Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 8Où un nouveau compagnon est reçu dans la société de Jéhu, sous lenom d’Alcibiade

Au moment où Lucien de Fargas subissait lapeine à laquelle lui-même s’était condamné d’avance, lorsqu’enentrant dans la Compagnie de Jéhu il avait juré sur sa vie de nejamais trahir ses complices, le jour était déjà venu. Il était doncimpossible que, ce jour-là du moins, le corps du supplicié subîtl’exposition publique à laquelle il était destiné. Son transportsur la place de la Préfecture de Bourg fut donc remis à la nuitsuivante.

Avant de quitter le caveau, Morgan s’étaitretourné vers le messager.

– Monsieur, lui dit-il, vous venez devoir ce qui s’est passé, vous savez avec qui vous êtes, et nousvous avons traité en frère. Vous plaît-il, tout fatigués que noussommes, que nous prolongions cette séance, et, dans le cas où vousseriez pressé de prendre congé de nous, que nous vous rendionsvotre liberté prompte et entière. Si vous ne comptiez nous quitterque la nuit prochaine, et que l’affaire qui vous amène soit dequelque importance, accordez-nous quelques heures de repos.Prenez-les vous-même, car vous ne paraissez pas avoir dormibeaucoup plus que nous. À midi, si vous ne partez point, le conseilvous entendra, et, si ma mémoire ne m’abuse, nous étant quittés ladernière fois que nous nous vîmes compagnons d’armes, nous nousquitterons cette fois amis.

– Messieurs, répondit le messager,j’étais des vôtres par le cœur avant d’avoir mis le pied sur vosdomaines. Le serment que je vous prêterai n’ajouterait rien, jel’espère, à la confiance que vous m’avez fait l’honneur dem’accorder. À midi, si vous le voulez bien, je vous présenterai meslettres de créance.

Morgan échangea une poignée de main avec lemessager. Puis, reprenant le chemin qu’ils avaient suivi, les fauxmoines repassèrent par la citerne, qui fut scellée et dont l’anneaufut caché avec le même soin. Ils traversèrent le jardin, longèrentle cloître, rentrèrent dans la chartreuse, où chacun disparutsilencieusement par des portes différentes.

Le plus jeune des deux moines qui avaient reçule voyageur resta seul avec lui et le conduisit à sa chambre, puisil s’inclina et sortit. L’hôte des compagnons de Jéhu vit avecplaisir que le jeune moine s’éloignait sans fermer sa porte à laclé. Il alla à la fenêtre, la fenêtre s’ouvrait en dedans, n’avaitpoint de barreaux et donnait presque de plain-pied sur le jardin.Donc, les compagnons se fiaient à sa parole et ne prenaient aucuneprécaution contre lui. Il tira les rideaux de la fenêtre, se jetasur son lit tout habillé et s’endormit. À midi, il entendit, aumilieu de son sommeil, sa porte s’ouvrir, le jeune moine entra.

– Il est midi, frère. Mais, si vous êtesfatigué et si vous désirez dormir encore, le conseil attendra.

Le messager sauta à bas de son lit, ouvrit sesrideaux, tira de sa valise une brosse et un peigne, brossa sescheveux, peigna ses moustaches, passa en revue le reste de satoilette et fit signe au moine qu’il était prêt à le suivre.

Celui-ci le conduisit dans la salle où ilavait soupé.

Quatre jeunes gens l’attendaient ; tousétaient démasqués. Il était facile de voir, à la simple inspectionde leurs habits, au soin qu’ils avaient donné à leur toilette, àl’élégance du salut avec lequel ils reçurent l’étranger, qu’ilsappartenaient tous les quatre à l’aristocratie de naissance ou defortune.

Le messager n’eût pas fait cette remarque,qu’il ne fût pas resté longtemps dans le doute.

– Monsieur, lui dit Morgan, j’ail’honneur de vous présenter les quatre chefs de l’association.M. de Valensolles, M. de Jayat,M. de Ribier et moi, le comte de Sainte-Hermine. Monsieurde Ribier, monsieur de Jayat, monsieur de Valensolles, j’ail’honneur de vous présenter M. Coster de Saint-Victor,messager du général Georges Cadoudal.

Les cinq jeunes gens se saluèrent etéchangèrent les politesses d’usage.

– Messieurs, dit Coster de Saint-Victor,il n’est point étonnant que M. Morgan me connaisse, et qu’iln’ait pas hésité à me dire vos noms ; nous avons combattu le13 vendémiaire dans les mêmes rangs. Aussi vous disais-je que nousétions déjà compagnons avant d’être amis. Comme vous l’a ditM. le comte de Sainte-Hermine, je viens de la part du généralCadoudal, avec lequel je sers en Bretagne. Voici la lettre quim’accrédite près de vous.

À ces mots, Coster tira de sa poche une lettreportant un cachet fleurdelisé, et la présenta au comte deSainte-Hermine. Celui-ci la décacheta et lut tout haut :

Mon cher Morgan,

Vous vous rappelez qu’à la réunion de larue des Postes vous m’offrîtes le premier, dans le cas où jepoursuivrais la guerre seul et sans secours de l’intérieur ou del’étranger, d’être mon caissier. Tous nos défenseurs sont morts lesarmes à la main ou ont été fusillés. Stoflet et Charette ont étéfusillés. D’Autichamp s’est soumis à la République. Seul je restedebout, inébranlable dans ma croyance, inattaquable dans monMorbihan.

Une armée de deux ou trois mille hommes mesuffit pour tenir la campagne ; mais à cette armée, qui neréclame rien comme solde, il faut fournir des vivres, des armes,des munitions. Depuis Quiberon, les Anglais n’ont rienenvoyé.

Fournissez l’argent, nous fournirons lesang ! Non pas que je veuille dire, Dieu m’en garde ! quele moment venu vous ménagerez le vôtre ! Non, votre dévouementest le plus grand de tous, et fait pâlir notre dévouement. Si noussommes pris, nous autres, nous ne sommes que fusillés ; sivous êtes pris, vous mourez sur l’échafaud. Vous m’écrivez que vousavez à ma disposition des sommes considérables. Que je sois sûr derecevoir tous les mois de trente-cinq à quarante mille francs, celame suffira.

Je vous envoie notre ami commun, Coster deSaint-Victor ; son nom seul vous dit que vous pouvez avoirtoute confiance en lui. Je lui donne à étudier le petit catéchismeà l’aide duquel il parviendra jusqu’à vous. Donnez-lui les quarantepremiers mille francs, si vous les avez, et gardez-moi le reste del’argent, qui est beaucoup mieux entre vos mains qu’entre lesmiennes. Si vous êtes par trop persécuté là-bas et que vous nepuissiez y rester, traversez la France et venez merejoindre.

De loin ou de près, je vous aime, et jevous remercie.

Georges Cadoudal,

Général en chef de l’armée de Bretagne.

P.-S. Vous avez, m’assure-t-on, mon cherMorgan, un jeune frère de dix-neuf à vingt ans ; si vous ne mejugez pas indigne de lui faire ses premières armes, envoyez-le-moi,il sera mon aide de camp.

Morgan cessa la lecture et regardainterrogativement ses compagnons. Chacun fit, de la tête, un signeaffirmatif.

– Me chargez-vous de la réponse,messieurs, demanda Morgan.

La question fut accueillie par un oui unanime.Morgan prit la plume, et, tandis que Coster de Saint-Victor,M. de Valensolles, M. de Jayat etM. de Ribier causaient dans l’embrasure d’une fenêtre, ilécrivit. Cinq minutes après, il rappelait Coster et ses troiscompagnons, et leur lisait la lettre suivante :

Mon cher général,

Nous avons reçu votre brave et bonnelettre par votre brave et bon messager. Nous avons à peu près centcinquante mille francs en caisse, nous sommes donc en mesure defaire ce que vous désirez. Notre nouvel associé, à qui, de monautorité privée, j’impose le surnom d’Alcibiade, partira ce soir,emportant les quarante premiers mille francs.

Tous les mois, vous pouvez faire toucher,à la même maison de banque, les quarante mille francs dont vousaurez besoin. Dans le cas de mort ou de dispersion, l’argent seraenterré en autant d’endroits différents que nous aurons de foisquarante mille francs. Ci-jointe la liste des noms de tous ceux quisauront où les sommes sont et seront déposées.

Le frère Alcibiade est venu tout justepour assister à une exécution ; il a vu comment nous punissonsles traîtres.

Je vous remercie, mon cher général, del’offre gracieuse que vous me faites pour mon jeune frère ;mais mon intention est de le sauvegarder de tout danger jusqu’à cequ’il soit appelé à me remplacer. Mon frère aîné est mort fusillé,me léguant sa vengeance. Je mourrai léguant ma vengeance à monfrère. À son tour, il entrera dans la route que nous avons suivie,et il contribuera, comme nous y avons contribué, au triomphe de labonne cause, ou il mourra comme nous serons morts.

Il faut un motif aussi puissant quecelui-là pour que je prenne sur moi, tout en vous demandant votreamitié pour lui, de le priver de votre patronage.

Renvoyez-nous, autant que la chose serapossible, notre bien-aimé frère Alcibiade, nous aurons un doublebonheur à vous envoyer le message par un tel messager.

Morgan.

La lettre fut approuvée unanimement, pliée,cachetée et remise à Coster de Saint-Victor.

À minuit, la porte de la chartreuse s’ouvraitpour deux cavaliers ; l’un, porteur de la lettre de Morgan etde la somme demandée, prenait le chemin de Mâcon et allaitrejoindre Georges Cadoudal ; l’autre, porteur du cadavre deLucien de Fargas, allait déposer ce cadavre sur la place de laPréfecture de Bourg.

Ce cadavre avait dans la poitrine le couteauavec lequel il avait été tué, et au manche du couteau pendait parun fil la lettre que le condamné avait écrite avant de mourir.

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