la mort qui lui est réservée, êtredésigné sous le nom de victime.

Cadoudal avait donc fait signe qu’il voulaitparler.

– Citoyens, dit-il, en s’adressant auxrépublicains, vous le voyez, je vous donne le titre que vous vousdonnez vous-mêmes ; mes frères, poursuivit-il en s’adressantaux chouans, et je vous donne le titre sous lequel Dieu vous reçoiten son sein, votre réunion aujourd’hui à Moutiers, le but danslequel vous êtes réunis prouvent que chacun de vous est convaincuque cet homme a mérité la peine qu’il va subir, et cependant,républicains, qui un jour, je l’espère, serez nos frères, vous neconnaissez pas cet homme comme nous le connaissons.

» Un jour, c’était au commencement de1793, mon père et moi, nous revenions de porter de la farine dansun faubourg de Nantes ; il y avait famine dans la ville.

» À peine faisait-il jour. Carrier,l’infâme Carrier, n’était point encore arrivé à Nantes ; donc,il faut rendre à César ce qui appartient à César, à Goulin ce quiappartient à Goulin.

» Ce fut Goulin qui inventa lesnoyades.

» Nous longions, mon père et moi, le quaide la Loire ; nous vîmes un bateau sur lequel on entassait desprêtres ; un homme les y faisait descendre deux par deux etles comptait à mesure qu’ils descendaient.

» Il en compta quatre-vingt-seize !Ces prêtres étaient liés l’un à l’autre par couples.

» À mesure qu’ils descendaient dans lebâtiment, ils disparaissaient, car on les conduisait à la cale.

» Le bâtiment quitta le bord, s’avança aumilieu de la Loire. Cet homme se tenait à l’avant avec unaviron.

» Mon père arrêta son cheval et medit :

» – Attends et regardons ; il va sepasser ici quelque chose d’infâme.

» En effet, le bateau avait unesoupape ; quand il fut au milieu de la Loire, la soupapes’ouvrit et les malheureux que contenait la cale furent précipitésdans le fleuve.

» À mesure que leurs têtes reparaissaientà la surface de l’eau, ces hommes et quelques misérables de leurscompagnons frappaient sur ces têtes qui portaient déjà la couronnedu martyre, et les brisaient à coup d’aviron.

» Cet homme que voilà les excitait à lacruelle besogne. Deux condamnés, cependant, parurent trop éloignésde lui pour être atteints ; ils se dirigèrent vers le rivage,car ils avaient trouvé un banc de sable où ils avaient pied.

» – Alerte ! me dit mon père,sauvons ces deux-là.

» Nous sautâmes à bas de nos chevaux,nous nous laissâmes glisser le long du talus de la Loire, nouscourûmes à eux le couteau à la main ; ils crurent que, nousaussi, nous étions des meurtriers et voulurent nous fuir ;mais nous leur criâmes :

» – Venez à nous, hommes de Dieu !ces couteaux sont pour couper vos liens et non pour vousfrapper !

» Ils vinrent à nous ; en uninstant, leurs mains étaient libres, nous étions à cheval, eux encroupe, et nous les emportions au galop.

» C’étaient les dignes abbés Briançon etLacombe.

» Tous deux se réfugièrent avec nous dansnos forêts du Morbihan. L’un est mort de fatigue, de faim et desoif, comme beaucoup de nous sont morts. C’était l’abbéBriançon.

» L’autre (et il montra du doigt unprêtre qui essayait de se cacher dans la foule), l’autre a résisté,l’autre sert le Seigneur notre Dieu par ses prières, comme nous leservons par nos armes. L’autre, c’est l’abbé Lacombe ! Levoici.

» Depuis ce temps, dit-il en désignantGoulin, cet homme, toujours le même, a présidé aux noyades ;il a été, dans tous les supplices qui ont eu lieu à Nantes, le brasdroit de Carrier.

» Lorsque Carrier fut mis en jugement etcondamné, François Goulin fut mis en jugement en même temps quelui ; mais il se présenta au tribunal comme un instrument quin’avait pu se refuser d’obéir aux ordres qui lui étaientdonnés.

» J’étais possesseur de cette lettreécrite tout entière de sa main…

Cadoudal tira un papier de sa poche.

– Je voulais l’envoyer au tribunal pouréclairer sa conscience. Cette lettre écrite à son digne collèguePerdraux, et qui lui indiquait la manière dont il procédait, étaitsa condamnation.

» Écoutez, vous hommes des champs debataille, et dites-moi si jamais bulletin de combat vous a faitfrissonner à l’égal de ces lignes.

Cadoudal lut à haute voix, au milieu d’unmorne silence, la lettre suivante.

Citoyen,

Exalté par ton patriotisme, tu me demandescomment je m’y prends pour mes mariages républicains.

Lorsque je fais des baignades, jedépouille les hommes et les femmes, je fouille leurs vêtements pourvoir s’ils ont de l’argent ou des bijoux ; je mets cesvêtements dans un grand mannequin, puis j’attache un homme et unefemme par les poignets, face à face ; je les fais venir sur lebord de la Loire ; ils montent deux à deux dans mon bateau,deux hommes les poussent par-derrière et les précipitent la têtepremière dans l’eau ; puis, lorsqu’ils tentent de sesauver, nous avons de grands bâtons avec lesquels nous lesassommons.

C’est ce que nous appelons le mariagecivique.

François Goulin.

– Savez-vous, continua Cadoudal, ce quim’a empêché d’envoyer ce billet ? C’est la miséricorde dudigne abbé Lacombe.

» – Si Dieu, m’a-t-il dit, donne à cemalheureux le moyen de se sauver, c’est qu’il l’appelle à son saintrepentir.

» Or, comment s’est-il repenti ?Vous le voyez. Après avoir noyé quinze cents personnes peut-être ilsaisit le moment où la terreur recommence et sollicite la faveur derevenir dans ce même pays dont il a été le bourreau pour y faire denouvelles exécutions.

» S’il s’était repenti, moi aussi je luipardonnerais ; mais, puisque, comme le chien de la Bible, ilrevient à son vomissement, puisque Dieu a permis qu’il tombe dansmes mains après avoir échappé à celles du tribunal révolutionnaire,c’est que Dieu veut qu’il meure.

Un moment de silence suivit ces dernièresparoles de Cadoudal ; puis on vit le condamné se soulever dansla voiture et d’une voix étouffée crier :

– Grâce ! grâce !

– Eh bien ! soit, dit Cadoudal,puisque te voilà debout, regarde autour de toi ; nous sommesbien dix mille qui sommes venus pour te voir mourir ; si parmices dix mille voix une seule voix crie :« Grâce ! » grâce te sera faite.

– Grâce ! cria Lacombe en étendantles deux bras. Cadoudal se dressa debout sur ses étriers :

– Vous seul ici parmi nous tous, monpère, n’avez pas le droit de demander grâce pour cet homme. Cettegrâce, vous la lui avez faite le jour où vous m’empêchâtesd’envoyer sa lettre au tribunal révolutionnaire. Aidez-le à mourir,c’est tout ce que je puis vous accorder.

Puis, d’une voix qui fut entendue par tous lesspectateurs :

– Y a-t-il quelqu’un parmi vous tous,fit-il pour la seconde fois, qui demande la grâce de cethomme ?

Pas une voix ne répondit.

– Tu as cinq minutes pour te réconcilieravec le Ciel, dit Cadoudal à François Goulin. Et, à moins d’unmiracle de Dieu lui-même, rien ne peut te sauver. Mon père,ajouta-t-il en s’adressant à l’abbé Lacombe, vous pouvez donner lebras à cet homme et l’accompagner sur l’échafaud.

Puis, à l’exécuteur :

– Bourreau, fais ton devoir.

Le bourreau, qui vit qu’il n’était aucunementquestion de lui dans l’exécution, si ce n’est pour remplir sonoffice ordinaire, se leva et posa sa main sur l’épaule de FrançoisGoulin en signe qu’il lui appartenait.

L’abbé Lacombe s’approcha du condamné.

Mais celui-ci le repoussa.

Alors commença une lutte effroyable entre cethomme, qui ne voulait ni prier ni mourir, et les deuxexécuteurs.

Malgré ses cris, malgré ses morsures, malgréses blasphèmes le bourreau le prit entre ses bras comme il eût faitd’un enfant, et, tandis que son aide préparait le couperet, il letransporta de la voiture sur la plate-forme de la guillotine.

L’abbé Lacombe y était monté le premier, il yattendait le condamné dans un dernier espoir ; mais sesefforts furent vains, il ne put même lui approcher le crucifix dela bouche.

Alors, il se passa sur l’affreux théâtre unescène inénarrable.

Le bourreau et son aide parvinrent à courberle condamné sur la planche fatale ; elle bascula, puis on vitpasser comme un éclair, c’était le couteau qui descendait ; onentendit un bruit sourd, c’était la tête qui tombait.

Un silence profond lui succéda, et, au milieude ce silence, on entendit la voix de Cadoudal quidisait :

– La justice de Dieu est faite !

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