Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 2Le voyageur

Le voyageur ne s’était pas trompé ; lavoix venait bien de la rivière. Une ombre, en effet, gravitlestement la berge et en un instant se trouva à la tête du cheval,la main appuyée sur son cou. Le cavalier, qu’une si grandefamiliarité paraissait inquiéter, fit faire à sa monture un pas enarrière.

– Oh ! pardon, excuse, citoyen, fitle nouveau venu ; je ne savais pas qu’il fût défendu detoucher à votre cheval.

– Cela n’est point défendu, mon ami, ditle voyageur, mais vous savez que, la nuit, dans les temps où noussommes, il est convenable de se parler à une certaine distance.

– Ah ! dame ! je ne sais pasdistinguer ce qui est convenable de ce qui ne l’est pas, moi. Vousm’avez paru embarrassé sur votre chemin ; j’ai vu ça ; jesuis bon garçon, moi. Je me suis dit : « Voilà unchrétien qui me paraît mal sûr de sa route ; je vais la luiindiquer. » Vous m’avez crié de venir ; me voilà. Vousn’aviez pas besoin de moi ; adieu.

– Pardon, mon ami, dit le voyageur enretenant du geste son interlocuteur, le mouvement que j’ai faitfaire à mon cheval est involontaire ; j’avais, en effet,besoin de vous et vous pouvez me rendre un service.

– Lequel ? Parlez… Oh ! moi, jen’ai pas de rancune.

– Vous êtes du pays ?

– Je suis de Saint-Rémy, ici près. Tenez,on voit le clocher d’ici.

– Alors, vous connaissez lesenvirons ?

– Ah ! je crois bien. Je suispêcheur de mon état. Il n’y a pas un cours d’eau à dix lieues à laronde où je n’aie tendu des lignes de fond.

– Alors, vous devez connaître l’abbaye deSeillon ?

– Tiens ! si je connais l’abbaye deSeillon, je crois bien ! Par exemple, je n’en dirai pas autantdes moines.

– Et pourquoi n’en diriez-vous pas autantdes moines ?

– Mais parce que, depuis 1791, ils ontété chassés, donc !

– Alors, à qui donc appartient lachartreuse ?

– À personne.

– Comment ! il y a en France uneferme, un couvent, une forêt de dix mille arpents, et trois millearpents de terre qui n’appartiennent à personne ?

– Ils appartiennent à la République,c’est tout comme.

– La République ne fait donc pas cultiverles biens qu’elle confisque ?

– Bon ! est-ce qu’elle a letemps ? Elle a bien autre chose à faire, la République.

– Qu’a-t-elle à faire, donc ?

– Elle a à faire peau neuve.

– En effet, elle renouvelle son tiers.Vous vous occupez donc de cela ?

– Oh ! un peu, dans les tempsperdus. Nos voisins du Jura, ils lui ont envoyé le généralPichegru, tout de même.

– Oui.

– Dites donc, ça n’a pas dû les fairerire là-bas. Mais je bavarde, moi ! je bavarde, et je vousfais perdre votre temps. Il est vrai que, si vous allez à Seillon,vous n’avez pas besoin de vous presser.

– Pourquoi cela ?

– Dame, parce qu’il n’y a personne àSeillon.

– Personne ?

– Excepté les fantômes des anciensmoines ; mais, comme ils ne reviennent qu’à minuit, vouspouvez attendre.

– Vous êtes sûr, mon ami, insista levoyageur, qu’il n’y a personne à l’abbaye de Seillon ?

Et il appuya sur le mot« personne ».

– J’y suis encore passé hier en portantmon poisson au château des Noires-Fontaines, chezMme de Montrevel : il n’y avait pas unchat.

Puis, appuyant sur les motssuivants :

– C’étaient tous des prêtres de Baal,ajouta-t-il ; le mal n’est pas grand.

Le voyageur tressaillit plus visiblementencore que la première fois.

– Des prêtres de Baal ? répéta-t-ilen regardant fixement le pêcheur.

– Oui, et, à moins que vous ne veniez dela part d’un roi d’Israël, dont j’ai oublié le nom.

– De la part du roi Jéhu, n’est-cepas ?

– Je ne suis pas bien sûr : c’est unroi sacré par un prophète nommé… nommé… Comment donc nomme-t-on leprophète qui a sacré le roi Jéhu ?

– Élisée, fit sans hésitation levoyageur.

– C’est bien cela, mais il l’avait sacréà une condition. Laquelle ? Aidez-moi donc.

– Celle de punir les crimes de la maisond’Achab et de Jézabel.

– Eh ! sacrebleu ! dites-moicela tout de suite.

Et il tendit la main au voyageur.

Le voyageur et le pêcheur se firent, en setendant la main, un dernier signe de reconnaissance, qui ne laissaplus ni à l’un ni à l’autre le doute qu’ils n’appartinssent à lamême association ; pourtant ils ne se firent pas la moindrequestion sur leur personnalité ni sur l’œuvre qu’ilsaccomplissaient, l’un en se rendant à l’abbaye de Seillon, l’autreen relevant ses liens de fond et ses verveux. Seulement :

– Je suis désespéré d’être retenu ici parordre supérieur, dit le jeune homme aux lignes de fond ; sansquoi, je me fusse fait un plaisir de vous servir de guide, mais jene dois rentrer à la chartreuse que lorsqu’un signal m’y aurarappelé ; au reste, il n’y a plus à vous tromper maintenant.Vous voyez ces deux masses noires dont l’une est plus forte quel’autre ? La plus forte, c’est la ville de Bourg ; laplus faible, c’est le village de Saint-Denis. Passez entre lesdeux, à égale distance de l’un et de l’autre, et continuez votrechemin jusqu’à ce qu’il vous soit barré par le lit de la Reyssouse.Vous le traverserez, à peine si votre cheval aura de l’eaujusqu’aux genoux ; alors, vous verrez un grand rideau noirdevant vous, c’est la forêt.

– Merci ! dit le voyageur ; unefois à la lisière de la forêt, je sais ce qui me reste à faire.

– Même quand on ne répondrait pas de laforêt à votre signal ?

– Oui.

– Eh bien ! allez donc, et bonvoyage.

Les deux jeunes gens se serrèrent une dernièrefois la main, et, avec la même rapidité que le pêcheur avaitescaladé la berge, il la descendit.

Le voyageur allongea machinalement le cou pourvoir ce qu’il était devenu. Il était invisible. Alors, il lâcha labride de son cheval, et, comme la lune avait reparu, comme il luirestait à franchir une prairie sans obstacle, il mit son cheval augrand trot et se trouva bientôt entre Bourg et Saint-Denis.

Là, en même temps, l’heure sonna dans les deuxlocalités. Le voyageur compta onze heures.

Après avoir traversé la route de Lyon à Bourg,le voyageur se vit, comme lui avait dit son guide, sur le bord dela petite rivière ; en deux enjambées, son cheval se trouva del’autre côté, et, arrivé là, il ne vit plus devant lui qu’uneplaine de deux kilomètres à peu près bordée par cette ligne noirequ’on lui avait dit être la forêt, il piqua droit sur elle.

Au bout de dix minutes, il était sur le cheminvicinal qui la bordait dans toute sa longueur. Là, il s’arrêta uninstant et regarda tout autour de lui. Il n’hésitait point à fairele signal qu’on lui avait indiqué, mais il voulait s’assurer qu’ilétait bien seul. La nuit a parfois des silences si profonds, quel’homme le plus téméraire les respecte, s’il n’est pas forcé de lesrompre. Un instant, comme nous l’avons dit, notre voyageur regardaet écouta, mais il ne vit rien et n’entendit rien. Il porta la mainà sa bouche et tira du manche de son fouet trois coups de sifflet,dont le premier et le dernier fermes et assurés, et celui du milieutremblotant comme celui d’un contremaître de bâtiment. Le bruit seperdit dans les profondeurs de la forêt, mais aucun autre bruitanalogue ou différent ne lui répondit.

Pendant que notre voyageur écoutait, minuitsonna à Bourg et fut répété par l’horloge de tous les clochersvoisins. Le voyageur répéta le signal une seconde fois, et uneseconde fois le silence seul lui répondit.

Alors, il parut se décider, suivit le cheminvicinal jusqu’à ce qu’un autre chemin vînt le rejoindre comme laligne verticale d’un T joint la ligne horizontale, prit ce chemin,s’y enfonça résolument ; au bout de dix minutes, le voyantcoupé transversalement par un autre, il suivit cet autre enappuyant à gauche, et, cinq minutes après, se trouva hors de laforêt.

Devant lui, à deux cents pas, s’élevait unemasse sombre qui était à n’en point douter le but de son voyage.D’ailleurs, en s’approchant, il devait, à certains détails,s’assurer que c’était bien la vieille chartreuse qu’il avait sousles yeux.

Enfin le cavalier s’arrêta devant une grandeporte, surmontée et accompagnée de trois statues : celle de laVierge, celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ et celle de saintJean-Baptiste. La statue de la Vierge, placée immédiatementau-dessus de la porte, formait le point le plus élevé du triangle.Les deux autres descendaient jusqu’à la traverse formant la branchede la croix de pierre dans laquelle s’emboîtait une double portemassive de chêne, qui, plus heureuse que certaines parties de lafaçade, et surtout que les contrevents du premier étage, paraissaitavoir bravé les efforts du temps.

– C’est ici, dit le cavalier. Voyonsmaintenant laquelle des trois statues est celle de saint Jean.

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