Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 16Les citoyens directeurs

Il était temps que le citoyen généralBonaparte tournât les yeux vers les citoyens directeurs ; il yavait eu rupture ouverte, comme nous l’avons dit, entre les cinqélus du Luxembourg.

Carnot et Barthélemy s’étaient complètementséparés de Barras, de Rewbell et de Larevellière-Lépeaux.

Il en était résulté une chose, c’est que leministère, tel qu’il était, ne pouvait rester ; quelques-unsdes ministres étant des créatures de Barras, deLarevellière-Lépeaux et de Rewbell, tandis que les autres étaientcelles de Barthélemy et de Carnot.

Il y avait sept ministres : le ministrede la Police, Cochon ; le ministre de l’Intérieur,Bénézech ; le ministre de la Marine, Truguet ; leministre des Affaires étrangères, Charles Delacroix ; leministre des Finances, Rame ; le ministre de la Justice,Merlin, et le ministre de la Guerre, Pétiet.

Cochon, Pétiet, Bénézech, étaient entachés deroyalisme. Truguet était hautain, violent, et ne voulait faire qu’àsa guise. Delacroix n’était pas à la hauteur de sa mission. Ramelet Merlin seuls devaient, dans l’esprit de la majorité desdirecteurs, c’est-à-dire de Barras, de Rewbell et deLarevellière-Lépeaux, être conservés.

L’opposition, de son côté, demandait lechangement de quatre ministres : Merlin, Ramel, Truguet etDelacroix.

Barras abandonna Truguet et Delacroix ;mais il en élagua trois autres, qui étaient les hommes desCinq-Cents, et dont l’éloignement devait causer un grand troubleaux deux Chambres. C’étaient, nous l’avons dit, Cochon, Pétiet etBénézech.

On n’a pas perdu de vue, nous l’espérons, lesalon de Mme de Staël ; c’était là, on sele rappelle, que le futur auteur de « Corinne » faisaitune politique presque aussi influente que celle du Luxembourg et dela rue de Clichy.

Or, Mme de Staël, quiavait fait un ministre sous la monarchie, était poursuivie du désird’en faire un sous le Directoire.

La vie de celui qu’elle présentait étaitpleine d’agitations et curieuse de péripéties. C’était un homme dequarante-trois ans, d’une des plus grandes familles de France, néboiteux, comme Méphistophélès, avec lequel il avait quelquesrapports de figure et d’esprit, ressemblance qui devint plus grandeencore lorsqu’il eut trouvé son Faust. Destiné à l’Église à causede son infirmité, quoique l’aîné de sa famille, il avait été faitévêque d’Autun, dès l’âge de vingt-cinq ans. Sur ces entrefaites,la Révolution se déclara. Notre évêque en adopta tous lesprincipes, fut élu membre de l’Assemblée constituante, y provoqual’abolition des dîmes ecclésiastiques, célébra la messe auChamp-de-Mars, le jour de la nouvelle Fédération, bénit lesdrapeaux, admit la nouvelle constitution du clergé et sacra lesévêques assermentés, ce qui le fit excommunier par le pape PieVI.

Envoyé à Londres par Louis XVI pour assisternotre ambassadeur, M. de Chauvelin, il reçut, en 1794, ducabinet de Saint-James l’ordre de s’éloigner en même temps qu’ilrecevait, de Paris, la nouvelle qu’il était décrété d’accusationpar Robespierre.

Cette double proscription fut un bonheur pourlui : il était ruiné ; il partit pour l’Amérique, etrefit sa fortune dans le commerce. Il était revenu en France depuistrois mois seulement.

Son nom était Charles-Maurice deTalleyrand-Périgord.

Mme de Staël, femme d’ungrand esprit, avait été séduite par cet esprit charmant ; elleavait remarqué tout ce qu’il y avait de profond sous la prétenduefrivolité de son nouvel ami. Elle l’avait fait connaître à BenjaminConstant, qui était alors son sigisbée, et Benjamin Constantl’avait mis en rapport avec Barras.

Barras fut enchanté de notre prélat. Aprèss’être fait présenter par Mme de Staël àBenjamin Constant, et par Benjamin Constant à Barras, celui-ci sefit présenter par Barras à Larevellière et à Rewbell. Il gagnaceux-ci comme il gagnait tout le monde, et il fut convenu qu’on enferait un ministre des Affaires extérieures à la place deBénézech.

Il y eut conseil entre les cinq directeurspour élire en scrutin secret les membres du nouveau ministère,appelés à remplacer ceux de l’ancien qui devaient sortir. Carnot etBarthélemy ignoraient l’accord fait entre leurs trois collègues etcroyaient pouvoir lutter contre eux. Mais ils furent désabusésquand ils virent les trois voix unies pour le renvoi de ceux quidevaient sortir, pour le maintien de ceux qui devaient rester, etpour la nomination de ceux qui devaient entrer.

Cochon, Pétiet et Bénézech furent renvoyés,Merlin et Ramel maintenus ; M. de Talleyrand futnommé aux Affaires étrangères, Pléville-Lepeley à la Marine,François de Neufchâteau à l’Intérieur, et Lenoir-Laroche à laPolice.

On nomma aussi Hoche au Ministère de laguerre ; mais Hoche n’avait que vingt-huit ans, il en fallaittrente.

C’était cette nomination qui avait étéinquiéter Bonaparte à son quartier général de Milan.

Le conseil secret se termina par unealtercation violente entre Barras et Carnot.

Carnot reprocha à Barras son luxe et ses mœursdissolues.

Barras reprocha à Carnot sa défection enfaveur des royalistes.

Des injures, l’un et l’autre arrivèrent auxprovocations les plus grossières.

– Tu n’es qu’un vil scélérat, dit Barrasà Carnot ; tu as vendu la République et tu veux égorger ceuxqui la défendent, infâme, brigand, continua-t-il en se levant et enle menaçant du poing ; il n’y a pas un citoyen qui ne soit endroit de te cracher au visage.

– C’est bien, dit Carnot, d’ici à demain,je répondrai à vos provocations.

Le lendemain se passa sans que Barras reçût lavisite des témoins de Carnot.

L’affaire n’eut pas d’autres suites.

La nomination de ce ministère, pour lequel lesdeux Conseils n’avaient point été consultés, fit une profondesensation parmi les représentants. Ils résolurent à l’instant mêmede s’organiser pour la lutte.

Un des grands avantages des contre-révolutionsest de fournir aux historiens des documents que ceux-cin’obtiendraient pas sans elles.

Et, en effet, lorsque les Bourbons rentrèrenten 1814, ce fut à qui prouverait qu’il avait conspiré contre laRépublique ou contre l’Empire, c’est-à-dire trahi le pays.

Il s’agissait de réclamer la récompense destrahisons, et ce fut ainsi que nous vîmes se dérouler et seconfirmer toutes les conspirations qui avaient précipité Louis XVIdu trône, et dont on n’avait, sous la République et sous l’Empire,qu’une vague connaissance, les preuves ayant toujours manqué.

Mais en 1814, les preuves ne manquèrentplus.

Chacun présenta de la main droite letémoignage de sa trahison, et de la main gauche en demanda larécompense.

C’est donc à cette époque de mépris du sensmoral et de délation de soi-même, qu’il faut recourir pour raconterofficiellement ces luttes dans lesquelles les coupables furentparfois regardés comme des victimes, et les justiciers comme desoppresseurs.

Du reste, on doit le remarquer dans l’œuvreque nous mettons sous les yeux de nos lecteurs, nous sommes plutôthistorien romanesque que romancier historique. Nous croyons avoirfait assez souvent preuve d’imagination pour qu’on nous laissefaire preuve d’exactitude, en conservant toutefois à notre récit lecôté de fantaisie poétique qui en rend la lecture plus facile etplus attachante que celle de l’histoire dépouillée de toutornement.

C’est donc à l’une de ces révélationscontre-révolutionnaires que nous recourrons pour voir jusqu’à quelpoint le Directoire était menacé et quelle était l’urgence du coupd’État qui fut résolu.

Nous avons vu que les trois directeurss’étaient tournés vers Hoche, laissant de côté Bonaparte, et quecette initiative à l’endroit du pacificateur de la Vendée avaitinquiété le général en chef de l’armée d’Italie. C’était Barras quis’était adressé à Hoche.

Hoche préparait une expédition en Irlande, etil avait résolu de détacher vingt-cinq mille hommes de l’armée deSambre-et-Meuse pour les diriger sur Brest. Dans leur marche àtravers la France, ces vingt-cinq mille hommes pouvaient s’arrêterà la hauteur de Paris, et, en un jour de marche, être à ladisposition du Directoire.

L’approche de cette armée poussa les clichiensà la dernière extrémité. Le principe de la garde nationale avaitété posé par la Constitution. Les clichiens, sachant que cettegarde nationale serait composée des mêmes éléments que lessections, résolurent de hâter son organisation.

Pichegru fut nommé président et rapporteur duprojet.

Il présenta son rapport avec l’habileté dontson génie et sa haine combinés le rendaient capable.

Pichegru était à la fois ulcéré contre lesémigrés, qui n’avaient pas su profiter de son dévouement à la causeroyale, et les républicains, qui l’avaient puni de ce dévouementinutile. Il en était arrivé à rêver une révolution faite par luiseul et à son propre compte. À cette époque, sa réputation, avecjuste raison, balançait encore celle de ses trois illustres rivaux,Bonaparte, Moreau et Hoche.

Les directeurs renversés, Pichegru se fût faitdictateur, et, une fois dictateur, il eût tout préparé pour leretour des Bourbons, auxquels il n’eût rien demandé peut-être,qu’une pension pour son père et pour son frère, et une maison avecune vaste bibliothèque pour Rose et pour lui.

On se rappelle ce que c’était que Rose.C’était cette amie à laquelle il envoyait, sur ses économies del’armée du Rhin, un parapluie que lui portait le petit Charles.

Lequel petit Charles, qui l’a bien connu, adit depuis de lui : « Un empire aurait été trop petitpour son génie, et une métairie aurait été trop grande pour sonindolence. »

Il serait trop long de rendre compte du projetde Pichegru sur la garde nationale ; mais, si cette gardenationale eût été organisée, elle était tout entière entre sesmains, et, conduite par lui, elle pouvait faire un autre 13vendémiaire qui, Bonaparte absent, pouvait aboutir à la chute et àla perte des directeurs.

Un livre publié par le chevalier Delarue, en1821, nous fait entrer avec lui dans le Club de la rue deClichy.

La maison où ce club se réunissait appartenaità Gilbert des Molières.

C’était de cette maison que partaient tous lesprojets contre-révolutionnaires qui prouvent que le 18 fructidor nefut point, de la part du Directoire, un simple abus de pouvoir etun caprice de cruauté.

Les clichiens se trouvaient pris au dépourvupar ce passage de troupes et par cette alliance de Hoche avecBarras.

Ils se réunirent immédiatement au lieuordinaire de leurs séances. On se groupa autour de Pichegru, on luidemanda ses moyens de résistance.

Surpris comme Pompée, il n’avait sous la mainaucun moyen réel. Sa seule ressource était dans les passions despartis.

On parla des projets du Directoire ; onconclut, du changement du ministère et de la marche des troupes,que les directeurs préparaient un coup d’État contre le Corpslégislatif.

On proposa les résolutions les plusviolentes : on voulait suspendre le Directoire ; onvoulait le mettre en accusation ; on alla jusqu’à proposer dele mettre hors la loi.

Mais, pour arriver à ce résultat la forcemanquait ; on n’avait que les douze cents grenadiers quiformaient la garde du Corps législatif, une partie du21e régiment de dragons commandé par le colonelMalo ; enfin, les désespérés proposaient d’envoyer dans chaquearrondissement de la capitale des pelotons de grenadiers, pourrallier autour d’eux les citoyens qui s’étaient armés envendémiaire.

C’était, cette fois, le Corps législatif qui,au contraire de la Convention, soulevait Paris contre legouvernement.

On parla beaucoup sans parvenir à s’entendre,comme il arrive toujours chez les faibles.

Pichegru, consulté, déclara qu’il lui étaitimpossible de soutenir aucune lutte avec le peu de moyens qu’ilavait sous la main.

Le tumulte était à son comble, lorsque arrivaun message du Directoire donnant des indications sur la marche destroupes.

Ce message disait que les troupes de Hoche,devant se rendre de Namur à Brest, afin de s’y embarquer pourl’Irlande, avaient dû passer à proximité de Paris.

De grands cris se firent entendre alors,disant que la Constitution de l’an III défendait aux troupes des’approcher de Paris dans un rayon de douze lieues.

Le messager du Directoire fit signe qu’ilavait réponse à cette objection : « Le commissaire desguerres, disait le messager ou plutôt le message, ignorait cetarticle de la Constitution. Son erreur était la seule cause decette infraction aux lois ; les troupes, au reste, affirmaitle Directoire, avaient reçu l’ordre de rétrogradersur-le-champ. »

Il fallut se contenter de cette explication àdéfaut d’autre, mais elle ne satisfit personne, et l’émotion quiavait soulevé le Club de Clichy et les deux Conseils se répanditdes deux Conseils et du Club de Clichy dans Paris, où chacun seprépara dès lors à des événements non moins graves que ceux quiétaient arrivés le 13 vendémiaire.

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